A travers l’analyse d’une formation importée des Etats-Unis et destinée aux fonctionnaires chinois, Alessia Lo Porto-Lefébure nous offre un large aperçu des mutations de la Chine contemporaine.

Dans Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue, Jean François Billeter revient sur l’opposition entre les traditions politiques européennes et chinoises. La Chine revendique en effet aujourd’hui sa capacité à proposer un modèle de développement alternatif au canon occidental : les « caractéristiques chinoises ». Pourtant, comme l’explique Alessia Lo Porto-Lefébure, directrice-adjointe de l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), dans Les Mandarins 2.0, la Chine forme, depuis le début du XXIe siècle, une grande partie de ses cadres de la fonction publique à l’aide de méthodes américaines. Le Parti communiste chinois (PCC) a volontairement importé le programme du Master of Public Administration (MPA), un cousin du plus connu MBA (B pour Business), dans ses universités, à l’attention de ses fonctionnaires. Comment expliquer ce choix de la part du PCC, connu pour son autoritarisme et son désir de préserver son pouvoir, alors que le MPA a été conçu dans le contexte de la démocratie américaine ? Pour l’autrice, « [au] fond, s’interroger sur le MPA revient à questionner les conditions de la modernisation et du développement chinois. »

Son enquête, issue de sa thèse en sociologie des organisations, s’appuie sur un très important travail d’observation, d’archives et sur de nombreux entretiens réalisés en Chine, aux Etats-Unis et en France auprès d’enseignants-chercheurs, d’étudiants et des fonctionnaires passés par les MPA. Elle a également bénéficié de son positionnement à la fois en tant que chercheuse et comme représentante d’un établissement d’enseignement supérieur en Chine, en l’occurrence Sciences Po Paris.

 

Une greffe réussie

« Le MPA est un objet d’études complexe, car il est à la fois un moyen de fabrication et de transmission d’une culture de l’Etat, une technique de formation qui repose sur les études de cas, ainsi qu’une innovation dans le paysage universitaire chinois », écrit Alessia Lo Porto-Lefébure. Ce n’est pas la première fois que la Chine emprunte des dispositifs étrangers afin de réformer son système d’enseignement supérieur comme le prouve son histoire marquée par des échanges intellectuels avec l’Europe, le Japon, l’Union soviétique et l’Amérique du Nord, depuis le XVIIIe siècle. Dans des développements très instructifs, Alessia Lo Porto-Lefébure revient ainsi sur l’histoire de ce processus où les élites chinoises n’hésitèrent pas à plusieurs reprises à sélectionner des savoirs occidentaux ou étrangers afin de « renforcer et […] compléter » « la tradition classique chinoise. »

La naissance du MPA s’inscrit dans un moment de modernisation de l’enseignement supérieur chinois, après 1978 et l’ouverture initiée par le successeur de Mao, Deng Xiaoping. La dimension internationale est valorisée, les intellectuels – victimes du maoïsme – reviennent en grâce auprès du pouvoir chinois. A l’époque, la norme américaine domine en termes d’enseignement pour les affaires publiques ; le gouvernement chinois se tourne alors vers le modèle constitué notamment par la Havard Kennedy School, à l’origine du MPA.

L’acclimatation du MPA en Chine rappelle à première vue celle de l’arrivée du MBA en Europe : les futurs professeurs passent une partie de leurs diplômes aux Etats-Unis, d’autres sont envoyés pour des courts séjours dans les campus américains, des fondations philanthropiques américaines financent une partie de ces actions et apportent leur expertise, les diplômes locaux sont réformés avant que de nouveaux soient créés, de même que des écoles spécialisées dans le domaine. « Ce projet résonne, mutatis mutandis, dans celui du MPA chinois, centré sur l’amélioration des compétences et de l’efficacité de l’Etat. » Pour le pouvoir chinois, il s’agit de disposer de fonctionnaires formés aux échanges internationaux et à l’économie de marché.

Pour autant, le MPA se distingue du MBA par le domaine – administratif – et le public – national – qu’il cible. L’écart est aussi en termes de valeurs, entre celles du Parti-Etat et celles de la bonne gouvernance promue par les universités américaines. Ce paradoxe amène l’autrice à s’intéresser aux promoteurs du MPA en Chine, à leur fonction de « traducteurs » au sens sociologique du terme. Ce faisant, elle se penche en particulier sur les professeurs returnees, c’est-à-dire les Chinois diplômés à l’étranger qui reviennent faire carrière dans leur pays natal, mais aussi sur la transposition locale de l’une des méthodes phares du MPA : l’étude de cas.

 

Un potentiel levier de transformation du régime ?

L’étude du MPA et de ses potentielles répercussions invite à s’interroger sur la question de la « transition politique » en Chine. Ce diplôme sera-t-il potentiellement à l’origine d’une rupture avec le système actuel ou au contraire un élément de renforcement de sa stabilité, dans une logique suivant celle du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (« Il faut que tout change pour que rien ne change. ») ? A la suite des réformes entreprises par Deng Xiaoping, un certain nombre d’observateurs se sont interrogés sur la compatibilité entre modernisation socio-économique et régime autoritaire. Si le PCC a su maintenir son emprise sur la société, la question reste de savoir s’il lui sera possible de continuer avec l’approfondissement des dynamiques économiques, malgré le tour de vis mis en œuvre par le régime depuis 2012. Le MPA s’inscrit dans une stratégie d’adaptation du PCC, notamment la recherche d’une plus grande adhésion de la part des élites et d’une montée en compétences des fonctionnaires.

Le diplôme « jette les bases d’une nouvelle vision de l’Etat, introduisant des changements dans des domaines aussi cruciaux que l’évolution des carrières dans le secteur public, la place des compétences dans les mécanismes de promotion, les aspirations des agents, leurs valeurs professionnelles, leurs représentations du système. […] L’expérience du MPA – avec ses enseignements et les discussions qui ont lieu dans le cadre des études de cas – montre comment se façonne une communauté de savoirs, de valeurs et de vision pour un groupe d’acteurs qui fait aujourd’hui partie intégrante de l’appareil bureaucratique en place et qui contribuera peut-être demain à la mutation de l’Etat. » Alessia Lo Porto-Lefébure avance in fine la thèse d’une « action transformatrice » du MPA à la fois sur l’enseignement supérieur et l’Etat-Parti chinois.

 

Les mandarins 2.0 postule donc un effet en puissance du MPA à travers la création d’un nouvel ethos de la fonction publique chinoise. La difficulté à mener des enquêtes de terrain en sciences sociales en Chine invite la sociologue à la prudence dans ses analyses malgré la richesse et la diversité des données récoltées. Il ne lui a pas toujours été possible de parler librement avec ses enquêtés, peu aptes à critiquer leur gouvernement. Pour autant, à travers le prisme – à première vue restreint – du MPA, Alessia Lo Porto-Lefébure nous offre un large aperçu du fonctionnement et des mutations fascinantes de la Chine contemporaine, en particulier de sa fonction publique et des relations entre Parti et Etat.