Que serait une vie, une pensée toujours en adéquation avec l’époque et avec elle-même ? François Jullien propose d’apprendre à se « décoïncider » de toutes choses.

François Jullien est philosophe, helléniste et sinologue. Ses ouvrages s'emploient à montrer que certains concepts, trop confiants dans leur généralité, sont creux. Il préfère étudier les écarts fissurant ces généralités. Ainsi, parmi les concepts qu'il construit lui-même, émerge celui de l’« entre ». Entre deux données (langues, cultures, etc.) François Jullien organise un dévisagement réciproque d’où résulte une réflexion à double sens.

Or, en dehors d’un petit ouvrage traitant De l’universel, cet auteur avait peu touché à la politique. Voilà qu’il se lance dans l’arène à deux titres : la fondation d’une association dont l’objet est la « décoïncidence », et la publication d'un ouvrage qui rassemble trois propositions destinées à la soutenir.

Le philosophe dans la cité

Jullien reprend la question des « intellectuels engagés », toujours délicate à poser. Il insiste sur la fabrication de l’intellectuel, sur la manière dont ce nom devient un titre, un label idéologique, un renom fabriqué. D'où une certaine inquiétude. Ce titre d'intellectuel légitime-t-il la valeur d'une oeuvre ? Et quel est le rapport entre la notoriété acquise par le travail d'un « intellectuel » et la cause qu’il soutient ?

Parfois l’équation s’inverse : quelle doxa faut-il soutenir pour devenir leader d’opinion ? Au bout du compte, nous voilà passés, dans ce domaine, d’un modèle de reproduction de l'intellectuel aisé à penser (milieu social d’héritier, grande école, grande maison d’éditions, etc.) à un registre technique qui est celui de la visibilité déterminée par les médias. « Passer à la télé », tel est le point décisif. L'intellectuel n’est-il pas devenu une force gestionnaire d’opinion ?

C'est là que François Jullien souhaite introduire un écart fructueux. Qu'est-ce qu'un engagement proprement philosophique et non pas simplement « intellectuel » ? En se dégageant de la fascination pour les représentations constituées, en refusant de céder à la communication sociale et médiatique, en cherchant à déployer des concepts, Jullien reprend simplement le problème de l'engagement philosophique dans la société. Du reste, ce désengagement apparent à l'égard des controverses intello-médiatiques fait tout l’engagement du philosophe. Car alors, il n’est plus question pour ce dernier de « donner son point de vue » sur les événements, ou de « donner son opinion » sur ce qui arrive. Il est question maintenant d’arguments et de propositions. Et non plus de fournir au semblant de la pensée.

La « décoïncidence »

Il faut prendre ce néologisme au sérieux. Il provient en droite ligne des travaux antérieurs du philosophe. Celui-ci l'importe dans la perspective politique. Mais comment en faire un outil d’intervention, susceptible de donner un autre corps au « non », au refus, au cri de colère philosophique ? Le plus souvent, face à une difficulté, un drame politique, on se contente de s’indigner, de protester, de dénoncer ce qui est sous nos yeux ou ce qu’on nous présente. Si cette attitude première est légitime, elle reste spontanée. Si elle contribue, pour partie, à définir l’exercice même de la démocratie, elle ne suffit pas. Et même, trop souvent, cet exercice de l’indignation devient une profession, quand il ne devient pas la seule activité de « l’intellectuel » devenu professionnel de la protestation.

Comment procéder autrement, cesser de se contenter de réactions qui sont conditionnées par ce contre quoi elles se dressent ? Justement, « décoïncider » consisterait à intervenir un temps plus tôt, défaire de l’intérieur ce que la situation implique déjà d’impasse. « Décoïncider », répète Jullien, ce geste ne prétend pas rompre ostensiblement avec le cours de l’histoire. Il tend à l'entrouvrir du dedans même de cette histoire, par des écarts, des ressources qui n’y étaient pas décelées, et qui « pourraient débloquer ce qui est en train de s’y figer stérilement ».

Si telle est la « décoïncidence », alors les anciens projets de révolution, de grand soir, ou les velléités de révolte ne conviennent plus à définir une politique. La politique de la « décoïncidence » est de l’ordre du processuel, non de l’exploit projeté. La « décoïncidence » sera même un art plutôt qu’une opération.

L’ouverture de possibles

Jullien sait se méfier des difficultés d’énonciation. Il sait que parler de « décoïncidence », c’est réfuter le présupposé courant de la pensée occidentale, celui de la nécessité de coïncider avec soi, ou avec le monde. Il prend soin de travailler ce moment. Il montre que cette idée ou ce vœu de coïncidence (authenticité, conscience uniforme de soi) ne correspond à rien de sérieux. Certes, on nous a appris qu’il fallait être cohérent avec son monde et avec soi-même. La morale commune prêche l’adéquation au monde, à la cité, et tient pour défaut ou défaillance tout ce qui y échappe.

Jullien, par ces propos, nous entraîne derechef dans une veine déjà explorée par lui, celle du vivre et de l’éthique. Il n’est de véritable vie que celle qui « décoïncide » avec le présent, qui décolle continuellement, qui se désolidarise de sa cohérence. Disons, dans les termes de Jullien : « vie vivante, vie risquée, s’ouvrant à l’inconnu, osée et aventurée », une vie créée, une vie « décoïncidée » de ce que l’on a déjà vécu. Ou, écrit-il : « décoïncider d’avec soi permet de se tenir hors de soi, au lieu de s’étioler en ce soi qui se ferme et se fige ».
 
En ce sens, le modèle de l’artiste peut-il convenir et éclaircir le propos ? Jullien insiste sur ce modèle : l’artiste n’est tel qu’autant qu’il « décoïncide » d’avec l’état présent de l’art ; qu’il instaure un écart avec ce qui est admis et admiré. Encore faut-il reconnaître que l’artiste n’a pas de plan, à proprement parler, lorsqu’il travaille, donc pas de « grand soir en vue ». En cela, il est déjà placé de biais par rapport au travail social et à la politique gouvernementale. Et c’est de là qu’il parvient à desceller, à fissurer, l’adéquation au présent.

Il en va de même pour la pensée. Penser, insiste Jullien, c’est « décoïncider » de ce qui s’est déjà pensé, ou de ce que « moi-même » j’ai déjà pensé. À ce propos, il explicite sa propre trajectoire : études d’helléniste, puis passage par la Chine. Mais ce n’était pas par exotisme. Cette trajectoire visait à « décoïncider » de la philosophie européenne. D’une certaine manière, cet ouvrage devient un essai de méthode propre, et une synthèse théorique de la démarche entreprise, par Jullien, dans sa philosophie.

La politique

Il faut donc y aboutir. On propose en effet une politique de « décoïncidence ». Elle combat cette adhésion collective qui fait la bonne conscience des citoyennes et des citoyens. Elle fait valoir la pensée critique, en quoi Jullien revient sur des constantes des philosophies de la politique. Ni adéquate, ni complaisante, la pensée politique proposée doit au contraire permettre à chacune et chacun un travail de « décoïncidence » portant vers des initiatives sans commandement, « s’insinuant en tout champ de l’activité comme de la collectivité ». Produisant des initiatives locales et des associations, la « décoïncidence » conduirait alors à récuser toute forme d’adhésion secrétant l’obéissance. Elle fissurerait la chape idéologique sous laquelle nous sommes pris la plupart du temps.
 
Le propos de François Jullien est à la fois classique et porteur. Toutefois, lorsqu'il aborde concrètement certaines actions politiques, il est moins convaincant. Certes, la question de la situation à l’heure du COVID 19 n'est qu'effleurée, mais l’argumentaire est faible (suffit-il de dire que nous sommes mortels, pour clarifier la question ?) ; celle des médias est brossée, mais très généralement ; l’idée d’une « décoïncidence » scolaire, appuyée sur (ou réduite à) l’idée selon laquelle il conviendrait de parler du « professeur » plutôt que du « prof », ne nous paraît pas résoudre le problème central de savoir ce qui doit être enseigné dans une démocratie. Il n’empêche, la lecture de cet opuscule est un exercice salutaire, à une époque où il importe de réapprendre à décrocher des propos des uns et des autres, dans un univers où nous voudrions simplement discuter des lois et des orientations politiques.