Dans ce troisième volet d’un examen critique des recherches postcoloniales, François Rastier détaille leur agenda politique et l’essor de leur secteur économique.

À partir de publications récentes et de projets de recherche en cours, cette étude souhaite évaluer les prétentions scientifiques des concepts de « genre » et de « race » au sein des recherches postcoloniales. En France, elles sont financées et soutenues notamment par le CNRS et l’Agence Nationale pour la Recherche. Faut-il chercher à caractériser le prétendu retard français en la matière ? Au-delà même des questions académiques, la question des standards scientifiques s’impose, dès lors que les revendications idéologiques font fi de la complexité des objets de recherche, des principes méthodologiques, sans même évoquer les normes du discours rationnel.

Sous le titre général « Sexe, race et sciences sociales », l’étude se décompose en quatre livraisons : (1) Sexe, race et CNRS, (2) Histoires de la colonisation et du racisme, (3) Enjeux managériaux et politiques, (4) Contre les sciences de la culture. En voici la troisième partie.

 

Management, inégalités et divisions identitaires

Depuis les années 1880, le darwinisme social a assumé la fonction idéologique de justifier les inégalités et les discriminations. Or, le jour anniversaire des 80 ans du CNRS, son Président Antoine Petit déclarait : « Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire - oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l'échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies »   . Dans son allocution officielle en présence du Président de la République, il reformulait ce vœu : « Nous avons besoin d'une grande loi de programmation pluriannuelle de la recherche, une loi ambitieuse, inégalitaire, ou différentiante — s'il faut faire dans le politiquement correct —, vertueuse et darwinienne ». Deux mille chercheurs répondirent dans une tribune : « Le darwinisme social appliqué à la recherche est une absurdité »   .

Le darwinisme social justifie « l’excellence », garante de la « performance » au nom de laquelle les dirigeants d’entreprise se gratifient de revenus de plus en plus exorbitants. Les tutelles de la recherche publique se sont emparées, on le voit, de ces catégories   . À l’échelle internationale, de manière croissante depuis une trentaine d’années, l’idéologie managériale a transformé la recherche scientifique et la conception même des sciences. Privés de financements publics suffisants et garantis, les laboratoires sont sommés de se transformer en bureaux d’études, de chasser le contrat, de déposer des brevets, etc. Leur contrôle social est assuré par la multiplication des reportings, la bibliométrie quantitative, les évaluations récurrentes par des commissions d’experts souvent ignorants du domaine. Ces procédures introduisent des inégalités exorbitantes entre disciplines et entre chercheurs. Que faire par exemple d’un sanscritiste ? Il ne dépose pas de brevet, reste sous les radars bibliométriques, pour lesquels au demeurant, Didier Raoult l’emporte largement sur Albert Einstein   . On justifie enfin les inégalités de prestige (et de salaire) par la théorie de l’excellence.

Suspectées de distance critique à l’égard de l’idéologie managériale, les sciences sociales sont engagées à se « naturaliser » en devenant le supplément d’âme des sciences cognitives ou bien de se tourner vers le sociétal, de la communication (réseaux sociaux, commentaires des médias) à la sociologie de la consommation et des segments commerciaux.

En somme, deux stratégies d’emprise se complètent, celle des groupes sectaires, militants du genre ou de la race, et celle des appareils bureaucratiques. Par exemple, l’écriture dite inclusive est maintenant recommandée voire imposée par des universités, laboratoires, écoles d’ingénieurs, car elle s’accorde pleinement avec l’idéologie managériale. Elle prolonge à sa manière les tableaux Excel et autres formatages. Il ne s’agit nullement de convaincre, mais simplement d’imposer et de s’imposer. Les tenants d’une langue de bois se moquent du contenu de ses formules du moment qu’elles sont employées, de gré ou de force, peu importe : ce ne sont pas des signes mais des signaux, pas des pensées mais des marques attendues de soumission.

Aux États-Unis, au sein des « humanités », les sciences sociales ont été peu à peu remplacées par les « études culturelles » ou Cultural studies, chacune correspondant à un segment de clientèle (juifs pour Holocaust studies, femmes pour Women studies, etc.) ou à un thème vendeur (Porn studies). Les universités doivent en effet attirer une clientèle aisée par des thèmes qui s’accordent à la civilisation des loisirs et au narcissisme de masse.

Se plaçant dans la concurrence internationale, des institutions françaises entendent, semble-t-il, rivaliser sur ce terrain, et les militants décoloniaux ne manquent pas de souligner son retard prétendu sur les études de genre et de race, comme on le voit dans l’introduction à Sexualités, identités et corps colonisés. Cette concurrence idéologique et économique justifie l’intervention des tutelles, dont témoignent exemplairement l’avant-propos d’Antoine Petit à cet ouvrage, comme ses déclarations imprégnées de néo-darwinisme managérial.

Pour l’idéologie managériale, telle qu’elle a été élaborée par les grandes entreprises et les think tanks qu’elles financent, les Cultural studies sont intéressantes à plus d’un titre. Elles font oublier les inégalités économiques, soulignant des différences de race ou de genre, tout en divisant les personnels par des rivalités artificielles ; elles épuisent leurs représentants dans des débats casuistiques et orientent leurs revendications dans un sens anecdotique (comme l’installation de toilettes spécifiques pour les transgenres).

Elles définissent aussi des segments de clientèle : par exemple, Pascal Blanchard, premier directeur de l’ouvrage Sexe race et colonies, a publié dans La revue des marques   . Il co-dirige une agence de communication, Les Bâtisseurs de mémoire (Conseil, communication, histoire), qui assure « promouvoir le passé historique, publicitaire et patrimonial des grandes marques ». Elle a pour clients, entre autres, Cointreau, Orangina, Montblanc, Guerlain, Le Printemps, L’Oréal Corporate, Saint James, Kraft Food France, Ricard, Hennessy, Airbus, Thomson CSF-Thales, Pernod, Euro RSCG, CGG Veritas, Mount Gay Rum, Louis XIII-Rémy Martin, La Vache qui rit, Piper-Heidsieck & Charles Heidsieck, Saudi Aramco, Metaxa. On comprend que des firmes comme Saint-James, industriel du rhum, l’Oréal, qui commercialise des gammes de produits de beauté ethniques, ou encore Thalès, marchand d’armes très présent dans le tiers-monde, soient sensibles à un visa décolonial.

Au-delà des postes académiques, un secteur économique décolonial est en train de se créer, avec ses community managers, ses animateurs, ses influenceurs, ses grands frères, voire ses grandes sœurs. Par exemple, les militantes américaines Saira Rao et Regina Jackson organisent sous le label Race to dinner des sortes de dîners de repentance à 2 500 dollars, en précisant sur un ton avenant : « Femmes blanches, nous allons parler de la façon dont vous êtes complices du suprématisme blanc et de l'oppression des femmes racisées. Notre but est de révéler ce que les femmes racisées ont toujours su, votre privilège blanc, votre pouvoir, votre contrôle et votre complicité ». Dans le Toronto Star, la journaliste Shree Paradkar a justifié ce modèle économique, car « éduquer les gens sur la manière dont ils sont des instruments d'oppression ne devrait pas être gratuit ». La culpabilisation a ainsi ouvert le secteur de la rééducation idéologique et, par exemple, les DRH des grandes firmes américaines rivalisent à prix d’or pour que Robin DiAngelo vienne convaincre leurs employés de leurs privilèges raciaux inconscients.

L’ordre économique n’est en rien mis en cause, il est même défendu. Par exemple, Bernard Andrieu, dans son chapitre analysé plus haut sur la pornographie interraciale, objecte aux critiques féministes de la pornographie : « L’image pornographique, première industrie de consommation, n’était pas elle-même déjà un récit, une structure, une idéologie régulatrice des rapports sociaux ? »   .

On ne s’étonnera pas que l’idéologie décoloniale et identitaire nord-américaine soit devenue un des instruments du soft power « de gauche ». Des fondations généreuses attribuent volontiers des bourses d’études aux chercheurs pour les former au Community management ; par exemple, le sociologue Éric Fassin a profité d’une formation Young Leaders organisé par la French-American Foundation.

La plupart des militants décoloniaux actuellement en vue, de Norman Ajari à Maboula Soumahouro et Rokhaya Diallo, de même que des activistes LGBT comme Alice Coffin, élue parisienne, ont d’ailleurs bénéficié de bourses et séjours d’études aux USA pour être formés au discours identitaire et au community management. Cette générosité pourrait bien être un moyen classique du soft power. Élaborée dans les universités américaines, la casuistique de race et de genre multiplie les notions (intersectionnalité, blanchité, queer, privilège blanc, etc.) et son discours, qui se présente comme une grille exclusive d’interprétation du social, appelle un éthos de la victimisation généralisée comme de la dénonciation publique. Certains auteurs, comme Mark Lilla, ont évoqué un maccarthysme de gauche, mais ce propos appelle des nuances : si aux USA les contradictions raciales avaient prospéré, le maccarthysme au temps de la Guerre froide les a fait passer au second plan, car son principe directeur restait la lutte contre le communisme, étendue d’ailleurs à toute la gauche. La comparaison ne peut donc viser que les méthodes de dénonciation et d’intimidation et leur impact sur la culture.

D’autre part, il reste douteux qu’un tel maccarthysme soit « de gauche ». Quand par exemple Houria Bouteldja récuse la « gauche blanche », elle n’évoque aucune gauche non-blanche, mais condamne la gauche en tant qu’elle est blanche. De fait les convergences ne manquent pas, et, par exemple, son camarade indigéniste Norman Ajari dénonce à présent Joe Biden et Barack Obama pendant la campagne de Trump, qui s’appuie largement sur les divisions raciales. Dans un jeu classique de miroir, les déterminismes raciaux et sexuels restent aux USA partagés par l’extrême droite et par cette extrême gauche identitaire : revendiqué par les uns, le privilège blanc et mâle est dénoncé par les autres. Décoloniaux et suprématistes blancs tiennent ainsi des propos symétriques sur la race blanche : qu’ils la prisent ou l’abominent, ils sont convaincus de son existence et de sa vocation immémoriale à dominer le monde. Entre apartheid et réunions « non-mixtes » (sans blancs), la symétrie n’est pas exclue ; et l’on se souvient qu’en 2017, Bret Weinstein, professeur de biologie, avait dû démissionner du college d’Evergreen (Washington) pour avoir protesté contre le « day off », journée où les blancs comme lui étaient interdits sur le campus.

L’idéologie racialiste et sexiste « de gauche » reste un puissant facteur de division, aussi bien au sein des grandes entreprises, notamment les GAFAM, qui ne cessent de lui donner des gages pour l’instrumentaliser en leur sein, qu’au plan politique, où elle a conduit à l’émiettement de la gauche, puisqu’elle a permis de remplacer les contradictions de classe par des conflits de races et/ou de sexes. Cela convient parfaitement aux managers, qui accroissent le contrôle social des directions d'entreprises par des conseillers à la diversité de genre et des race chargés d’alimenter les divisions ; mais les revendications de cette même idéologie racialiste et sexiste fait tout autant les affaires des régimes politiques conservateurs, puisque de Trump à Poutine et de Orban à Erdogan, l’idéologie du « genre », par son inconsistance agressive, reste un épouvantail providentiel.

On en vient à douter du propos politique des études décoloniales et plus généralement de la déconstruction qui en constitue le fondement théorique, depuis que Derrida a dénoncé la « colonialité essentielle » de la culture   . Elles constituent un puissant moyen de liquider non seulement le marxisme, qui n’est plus un adversaire d’importance, mais l’héritage des Lumières, puisque la rationalité s’oppose encore au règne de la post-vérité, et que les droits humains (récusés au nom de la lutte contre l’universalisme blanc) restent honnis par les tyrannies.

Dans un article récent, le philosophe progressiste Gabriel Rockhill citait un rapport de 1985 de la CIA récemment déclassifié : « Selon l'agence du renseignement elle-même, souligne-t-il, la théorie française postmarxiste [le rapport évoque surtout Michel Foucault] a directement contribué au programme culturel de la CIA d'entraîner avec douceur la gauche vers la droite, tout en discréditant l'anti-impérialisme et l'anticapitalisme, nourrissant ainsi un environnement intellectuel dans lequel ses projets impérialistes pourraient être poursuivis sans l'obstacle d'un examen critique sérieux mené par l'élite intellectuelle »   . Ses analyses ont ensuite été développées dans La CIA et les intellectuels. Une histoire souterraine des idées (La Fabrique, 2019).

La CIA n’a pas de monopole et les hackeurs liés au FSB et au GRU n’ont pas manqué, avant même l’élection de Trump, d’essayer de susciter, parfois avec succès, des manifestations antiracistes. Pluraliste à sa manière, la chaîne Russia Today met en vedette des activistes comme Rokhaya Diallo ou Alice Coffin.

D’autres agendas : de la politique à la théologie politique

Au début du XXe siècle, le recul relatif du racisme biologique favorisa l’essor d’un racisme des mentalités collectives (ou « racisme mental ») qui vint en renfort et en complément, voire en substitut, jusqu’à appuyer une forme d’eugénisme.

La fusion du racisme biologique et du racisme psychique permit la formation du racisme politique, qui allait plus loin que l’établissement de hiérarchies, puisqu’il fonda des programmes de gouvernement sur la guerre des races, dont les lois de Nuremberg ne furent que le prodrome.

Héritières d’un certain tiers-mondisme, les théories politiques de la race ont à présent inversé la hiérarchie des races mais conservé le principe polémique, et même guerrier, comme on le verra pour ce qui concerne l’attitude des chercheurs décoloniaux à l’égard du djihadisme.

a) Du « racisme d’État ». — Achille Mbembé, célèbre philosophe déconstructeur, avait préfacé le collectif Sexe, race et colonies, qui se plaçait ainsi sous son autorité. Dans sa réédition augmentée sous le titre Sexualités, identités et corps colonisés, il s’effaça obligeamment devant le Président du CNRS, Antoine Petit, sa préface devenant un chapitre sobrement intitulé « L’’’homme blanc’’ aux prises avec ses démons »   . De longue date compagnon de route de l’ACHAC, Mbembé est connu pour son livre Politiques de l’inimitié (La Découverte, 2011) où il adapte à l’idéologie décoloniale la théorie du pouvoir de Carl Schmitt, juriste nazi connu pour avoir été le Kronjurist d’Hitler et fondé la notion même de souveraineté sur l’État d’exception (et non bien sûr sur l’Etat de droit). Ce livre radicalise et met à jour l’ouvrage de Derrida intitulé Politiques de l’amitié, également consacré à Carl Schmitt.

On sait que Schmitt, idéologue nazi conséquent, était un fanatique antisémite. Or, en ce mois d'avril 2020, des représentants des autorités allemandes et plusieurs éditorialistes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung ont relevé les conséquences irrecevables des parallèles analogiques établis par Mbembé entre Israël, l’Allemagne hitlérienne et le régime d’apartheid en Afrique du Sud : ces parallèles relativisent l’extermination des Juifs, rejoignant en cela les thèses controversées de l'historien Ernst Nolte qualifiées de « révisionnistes » par Jurgen Habermas   , et justifient les attentats suicides   .

Dans les milieux tiers-mondistes de jadis, Schmitt s’était taillé un succès d’estime par sa Théorie du partisan : l’Occident était l’ennemi commun, si bien que Schmitt est devenu à présent une référence pour tous les radicalismes, de l’utragauche de Giorgio Agamben au populisme de Chantal Mouffe, jusqu’au décolonialisme de Ramon Grosfoguel. Un autre ouvrage, La notion du politique, s’appuyant sur une épitre contestée de saint Paul aux Thessaloniciens, fondait la politique sur la division entre l’Ennemi et Nous, qui justifiait une conception totalitaire et identitaire de l’État.

À partir de Schmitt, Mbembé théorise la « guerre des identités » et « la planétarisation de l’apartheid »   , si bien que « l’humanité dans son ensemble » est, dit Mbembé, « pareille à un masque mortuaire – quelque chose, un reste, tout sauf une figure, un visage et un corps parfaitement reconnaissables, en cette ère de grouillement, de prolifération et de greffe de tout sur presque tout »   , et dès lors « l’humanisme serait un mythe qui ne veut pas dire son nom »   .

Appliquée à la politique, cette conception postule un racisme d’État : quand le président Macron reçut à l’Élysée plusieurs centaines de représentants de la « diaspora africaine » Mbembé explique l’absence regrettable des intellectuels décoloniaux (dont la sienne) : « Ils risquent de remettre publiquement en cause les trois piliers de la politique française — le militarisme, le mercantilisme et le paternalisme mâtiné, comme toujours, de racisme ».

Il revient donc aux intellectuels décoloniaux de mettre à bas la suprématie blanche. Ainsi Patrick Simon, directeur de recherche au CNRS, co-responsable du projet Global Race, financé par l’Agence Nationale pour la Recherche, déclare-t-il, en dialogue avec la députée LFI Danièle Obono, soutien fidèle de Tariq Ramadan : « Face à la suprématie blanche, voilà ce qu’on propose »   .

b) L’islamisme décolonial. — Naguère, le site islamique Oumma.com citait un propos de Pascal Blanchard sur « ce CNRS et cette université publique qui ne laissent pas sa place à l’étude de la culture coloniale et postcoloniale ». Quelque temps après, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel déclaraient : « La grande peur de ce début de siècle s’est installée. Ce sera l’Islam. Dans cette perspective, une cohérence politique émerge. L’ennemi intérieur (les descendants de migrants « musulmans » en France) et l’ennemi extérieur (les djihadistes) ne sont plus qu’un aux yeux de l’opinion, des médias et des politiques. Comme avec les Communistes dans les années 30, ce rejet global d’un ennemi commun soude une partie de la nation. Il donne sens à une politique identitaire et aux engagements de la politique internationale de la France, tout en puisant dans le passé colonial une cohérence discursive ». Cette déclaration ne pouvait pas déplaire à l’Aramco, prestigieux client saoudien de la société de communication que codirige Blanchard.

À présent, l’idée s’est répandue que l’islam est devenu le principal « décolonisateur » mondial, thèse formulée par exemple par le sociologue portoricain Ramon Grosfoguel. Précisons quelque peu sa provenance. La chute de l’Émirat de Grenade a eu lieu la même année, 1492, que la découverte de l’Amérique par Colomb, qui ouvrit la voie à sa colonisation. Dans la limpide logique du mythe décolonial, une victoire de l’Islam sonnerait donc la fin de l’ère coloniale où nous serions toujours. Telle est l’exigence d’une histoire faite d’essences et de signes du ciel. Cette date devient donc un symbole, d’où l’exclamation de Houria Bouteldja : « vous me dites 1789, je vous réponds 1492 ! ». Sans doute par cette réponse ne déplore-t-elle pas la mort de Laurent le Magnifique, ni même l’expulsion des Juifs d’Espagne ; et 1789 symbolise pour elle, non pas la Révolution qui permit la première abolition de l’esclavage, mais ce que les Indigènes de la République, dont elle est la porte-parole, dénoncent : la république précisément, l’état de droit, la laïcité, la démocratie. Son camarade indigéniste le philosophe Norman Ajari déclare : « Je me félicite que la République soit cassée en deux. Ce n'est pas suffisant, il faut encore la jeter au fleuve, et la laisser couler comme la tête coupée de Colomb. (…) L'ère de la non-violence est derrière nous. (…) La pensée décoloniale casse tout en deux : les statues, la société, la République ». Peu importe qu’Ajari confonde ici le mythe d’Orphée et la biographie de Colomb, mort dans son lit à Valladolid : des statues de Colomb sont à présent détruites par des manifestants en divers lieux.

L’« antiracisme » décolonial donne une large place à « l’islamophobie », qui serait une forme de racisme. Certes, une religion n’est pas une race, mais le concept d’islamophobie revêt une double fonction. (i) Il permet de victimiser les musulmans pour les rassembler derrière les confréries, au premier chef celle des Frères musulmans dont Tariq Ramadan fut longtemps la figure principale, et qui est fort influente dans le Comité Contre l’Islamophobie en France (CCIF). (ii) Il définit la seule identité arabe par l’islam (au détriment des arabes athées, chrétiens ou autres). C’est précisément ce postulat qui permet de déclarer apostat et de condamner, parfois à mort, tout arabe athée, comme s’il avait été musulman de naissance. La plus haute autorité de l’islam sunnite, l’Université d’Al-Azhar, a ainsi condamné le discours du président Macron du 2 octobre 2020 sur le « séparatisme islamiste » et l’a notamment qualifié de « raciste », comme si les islamistes constituaient une race.

Régulièrement, des chercheurs décoloniaux réputés ne manquent pas de soutenir la politique islamiste contre la laïcité, pour le voile et la polygamie. Par exemple, Éric Fassin publie des tribunes comme : « Laïcité négative : une islamophobie sans voile »   , « Polygamie : Le Point et la fabrication sociologico-médiatique d’une panique morale »   , « ’’Racisme d'État’’ : derrière l'expression taboue, une réalité discriminatoire »   . En 2017, il signe une tribune « Contre la pénalisation du harcèlement de rue », où il souligne bizarrement qu’une telle mesure stigmatiserait « les racisés ».

On ne s’étonnera pas que certains auteurs des ouvrages collectifs mentionnés plus haut aient pris publiquement parti pour des formations islamistes. Par exemple, Olivier Le Cour Grandmaison a signé des tribunes en faveur de Tariq Ramadan, soutient le Parti des Indigènes de la République depuis sa fondation, en appelant par exemple à sa manifestation « antisioniste » du 1er avril 2017 sous le mot d’ordre « Pour la séparation du CRIF et de l’État ».

Ce slogan a une histoire, qui a été retracée par Conspiracy Watch. Fêtant en 1959 le 25ème anniversaire de l’émeute fasciste du 6 février 1934, Pierre Sidos appelait à « la séparation de la Synagogue et de l’État », slogan alors repris par l’association Havre de savoir, proche des Frères musulmans. Or, Francis Burgat, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’islam et figure prestigieuse de la mouvance décoloniale, tweeta le 24 juillet 2014 : « À quand une courageuse loi républicaine sur la séparation du Crif et de l’État ». Ce tweet fut partagé par Tariq Ramadan lui-même le même jour avec le commentaire « Bonne question » ; et il fut repris par l’association d’extrême droite Civitas. Burgat dénonça également la « télavivision », laborieux mot-valise qui désigne un prétendu lobby juif dans les médias.

Malgré la caution de gauche que veut concrétiser le discours postcolonial, noblement anti-impérialiste, l’antisémitisme fonde le langage identitaire partagé avec l’extrême-droite. En témoigne la rencontre bien documentée, et immortalisée par des photos, au grand rassemblement du Bourget organisé par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), entre l’orateur vedette, Tariq Ramadan, le comédien antisémite Dieudonné, connu pour avoir fait monter en scène et applaudir Robert Faurisson, et Alain Soral, leader néo-nazi revendiqué. Tous deux maintes fois condamnés pour activités antisémites, ils étaient venus présenter le « parti antisioniste » qu’ils venaient de créer pour les élections européennes de 2009. Cette cordiale rencontre au sommet entre trois leaders, islamiste, néo-nazi et postcolonial   est évidemment favorisée par un antisémitisme commun.

Les suprématismes raciaux et l’antisémitisme

Senghor rappelle qu’à la fin des années 1930, dans son groupe d’étudiants africains et antillais à l’École normale supérieure, « nous savions tous par cœur le chapitre II » de l’Histoire de la civilisation africaine de Frobenius. Oublié aujourd’hui, Frobenius, éminent représentant de la Völkerkunde et proche de la « révolution conservatrice », voulut sans succès convaincre les autorités du Reich que la première civilisation, celle de l’Atlantide, antérieure à celle des Grecs, était africaine (il pensait à celle d’Ifé au Nigeria, pourtant datable du XIIe au XIVe siècle) et que la culture égyptienne antique y trouvait sa source   .

Son culturalisme empathique et intuitif fondé sur l’Einfühlung posait que la culture, conçue comme « vision du monde », détermine la race car elle « détermine les nations et (…) d’après notre enseignement, façonne aussi en tant qu’entité animée (Seelenhaftes) le corps et doit donc, dans cette mesure, déterminer la race »   . On comprend parfaitement que des intellectuels qui se sentaient discriminés aient vu là un réconfort, et les réécritures de Frobenius sont bien documentées dans l’œuvre de jeunesse de Césaire.

Alors que les positivistes du XIXe siècle attribuaient aux races supposées inférieures des cultures frustes, le culturalisme identitaire fait le chemin inverse déjà tracé par Frobenius : la culture détermine la race, et non l’inverse. Cela suppose évidemment une conception identitaire de la culture, et peut donc conduire à un racisme « culturel », comme celui qui prospère aujourd’hui dans les discours universitaires décoloniaux.

Nous avons vu que les éloges de l’islam par des penseurs décoloniaux pouvaient, comme chez Burgat, s’accompagner d’insistants signaux antisémites. Le lien entre islam, antisémitisme et suprémacisme noir mérite d’être précisé. Il aura suffi de monter en épingle quelques marchands d’esclaves juifs pour exhiber le lien entre les juifs et l’Occident défini comme unique fauteur de toute colonisation. Les suprémacistes blancs affirmaient déjà un lien entre les juifs et l’esclavage : pour Ben Klassen, fondateur du Nationalist White Party, la race noire était « un cancer en notre sein », importée par des esclavagistes juifs pour abâtardir les Blancs.

Cette thèse sera inversée mais reprise par les suprémacistes noirs : les juifs seraient les responsables de l’esclavage   . Sans fondement historique sérieux, la thèse prospère, de la réplique de Dieudonné sur « le commerce des esclaves, une spécialité juive au départ », jusqu’à l’assassinat d’Ilan Halimi par Youssouf Fofana. Il ne reste plus qu’à incriminer les Blancs en général, et le « cancer » change de camp, comme l’atteste cette affirmation de Susan Sontag, figure historique des Cultural Studies : « La race blanche est le cancer de l’Histoire humaine »   .

Rappelons que les suprémacistes noirs sont issus de sectes islamistes. Ainsi, Nation of Islam, secte fondée en 1930 par Wallace Fard Muhammad, qui s’est proclamé Mahdi (messie), eut pour successeur Elijah Muhammad qui prit le titre de « messager de Dieu » et tint ces propos colorés de réminiscences apocalyptiques : « Nous avons vu la race blanche (démons) dans le ciel, parmi les justes, causant des troubles (…), jusqu’à ce qu’ils aient été découverts. (…) Ils ont été punis en étant privés des conseils divins (…) presque ravalés au rang des bêtes sauvages. (…) sautant d’arbre en arbre. Les singes en procèdent. » À présent dirigée par Louis Farrakhan, connu pour ses discours antiblancs et antisémites, admirateur de Hitler et titulaire du prix Khadafi pour les droits de l’homme, cette secte rend les Juifs responsables de l’esclavage.

Les fanatiques antiblancs restent actifs. Avant de former des groupes racistes aujourd’hui dissous, Kémi Seba était jusqu’en 2014 membre de la branche française de Nation of Islam. Affirmant préférer Hitler à Bonaparte, soutenant Youssouf Fofana, le meurtrier d’Ilan Halimi, il fut condamné pour des violences et propos racistes, et défendu par le Parti des indigènes de la République.

À présent, quand ils reprennent une définition politique de la race, les islamistes entendent exploiter les ressentiments et les transformer en colère militante. Houria Bouteldja déclarait : « Hier, la lutte du Mouvement des travailleurs arabes ou aujourd’hui du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) sont des luttes de race. (…) Les indigènes ont su créer un rapport de force pour endiguer la blanchité et je pense qu’il faut savoir le respecter ». Les luttes de races se poursuivent dans son dernier livre, où elle titre son premier chapitre « Fusillez Sartre ! » (slogan de l’OAS – Organisation armée secrète – ici repris parce que Sartre reconnaissait l’État d’Israël) et s’achève par un épilogue titré « Allahou Akbar !» où elle déclare sa flamme à Ahmadinejad. Plusieurs auteurs comme Serge Halimi se sont inquiétés de la teneur antisémite et homophobe de l’ouvrage qui a cependant reçu le soutien de divers intellectuels.

Contre la théologie politique, c’est la possibilité de la liberté religieuse et de l’existence même de la société civile qui sont en jeu : dans une de ses diatribes récurrentes contre Charlie Hebdo, Bouteldja écrivait : « Historiquement, nous ne connaissions pas cette séparation radicale entre les églises et l’État, comme nous ne connaissions pas ce type de distinction entre le profane et le sacré, la sphère publique et la sphère privée, la foi et la raison. Il aura fallu l’avènement de la modernité capitaliste, occidentale et son narcissisme outrancier et arrogant pour universaliser des processus historiques – la laïcité, les lumières, le cartésianisme – géographiquement et historiquement situés en Europe de l’Ouest. C’est une spécificité qui s’est autodéclarée universelle par la force des armes et des baïonnettes ».

Ce relativisme mainstream se mue en absolutisme identitaire dans la justification de meurtres antisémites djihadistes : « Mohamed Merah c’est moi, et moi je suis lui. Nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la république (…). Je suis une musulmane fondamentale ».

Un hasard insistant aura voulu qu’un bon nombre des théoriciens de la race et du genre aient soutenu les auteurs d’attentats djihadistes, minimisé leur action, ou propagé les thèses complotistes à leur propos : nous avons évoqué Achille Mbembé, mais on peut citer aussi Judith Butler qui alimenta au lendemain des attentats massifs du 13 novembre 2015 les thèses complotistes, et Virginie Despentes qui rendit naguère cet hommage plus qu’empathique aux tueurs de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher : « J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s'acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J'ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser leur visage »   .