Jean François Billeter met en lumière la « tradition politique chinoise » et le contraste qu’elle forme avec la conception de la liberté et de l’autonomie du sujet qui s’est développée en Europe.

A la suite de Demain l’Europe, son précédent essai, il résume d’abord à grands traits, dans Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue, l’histoire politique et philosophique chinoise.

Avec la clarté, l’intelligence et la connaissance de la Chine qu’on lui connaît, il met ensuite en regard les traditions politiques chinoise et européenne. Elles entrent en conflit aujourd’hui. L’argument du relativisme culturel, que le régime chinois met en avant, est un piège qu’il s’agit de déjouer et contre lequel le sinologue défend les idéaux européens d’autonomie du sujet et de liberté politique. Dans deux longs chapitres, il reprend les analyses du chef d’orchestre Ernest Ansermet, qui voyait dans l’histoire de la musique européenne un paradigme de leur développement. L’Europe, dit J.F.Billeter, a le devoir de poursuivre l’approfondissement de ce projet, y compris sur le plan politique.

 

Nonfiction : Dans votre essai, vous proposez un idéal-type du modèle politique traditionnel chinois. Comment en êtes-vous arrivé à sa construction ?

Jean François Billeter : La réponse est à la p.9 [« Pendant longtemps, les connaissances que j’accumulais sur l’histoire de la Chine se sont mal ajustées les unes aux autres, puis un jour, à ma surprise, elles ont commencé à se présenter à moi comme un vaste panorama […] J’ai trouvé que le caractère de la Chine tenait à une tradition politique qui lui était propre, centrée sur une certaine conception du pouvoir et de son exercice. »] mais, telle quelle, elle ne suffit évidemment pas. Le processus a été long. Après tout, je me suis occupé de la Chine pendant des dizaines d’années. La formule de l’idéal-type en huit points a pris forme lorsque j’écrivais cet essai.

Vous considérez cet idéal-type comme le trait dominant de la société chinoise. Avez-vous hésité avec d’autres caractéristiques ayant également eu une grande influence sur l’histoire du pays ?

Non, je n’ai pas hésité, car cet idéal-type ne définit pas la société chinoise, mais ce que j’appelle la tradition politique chinoise. Ce type me semble la définir de façon suffisante. S’il s’agissait de la société toute entière, il y aurait bien sûr d’autres facteurs (géographiques, environnementaux, démographiques, sociologiques, etc.) à prendre considération.

Vous faites le constat d’un échec des forces du progrès en Chine, tout en rappelant certains épisodes de leur lutte. Les résistances actuelles en marge du continent (Hong Kong, Taïwan) ont-elles une influence sur ce dernier ?

Ces résistances ont une influence considérable, mais indirecte. Elles contraignent le régime à se raidir, ce qui renforce le rejet diffus dont il est l’objet. Ne retournant plus en Chine, je ne saurais vous dire dans quelle mesure les Chinois de Chine sont informés de ce qui se passe et ce qu’ils en pensent. Les réseaux sociaux sont certainement un mauvais indicateur, car l’expression n’est pas libre.

Les récentes élections européennes, qui n’ont pas vu la percée populiste annoncée et ont été marquées par une augmentation de la participation, ainsi que la mise en avant d’un projet environnemental européen par la nouvelle Commission, ne sont-elles pas des signes allant dans le sens de vos espoirs d’un ressaisissement de ce continent ?

Oui, cela va dans le sens que je souhaite.

Reprenant à votre compte la thèse du chef d’orchestre Ernest Ansermet, vous estimez que l’émergence du sujet autonome est propre à l’Europe. Ne pourrait-on pas retrouver un même projet aux Etats-Unis ?

A cet égard, je considère les Etats-Unis comme une extension de l’Europe. Je n’en ai pas parlé parce que j’ai pris le parti de me concentrer sur la Chine et l’Europe. A l’échelle de l’histoire, c’est en Europe qu’est née l’idée de sujet autonome. Vous aurez noté que je parle toujours de l’Europe, jamais de « l’Occident ».

A contrario, l’idée d’un sujet autonome serait absente en Chine. Pourtant, vous avez exploré certaines figures chinoises ayant œuvré pour la liberté, alors que Simon Leys avait aussi mis en avant le désir de liberté d’une partie de la population chinoise. Faut-il voir dans cette idée d’un sujet autonome le simple transfert d’une idée européenne ?

J’ai bien précisé qu’il s’agit de l’idée, non de la chose ; voyez p.108 [« la Chine traditionnelle n’a pas connu l’idée du sujet autonome qui s’est affirmée progressivement en Europe moderne. Il y a eu des esprits autonomes en réalité, mais ils ont été considérés comme des êtres différents du commun des mortels et révérés comme des Sages »]. Le besoin de liberté est universel (là-dessus je rejoins Simon Leys, bien entendu), mais l’idée de liberté, essentiellement politique, est européenne. On ne peut donc pas dire que certaines figures chinoises ont « œuvré pour la liberté » – avant le 20e siècle. Depuis lors, il y en a eu, bien sûr, et il y en a aujourd’hui. Je ne dirai jamais que le désir de liberté est le transfert d’une idée européenne – puisque je considère ce désir comme universel. L’idée (politique) de liberté, par contre, est venue d’Europe. Toute l’histoire contemporaine de la Chine l’atteste.