Le sinologue Jean François Billeter publie trois nouveaux essais de manière concomitante qui témoignent à la fois de la diversité et de l’unité de son œuvre.

En 1999, Jean François Billeter prend sa retraite du département d’études chinoises de l’Université de Genève, département qu’il avait fondé dans les années 1970 et au sein duquel il avait enseigné toute sa carrière avec sa femme Wen   . Dans son Mémoire sur les études chinoises à Genève et ailleurs   , publié la même année, Billeter expliquait son départ prématuré, puisqu’il n’avait alors que soixante ans, par son insatisfaction à l’égard des conditions d’enseignement. Ces dernières l’empêchaient entre autres de se livrer à ses recherches et à l’écriture. A lire la bibliographie du sinologue, les années suivant 1999 marquent en effet le début d’une grande activité éditoriale, soutenue et ininterrompue jusqu’à ce jour.

En 2021, les éditions Allia, chez qui il a publié la grande partie de son œuvre, sortent trois nouveaux livres inédits de Jean François Billeter : Les Gestes du chinois, L’Art d’enseigner le chinois et Le Propre du sujet. Les deux premiers reviennent de manière complémentaire sur son expérience d’enseignant du chinois et le troisième prolonge ses précédents essais philosophiques et politiques.

Une « grammaire » du chinois

Les Gestes du chinois, s’il est beaucoup moins accessible pour le non-sinisant que L’Art d’enseigner le chinois, montre bien le décalage entre cette langue et les nôtres, au sens du domaine occidental, et semble justifier une autre méthode d’apprentissage afin d’éviter les fausses équivalences entre le chinois et les langues européennes. C’est d’ailleurs cet écart entre la façon de l’enseigner en Europe, en partant d’une grammaire, et la façon vivante de le parler en Chine qui a poussé Jean François Billeter à entreprendre de concevoir une autre manière de l’enseigner. De retour en Suisse, avec son épouse, ils se sont donnés « pour but d’apprendre aux étudiants à s’exprimer en chinois comme le font les Chinois. » Ce faisant, il estime avoir « mis en lumière les véritables ressorts de cette langue ». Le chinois n’était pas bien sûr une terra incognita pour les savants locaux, mais son fonctionnement n’avait jamais donné lieu à une formalisation par les Chinois, puisqu’ils n’en éprouvaient pas le besoin. La transposition de nos logiques grammaticales à son étude a constitué une fausse route pour Billeter. C’est empiriquement et au fil de la naissance de leur art de l’enseigner que le sinologue et son épouse ont mis au jour sa structuration, résumée dans cet essai, qui peut ainsi s’apparenter à une « grammaire d’un genre particulier. Elle ne traite que du dispositif central de cette langue, des ressorts qui la mettent en mouvement : les gestes qui engendrent la phrase. Ils sont au nombre de cinq et produisent, seuls ou en combinaison, toutes les phrases possibles en chinois. »

Après avoir souligné les différences importantes entre le chinois et nos langues, Billeter insiste sur le positionnement des mots en chinois, passé relativement inaperçu des observateurs de cet idiome. Il en dégage ensuite les cinq principaux « gestes » : « thème / propos », « qualifiant / qualifié », « verbe / objet », « l’enchaînement » et du « verbe composé ». Difficile de résumer en quelques lignes l’ensemble du propos de Billeter, retenons son didactisme et la lecture relationnelle qu’il fait du chinois, le sens des mots étant fortement déterminé par leurs positions respectives par rapport aux autres. En annexe, il revient utilement sur les distinctions entre la langue classique, le mandarin (écrit et oral), les langues chinoises régionales et les dialectes locaux, unifiés par leur écriture non-phonétique, aux conséquences également politiques.

Une pédagogie du chinois

Jean François Billeter et son éditeur ont le fait le choix de séparer le précédent volume du suivant, L’Art d’enseigner le Chinois, en dépit de leur complémentarité. Les deux livres peuvent toutefois être lus de manière indépendante et le second est susceptible d’intéresser un public plus large, en particulier curieux de pédagogie. Cet essai d’une soixantaine de pages revient en effet de manière vivante sur l’enseignement dispensé aux étudiants de première année du couple Billeter. A ce sujet, Billeter préfère parler d’un « art » plutôt que d’une « méthode », estimant qu’il « faut développer une activité plus subtile et plus complète, fondée sur une intuition juste de ce que sont le langage, la parole et la conquête de la parole. » Billeter fait d’emblée le lien entre ce processus et ses travaux philosophiques sur l’idée d’« intégration » puisque « parler est une activité dont nous faisons la conquête par un travail d’intégration ». Ce faisant, il présente les dispositifs mis en place afin de faire progresser leurs élèves.

« La première règle de l’art, écrit-il, est le respect absolu du travail en train de s’accomplir dans l’esprit de l’étudiant qui cherche à s’exprimer », cela afin de favoriser sa concentration. L’apprentissage était pensé comme en acte et non livresque, les étudiants ne devant pas prendre de note et disposant à la fin du cours d’un support complet. L’aspect ludique est également très présent dans leur enseignement et vise à faire découvrir l’économie de moyens du chinois pour s’exprimer. Lors de ces cours, les enseignants étaient finalement assez silencieux ; Billeter compare son rôle et celui de son épouse à ceux de chefs d’orchestre. Contrairement aux méthodes actuelles, Billeter jugeait également plus simple de partir de l’oral avant d’aborder l’écrit. Cette façon d’enseigner, qui pouvait apparaître improvisée, est le fruit d’un travail commun et longuement préparée, construit au fil des années.

Pour finir, Billeter revient sur les difficultés rencontrées : le trop grand nombre d’étudiants, l’importation de méthodes d’apprentissage chinoises. Finalement, avec cet « art d’enseigner », la parole précède l’analyse. « Pour bien enseigner une langue […] il faut une intuition juste de ce que sont le langage, la parole, la conquête de la parole. Rien ne mène plus sûrement à cette idée juste que l’observation de cette conquête, dont les grammairiens et les linguistes ne font aucun cas. En fait, seule cette observation-là permet de concevoir l’extraordinaire complexité de l’acte de langage. »

Une philosophie pour l’Europe

Ainsi, même lorsqu’il traite de son expérience d’enseignant du chinois, Jean François Billeter en revient au pan philosophique de son œuvre, prolongement de ses travaux sur Tchouang-tseu, et principalement développé dans ses essais Un paradigme et Esquisses. Avec Le Propre du sujet, il propose un aperçu de son œuvre, davantage philosophique, en revenant sur la « connaissance du sujet humain » qu’il estime avoir trouvée grâce à l’observation de nos activités et à la notion d’intégration, déjà évoquée. Il considère cette connaissance comme un point de repère potentiel afin de nous orienter dans les temps difficiles que nous traversons et serons amenés à vivre dans le futur. Ce projet de connaissance ne pourra advenir qu’en Europe, comme il l’a exposé dans ses deux précédents essais (Demain l’Europe puis Pourquoi l’Europe). Billeter entend sauver notre activité de penser, de réfléchir, face à deux dangers : celui représenté par les « pouvoirs » et leur volonté de contrôle et de censure et celui incarné par la « révolution numérique ». Afin de lutter contre ces menaces, auxquelles il ajoute évidemment la crise climatique, il estime que nous devons disposer d’une vision d’ensemble cohérente et fondée sur une « décision positive », celle-ci pourrait reposer sur une « idée juste du sujet », qui ne soit plus seulement fondée sur le calcul, mais également sur nos sens.

Dans Le Propre du sujet, Billeter renvoie régulièrement à ses précédents livres – sur la philosophie, l’Europe ou sa traduction de Lichtenberg – comme s’il éprouvait le besoin de répéter sous des formes différentes sa pensée afin qu’elle soit mieux comprise. L’essai peut également se lire par endroits comme un droit de réponse à certaines critiques bienveillantes – sur la brièveté de ses livres, sa conception philosophique ou certaines de ses propositions politiques qualifiées d’optimistes. En cela, Le Propre du sujet s’apparente à une postface de son œuvre prise dans son ensemble ; le livre est donc relativement dépendant d’une connaissance de ses travaux antérieurs. L’essai prend une tournure plus personnelle lorsqu’il évoque sa conscience d’Européen, en lien avec la ville de Bâle, où il est né, et, comme il le rappelle dans une digression, où a vécu le « premier » Nietzsche, professeur de grec et critique de talent, avant de devenir durant la seconde moitié de sa vie un « mauvais philosophe ». Ce passage, particulièrement original et intéressant, complété en annexe par une traduction d’un extrait d’Humain, trop humain du même Nietzsche par Billeter, mériterait d’être poursuivi lors d’un prochain opus.

Quel que soit le sujet traité, Jean François Billeter donne l’impression de disposer d’une pensée globale et cohérente, empreinte d’une grande humanité, où philosophie et sinologie sont étroitement liées. Ses essais, toujours concis et parfois très brefs, n’en sont pas moins denses et donc parfois difficiles à résumer dans le cadre de l’exercice du compte rendu, invitant en creux le lecteur à les découvrir par lui-même.