A travers une histoire personnelle, Shlomo Sand revisite l’histoire des intellectuels, depuis les mythes et les rites d’un groupe social inventé en France au XIXe siècle jusqu’à ses derniers avatars.
L’histoire des intellectuels est régulièrement réinvestie. Les débats sur leur rôle et leur influence réelle sont sans fin. En cette rentrée littéraire 2020, ce chantier reprend vigueur avec un ouvrage de l’historien israélien Shlomo Sand, réédité en poche après une première publication en 2016.
On sait que le concept d’intellectuel, élaboré, peaufiné et répandu sous une forme particulière (et presque toujours au masculin), est entré en usage courant à la fin du XIXème siècle. Chacun le répète. Cela s’est joué autour de l’Affaire Dreyfus et du pamphlet de Zola : J’accuse. Sous forme d’adjectif, la notion était alors utilisée depuis longtemps. L’auteur relève aussi qu’elle avait déjà été employée une fois comme substantif par Claude Henri de Saint-Simon et Ernest Renan, avant la fin du XIXème siècle. Peu importe, toutefois, car ce qui intéresse l’auteur ne réside pas dans une généalogie du terme.
En s’appuyant simultanément sur sa propre expérience d’intellectuel, sur quelques allusions familiales à son père et sur des conversations diverses, Shlomo Sand s’engage dans la résolution d’une double énigme : celle de la spécificité de la France dans l’usage de ce terme, et celle de la disparition (supposée ou effective) des « grands » intellectuels, comme certains la regrettent ou d’autres s’en réjouissent. Ayant publié sous forme de chroniques ses réflexions sur cette énigme, l’auteur les reformule en un ouvrage et les publie aussi en français alors qu’elles existent pour l’heure essentiellement en anglais ou en hébreu.
Shlomo Sand précise, en effet, que cette question le taraude depuis longtemps. Dans un Avant-propos assez personnel, il explique comment, au cours de ses études, il a intériorisé le mythe de l’intellectuel assez courant à l’époque. Mais cette aura s’est dissoute progressivement, le poussant à acquérir un savoir plus précis de ce genre de personnages et des figures que recouvre ce mot, ainsi que de ce collectif autonome (et parisien, on y reviendra) qui a accompagné la vie politique pendant près d’un siècle et a accédé à un statut privilégié dans le champ culturel français.
La noblesse d’esprit
Toute tentative de décodage du rôle des intellectuels doit partir, précise l’auteur, d’un postulat : l’espace public de l’Hexagone est centralisé, en France plus encore que dans d’autres pays. Ce qui explique la concentration des « intellectuels » dans Paris, les « intellectuels » de province n’ayant de cesse de déménager vers la capitale. Quant aux dates de référence, l’émergence de l’intellectuel survient après l'âge des « gens de lettres », caractéristique des Lumières et du XVIIIème siècle : elle résulte d’abord de la constitution lente d’un collectif autonome, d’un genre nouveau, accédant à un statut particulier dans le champ culturel français, avant de se cristalliser dans l’Affaire Dreyfus. L’auteur analyse cette « Affaire » de ce point de vue. Mais il mondre encore que l'émergence d’une « noblesse d’esprit » à cette occasion s'opère dans une société dans laquelle le niveau de langage constitue, en soi, une idéologie pure et où la distinction culturelle continue de se situer en concurrence avec la distinction sociale.
L’auteur suggère ainsi que les intellectuels du Paris du XIXème siècle ont longtemps été les derniers aristocrates. Car c’est bien à Paris que s’est formé une conscience de soi des intellectuels ; ce qui suppose aussi une configuration plus large dans laquelle ils sont reconnus comme les représentants de l’intérêt général. L’espace public qu’ils élaborent a son répondant dans les possibilités offertes par la démocratie libérale, notamment la presse, les publications, des institutions culturelles et des formes de « communication » instaurant une opinion publique.
C’est donc tout un jeu social autour des rapports pouvoirs-savants, et autour de cercles de plus en plus élargis du public que se détermine pour l’essentiel le statut de ce qu’on appelle désormais des intellectuels. L’auteur fonde par ailleurs largement ses analyses sur les travaux de l’historien Christophe Charle.
Un processus d’idéalisation
Il n’est sans doute pas simple de s’employer à revisiter la logique sociale sous-jacente au récit conventionnel construit et entretenu par la mémoire républicaine et par les intellectuels mêmes. Néanmoins, Shlomo Sand réussit assez bien à éclaircir les dynamiques qui ont présidé au processus d’idéalisation des intellectuels, éclaircissement requis pour penser à bon droit une décrédibilisation de cette « fonction » et une mise en question du magistère acquis par les intellectuels.
Un magistère dont le contenu est connu : devoir à l’égard de la « confrérie » (à nuancer d’ailleurs, ou du moins à penser aussi à partir des oppositions internes), mise en place d’idée selon laquelle l’intellectuel serait guidé par une forme de générosité humaine et prêt à combattre pour des valeurs universelles, déploiement de la rationalité supposée de leur activité, croyance en un objectif central de quête de la vérité, etc.
Mais c’est aussi toute la société démocratique libérale qui, dès le XIXème siècle, exige des producteurs de « haute culture » qu’ils s’élèvent au-dessus du reste des citoyens - ce à quoi ont travaillé Auguste Comte, les socialistes utopiques, et d’autres encore. On leur attribue le rôle de forger le jugement moral des jeunes générations, Charles Renouvier s’y attelle longuement. Ils sont censés savoir plus de choses que d’autres. En quoi ils doivent pouvoir gagner leur vie en produisant de la « vérité » à destination de tous et toutes.
Moyennant quoi, afin de permettre des comparaisons, l’auteur signale que ce portrait, outre les problèmes posés par la réalité au-delà des mythes, dessine une situation particulière à la France. Le discours sur les intellectuels dans le monde anglo-saxon est non seulement plus tardif, mais n’a pas tout à fait la même teneur.
Un examen de conscience intellectuel
Non seulement parce que ce type de mythes n’a pas valeur de vérité s’il veut pourtant en remplir le rôle, mais parce que la lecture des événements peut être affinée, n’est-il pas nécessaire de tenter aussi un examen de conscience intellectuel de la manière dont on a saisi la question des intellectuels ? Certes, il est bien connu, nous le rappelions ci-dessus, que l’Affaire Dreyfus a constitué un point de départ dans l’approche des usages de la notion d’intellectuel. Mais faut-il pour autant considérer cette Affaire comme un récit d’un seul tenant ? L’auteur entreprend ici une opération, celle de démonter et de réagencer l’enchaînement des événements en au moins deux affaires (le procès de Dreyfus en 1894 et la publication de J’accuse, trois ans plus tard). Quels bénéfices en escompte-t-il ? Une clarification moins de l’Affaire elle-même, que de la nature de l’élan public qui a fait d’un procès militaire conventionnel un événement historique aux répercussions universelles.
Parmi les clarifications qu'apport Shlomo Sand, il faut approcher celle qui concerne l’usage du terme d'« intellectuel ». Comment a-t-il pu accéder à la notoriété ? Voilà une question qui permet à l’auteur d’examiner quand et comment paraissent des concepts en public, et quelles opérations ils sont censés conduire auprès de lui. Elle lui facilite aussi une approche des diffractions au sein du champ intellectuel, diffractions du moins entre « grands intellectuels », disons les producteurs de discours et de valeurs, et « petits intellectuels », disons les érudits qui font leur entrée dans le champ et dans l’arène publique en amplifiant les débats. Entre les deux, l’auteur place les « producteurs de symboles culturels », dont le nombre s’est accru à l’époque et qui interviennent dans les débats, y façonnant la conscience nationale.
Cela ne dit évidemment pas tout de la question posée, mais cela permet de souligner trois choses. D'abord, que la notion d’intellectuel recoupe à la fois un mythe et des réalités. Ensuite, que la réalité sociale de cet ensemble, « les » intellectuels, est fracturée. Enfin, que les liens internes à cet ensemble sont polarisés autour de figures centrales.
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Sand rencontre les travaux de Pierre Bourdieu en cours d’analyse, et plus précisément les positions mêmes de Bourdieu qu’il ne trouve pas tout à fait cohérentes. Mais plus central encore, afin de montrer que « les intellectuels » ne forment pas un groupe homogène, il dresse les portraits en miroir de plusieurs d’entre eux : Voltaire (et ses autoportraits collectifs des philosophes des Lumières) et Rousseau (et son statut précaire d’écrivain dépourvu de privilèges) ; Comte (et la mission pédagogique des savants auprès du peuple) et Tocqueville (condamnant les généralisations des « intellectuels ») ; Benda (idéalisant les clercs) et Nizan (convertissant les clercs en chiens de garde) ; Sartre et Aron ; Bourdieu et Foucault, etc.
Une démystification en règle
La préoccupation de l’« intelligentsia », cet autre terme côtoie qui « intellectuel » dans d’autres langues, est interne au groupe ainsi constitué par ceux qui guignent souvent la position de conseiller du prince. Ce pourquoi il a été question, précédemment, d’un processus d’idéalisation, lequel relève d’ailleurs à la fois du groupe et de la société qui met les intellectuels en posture de « guides éclairés » du peuple. Cela étant, l’exploration de Sand est assez large pour permettre de percevoir qu’en fin de compte « intellectuel », la dénomination comme l’appartenance ou non au champ, est aussi un champ de bataille. En témoigne abondamment la position du marxisme vis-à-vis des « intellectuels » et la manière dont les partis qui s’en réclament s’attachent à faire émerger des intellectuels en leur sein, à placer à côté des « compagnons de route » plus bourgeois. On parlera alors de « prolétariat intellectuel », et Sand suit la trajectoire du terme dans ce contexte.
Évidemment, il fallait faire place à deux éléments centraux. D'abord, les travaux d’Antonio Gramsci et notamment la notion décisive, élaborée dans les prisons de Mussolini, « d’intellectuel organique ». Ensuite, la différence entre les pays, la France se distinguant par le fait que les formes hiérarchiques sont longtemps respectées, vouant les intellectuels socialistes à constituer un groupe spécifique au sein des partis et à être marginalisés dans le champ public. Au demeurant, Sand s’interroge sur l’adhésion de certains intellectuels français au fascisme, précisant que, au sortir de la Première Guerre mondiale, « le fascisme n’a pas profondément pris racine dans la France du XXème siècle » (ce qui peut sans doute se discuter), comme en Grande Bretagne (ce qui est plus certain). Tout le chapitre concernant cette question est à lire de près. Il examine avec précision les sensibilités des intellectuels des années 1930-1945, le rapport au fascisme, au national-socialisme et à la judéophobie, dans une configuration politique de départ dans laquelle ils se sont sentis personnellement frustrés et paralysés.
Régression ou mutation ?
Nous sommes-nous installés de nos jours dans une zone crépusculaire en ce qui concerne l’intellectuel ? Certes, le propos n’est pas original. Mais Sand le défend avec pertinence. Cette figure marquante des XIXème et XXème siècles se trouve désormais en phase de reflux. Le retrait des intellectuels est patent, ne serait-ce que parce qu’ils ont perdu leur magistère sur une société qui a étendu l’accès aux savoirs et multiplié les instances de réflexion et de savoir, mais aussi de diffusion (les médias). Michel Foucault en a témoigné à sa manière, en élaborant une nouvelle figure, celle de l’intellectuel spécifique, antithèse absolue de l’homme de lettre critique, sans spécialisation précise. Encore sont-ce des registres différents.
Il ne fut d’ailleurs pas le seul. Jean-François Lyotard, sur la même frange, a proposé non seulement une critique de l’intellectuel organique et universel, mais encore une voie de sortie, en quelque sorte : sachant que tout universalisme, pour lui, débouche, sur une obsession totalitaire, l’action individuelle et spécifique, intransmissible, des penseurs et philosophes constitue la seule possibilité de protestation restante, à l’encontre des conseillers du prince. Ce qui, pour les mêmes années, n’a pas empêché la naissance de nombreuses fondations présidées par des intellectuels (par exemple la Fondation Saint-Simon, étudiée avec précision) s’attribuant un double rôle : abattre les reliquats d’utopies révolutionnaires, combattre dans le même temps l’influence du Parti communiste, mais aussi faire valoir des orientations idéologiques à porter ensuite sur la place publique, comme « compagnons de route » du capitalisme.
De surcroît, il faut tenir compte de l’émergence des journalistes, et autres clercs médiatiques dans le champ intellectuel. Ce qui renvoie aussi à un double ressort : permettre de faire valoir en public des études universitaires élargies à des tranches plus importantes de population, mais développer des pensées en trompe-l’œil, dont la vocation est d’organiser l’opinion publique. En témoignent de bonnes pages consacrées à Michel Houellebecq, mais aussi à Alain Finkielkraut et Éric Zemmour, confrontés ici au thème du bouc émissaire dans la société contemporaine (l’Islam), mais aussi pour leur style et leur argumentaire.
Le glorieux visage des intellectuels de la rive gauche n’a pas besoin de sortir grandi ou amoindri de la lecture de cet ouvrage. L’auteur propose plus une étude qu’un pamphlet. Il nous fait pénétrer dans les contradictions des uns et des autres (et cela commence par Sartre et Beauvoir en début d’ouvrage), et se méfie des peurs et des haines suscitées par nombre de discours intellectuels, qui ne le sont que du point de vue de l’histoire des intellectuels, ce qui ne recoupe pas les chercheurs et leur exigence de rigueur.