Dans ce dernier volet d’un examen critique des recherches postcoloniales, François Rastier précise les contradictions entre Cultural Studies et sciences de la culture.

À partir de publications récentes et de projets de recherche en cours, cette étude souhaite évaluer les prétentions scientifiques des concepts de « genre » et de « race » au sein des recherches postcoloniales. En France, elles sont financées et soutenues notamment par le CNRS et l’Agence Nationale pour la Recherche. Faut-il chercher à caractériser le prétendu retard français en la matière ? Au-delà même des questions académiques, la question des standards scientifiques s’impose, dès lors que les revendications idéologiques font fi de la complexité des objets de recherche, des principes méthodologiques, sans même évoquer les normes du discours rationnel.

Sous le titre général « Sexe, race et sciences sociales », l’étude se décompose en quatre livraisons : (1) Sexe, race et CNRS, (2) Histoires de la colonisation et du racisme, (3) Enjeux managériaux et politiques, (4) Contre les sciences de la culture. En voici la quatrième et dernière partie.

 

Menaces

Dans leur combat contre les Lumières, des penseurs nazis avaient jadis dénoncé la notion même de culture comme un moyen de la domination juive. « S’approprier la ’’culture’’ comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif », déclarait par exemple Martin Heidegger   . Derrida, nous l’avons vu, a transposé cela en dénonçant la « colonialité essentielle » de la culture — le chaînon manquant dans cette transposition reste la thèse que les Juifs restent accusés d’être des trafiquants d’esclaves. Derrida inverse ainsi, tout en la reprenant, la thèse colonialiste que l’Occident apportait la culture aux peuples colonisés. Dès lors, une pensée postcoloniale conséquente se doit de « déconstruire » — sinon d’éradiquer — la culture au nom du combat antiraciste. C’est l’effet, sinon le programme explicite, de la cancel culture. Cette « culture » se réduit paradoxalement à un conformisme néo-puritain qui conduit à l’exclusion de pans entiers de la culture.

(i) Elle impose tout d’abord une restriction des corpus : tel professeur est menacé de licenciement pour avoir dans un cours cité uniquement des hommes blancs, qui plus est cisgenres, Épicure, Augustin (pourtant africain), Érasme, More et Diderot. Les lectures conseillées se réduisent ainsi par censure ou autocensure. Certains auteurs sont désignés à la vindicte : ainsi lorsque, au cours d’une manifestation antiraciste à San Francisco, le buste de Cervantès fut vandalisé et couvert d’insultes raciales (comme bastard), on conjectura charitablement qu’on l’avait pris pour un conquistador, mais il a fort bien pu être attaqué en tant qu’écrivain. Il avait en outre cumulé les malchances d’avoir combattu du mauvais côté à la bataille de Lépante, puis de devenir un esclave blanc à Alger.

Des domaines culturels majeurs sont soupçonnés : ainsi une société internationale d’étude de l’opéra baroque s’est employée à faire amende honorable, puisque l’opéra baroque est occidental.

(ii) La restriction drastique des personnes habilitées à lire redouble la restriction des corpus : telle enseignante a été attaquée pour discrimination pour avoir usé du mot negro en mentionnant le titre du célèbre documentaire consacré à James Baldwin, I am not your negro, et en examinant l'usage fait de ce mot par l'écrivain. Dès lors qu’une blanche prononçait ce mot, il devenait raciste, sans considération pour la distinction pourtant fondamentale entre usage et mention.

(iii) L’interprétation des œuvres par les autorités militantes habilitées devient ainsi purement projective, et la grille de race et de sexe permet confortablement de lire la même chose partout. Dans une université d’Arizona, un ami spécialiste de littérature andine baroque se vit tancer publiquement en réunion de département par un responsable académique qui affichait sa bisexualité comme une compétence interdisciplinaire. Le coupable, dans un cours sur Sor Juana de la Cruz, avait négligé de proclamer que cette poétesse cloîtrée était lesbienne, alors que cela n’est aucunement documenté : quelques poèmes dédicacés, selon les usages, à sa protectrice la comtesse de Paredes, épouse du vice-roi du Mexique, auraient suffi à l’attester. Bref, le coupable aurait malignement interprété l’œuvre sans souligner le sens anagogique, forcément homosexuel, qui aurait dû justifier son étude. Aurait-il préféré la lettre à l’esprit ? Depuis saint Paul, on a pu croire que « la lettre tue, mais l’esprit vivifie » (2 Cor, 3. 6). Dans la mystique (homo)sexualisée du genre, une telle négligence est peccamineuse.

Ainsi, les sciences de la culture sont-elles menacées dans leur principe même : alors qu’elles ont se donnent pour mission de problématiser l’interprétation de leurs objets, les Cultural Studies veulent imposer une interprétation dogmatique qui ferait de la sexualité (homo ou trans) le sens ultime visé par toute compréhension. C’était là un principe majeur du puritanisme dès le XVIe siècle, quand il s’attaquait aux arts, notamment à l’art dramatique. Certes, aujourd’hui le péché de jadis est devenu édifiant dès lors du moins qu’il échappe à l’hétérosexualité   . Mais l’effet dogmatique demeure et conduit à lire toujours la même chose en tout texte comme dans toute manifestation culturelle. Voici en France trois exemples récents.

(i) Attachée à prouver que les Lumières sont une affaire d’esclavagistes, une universitaire décoloniale, Mame Fatou-Niang, soutient que Montesquieu militait pour « l’esclavage des nègres », alors que depuis plus de deux siècles sa parodie, soulignée d’emblée comme telle, du discours d’un esclavagiste est reconnue et enseignée pour son ironie polémique. Mais le littéralisme a pour fonction d’interdire toute distance critique, même à l’égard du racisme.

(ii) La littérature classique ne peut guère être que colonialiste et/ou patriarcale. Ainsi, en 2018, dans une lettre ouverte et inclusive, un groupe de candidats à l’agrégation a dénoncé la « culture du viol » dans le sonnet XX des Amours de Ronsard dont le premier quatrain évoque Danaé. Or cette princesse emprisonnée par son père dans une tour d’airain consentit à cette union sans contact et déjoua ainsi les manigances patriarcales.

(iii) De même, un collectif de candidats s’est plaint de ne pouvoir décrire en termes de « viol » et de « violence sexuelle » une scène d’une bénigne églogue de Chénier à l’imitation de Théocrite, l’Oaristys : cependant, la bergère, loin d’y être violée, négocie adroitement son contrat matrimonial et s’assure non seulement des sentiments de son galant, mais de ses biens. Chénier a déjà été décapité. Le voici victime, à titre posthume, d’une complicité de viol ? À ce compte, aucun auteur n’est assuré de résister à l’indignation moralisante.

L’accusation d’« appropriation culturelle » frappe enfin toute personne d’une communauté raciale ou sexuelle qui s’autoriserait à adopter un usage ou un trait culturel attribué à une autre communauté. Cela s’étend à l’usage de dreadlocks par des élégantes blanches au jeu des acteurs qui incarneraient des personnages d’une autre « communauté ». L’actrice Scarlett Johansson, convaincue d’être hétéro, dut renoncer à un rôle de trans. Ariane Mnouchkine fut accusée de n’avoir pas recruté des natifs pour jouer une pièce historique sur le Canada et fut empêchée de la représenter. À ce compte, si l’acteur ne peut incarner que lui-même, l’art dramatique disparaît ou se limite à la télé-réalité. La distance critique est en effet nécessaire à toute création artistique – et scientifique, d’où l’échec des sciences sociales qui se réduisent à des discours militants.

Il en va de même pour tous les arts. Une tribu indienne du Canada accusa un chanteur natif d’utiliser un mode de chant diphonique qu’elle estimait lui appartenir. À ce compte, les Phéniciens auraient été fondés à demander aux Mycéniens des royalties pour l’écriture alphabétique, les rois d’Espagne aux carreteros andins pour l’usage du cheval et de la roue… Des questions vertigineuses se multiplient. Les Perses d’Eschyle devraient alors être joués pas des Iraniens, les Suppliantes incarnées par des Égyptiennes ? Un musicien français ne pourrait-il jouer Bach ? Serait-il cantonné à la vielle ou à l’accordéon ? Comment Charlie Parker pouvait-il jouer du saxophone, instrument allemand, et non de la kora ?

L’appropriation s’étend même au lexique, chaque groupe ayant le monopole de sa désignation identitaire. Un éditeur dut ainsi s’excuser avoir publié le mot crippled (handicapé), sous la plume d’un poète qui avait le front de ne pas l’être. Prudente, l’Association nord-américaine des joueurs de Scrabble (Naspa) souhaite à présent bannir de la liste des termes utilisés en compétition 225 mots ayant trait au genre, à l’origine ethnique ou à l’orientation sexuelle.

De tels interdits rappellent de fâcheux souvenirs : en 1916, le philosophe Bruno Bauch affirmait que Ernst Cassirer, en tant que « Juif » (d’ailleurs athée et de famille protestante), ne pouvait comprendre un philosophe allemand comme Kant. Bref, l’interprétation d’une œuvre ne saurait être conduite que par un membre de la communauté qui en revendique la propriété.

Les pensées identitaires ne peuvent s’affirmer qu’en niant ce qui leur échappe et ne peut participer à leur autoaffirmation. Au nom de revendications communautaires, elles s’attaquent donc aux libertés. Or la culture ne peut se développer que dans un espace de liberté, car la création est d’abord un acte de liberté, ne serait-ce qu’en usant de façon imprévisible des règles qu’elle reconnaît voire instaure. En cela, elle assume une mission émancipatrice – par les arts comme par les sciences.

Bizarrement dogmatiques, les herméneutiques déconstructives s’en prennent aux libertés académiques, notamment pour interdire de parole les invités jugés déviants. En 2019, à Bordeaux, telle philosophe féministe est jugée transphobe pour avoir émis des réserves sur la PMA. A Dijon, un collègue linguiste dut renoncer à une conférence invitée sur l’écriture inclusive. En janvier 2020, à Nice, une philosophe spécialiste de l’esthétique, devait faire un conférence sur la censure en art, fut accueillie par des affiches demandant son boycott (Non à la haine !) et dut faire face à un flot d’accusations maintenant routinières (pédophilie, etc.). La censure d’une conférence sur la censure est une opération dialectique d’autant plus révélatrice que la négation d’une négation conduit à une affirmation.

Les attaques et les humiliations publiques ne peuvent que favoriser l’autocensure, et le silence s’épaissit, dans la résignation soulagée des autorités universitaires. Une universitaire new-yorkaise se voit menacée de licenciement pour avoir fermé les yeux pendant un discours antiraciste ; pour sauver son emploi, elle se défend d’avoir dormi affirmant : « Mes oreilles étaient ouvertes … Mon cœur était ouvert aussi ». Des sanctions pour avoir fermé les yeux avaient jusqu’alors été documentées dans le monde totalitaire, de l’URSS de jadis à la Corée du Nord.

De l’esprit critique

Les discours postcoloniaux et les Cultural Studies qui s’en inspirent ont pour principe de récuser la neutralité axiologique propre aux sciences de la culture. Dès lors les méthodologies de définition, de caractérisation de leurs objets sont éludées : pour une discipline militante, l’objet se confond avec un objectif, il n’est plus qu’un prétexte. La circonscription des corpus, l’examen critique des sources, tout cela devient inutile. L’objet devient une image spectacularisée : ainsi, dans Sexe, race et colonies, des cartes postales coquines pour bidasses pouvaient-elles témoigner, sans nulle distance critique, parfois même sans être précisément légendées et documentées, de la réalité de la colonisation. Il s’agit, certes, des imaginaires, mais ils se confondent d’autant moins avec la réalité historique que la fonction des idéologies est précisément de masquer la réalité, comme l’atteste le discours postcolonial lui-même.

Ce refus de l’objectivation va de pair avec une subjectivation revendiquée : chacun témoigne de son identité et sera d’autant plus écouté qu’il peut cumuler des victimisations, par un effet de « l’intersectionnalité ».

Il ne s’agit pas simplement, par une confusion déconstructive, de délégitimer les sciences de la culture et de conquérir des positions académiques, mais de menacer, y compris physiquement, ceux qui défendent les libertés universitaires, la liberté de création et la liberté de la presse, comme le rappellent ces quelques événements qui témoignent de l’extension de la cancel culture.

(i) Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, les comédiens de la troupe Démodocos ont été physiquement empêchés de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiennes auraient porté des masques noirs (en fait, ces Danaïdes nilotiques portaient des masques couleur bronze). Un communiqué d’étudiants daté du 28 mars a remercié les auteurs de ces voies de fait et ceux qui ont « soutenu notre mobilisation », en mentionnant la Brigade anti-négrophobie, l’association des groupes « La BAFFE, RAFFAL, maisnoncestpasraciste, le CRAN » ; la section locale de l’UNEF a renchéri. La Brigade anti-négrophobie a également soutenu, sinon revendiqué, ainsi que la Ligue de Défense des Noirs Africains (LDNA, héritière de la Tribu Ka de Kémi Seba) : « Victoire on a obtenu l’annulation de la pièce de théâtre à La Sorbonne qui voulait utiliser du Blackface ! ». Le directeur de la troupe, Philippe Brunet, était au passage traité de « délinquant ethnohiérarchiste » et de « sionniste » (sic).

Un manifeste Racisme dans les arts : le Manifeste des 343 racisé·e·s se félicitait alors ainsi : « Des militant.e.s antiracistes ont empêché la représentation du spectacle des Suppliantes mis en scène par Philippe Brunet (…) Nous affirmons notre liberté et notre indépendance de pensée et de création, et déclarons par la présente la mort de votre monde raciste et colonialiste ». L’ACHAC, qui compte le CRAN parmi ses associations sœurs, a publié un texte de soutien à cette courageuse action, dû à Sylvie Chalaye, co-directrice de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés.

(ii) Début mars 2019, peu après l’ouverture de l’exposition Toutânkhamon à la Grande halle de la Villette, la Ligue de Défense des Noirs Africains manifestait à plusieurs reprises pour en interdire l’accès et dénoncer « la falsification & le blanchissement de l'histoire Africaine ». Elle déployait alors une banderole : « Europeans & family, votre génome est criminel, hypocrite, menteur ».

(iii) Enfin, dès le 4 avril, dans une tribune largement diffusée, deux universitaires, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, avaient demandé qu’un tableau de Hervé Di Rosa, commémorant la libération de l’esclavage, et qu’ils jugeaient raciste, soit retiré de l’Assemblée nationale.

En moins d’un mois, largement soutenues sinon inspirées par les milieux indigénistes et décoloniaux, ces trois actions médiatiques concomitantes se sont accompagnées de campagnes diffamatoires et de diverses menaces sur les réseaux sociaux. Ciblant des institutions symboliques, la Sorbonne, le Musée de la Villette, l’Assemblée nationale, elles concourent à accréditer la thèse d’un racisme d’État.

Ce mouvement est international. Le 13 février 2020, des syndicalistes étudiants et des féministes de l’Université Libre de Bruxelles lançaient une campagne pour interdire la conférence de journalistes de Charlie Hebdo : « Pas de réactionnaires sur nos campus! (…) Charlie Hebdo se place en opposition à ceux qui remettent en question les privilèges blancs, hommes, hétéros, bourgeois ». Ils affirmaient ne plus vouloir « subir les dominations bourgeoises, blanches et cis hétéro patriarcales ». Après cette victimisation, pas un mot bien entendu sur les attentats islamistes qui ont endeuillé sa rédaction : les journalistes survivants sont à nouveau désignés comme des cibles.

Des « ontologies » plutôt que des sciences et des cultures

Les idéologies philosophiques identitaires, dans la tradition inaugurée par Heidegger et qui se poursuit chez des islamistes comme Ibrahim Vadillo ou des eurasistes fanatiques comme Alexandre Douguine (naguère réputé conseiller de Poutine) ont récusé les sciences. Heidegger entendait sauver et refonder la tradition de l’ontologie pour l’instrumentaliser en termes de supériorité gnoséologique (la vérité est affaire de Dasein collectif), linguistique (l’allemand est la langue de l’Être) et ethnique (la « Pensée de la race » ou Rassengedanke établit cette supériorité).

Pour des théoriciens décoloniaux comme Ramon Grosfoguel, les cultures sont des « ontologies », donc des essences permanentes, liées à des groupes identitaires. La vérité consiste dans l’autoaffirmation de l’Être propre du Peuple : elle n’est que le reflet de sa vision du monde, comme l’affirmait Heidegger dans son séminaire sur l’essence de la vérité, à l’hiver 1933. On va plus loin que l’affirmation que « la science ne pense pas » (Heidegger), puisqu’elle devient une émanation de l’ennemi occidental : pour de théoriciens décoloniaux comme Grosfoguel, c’est la connaissance même qui est un complot colonial et l’on tient pour acquise « la colonialité de la connaissance »   .

Une « ontologie politique » s’impose alors : les études décoloniales sont donc hostiles non seulement à la science, mais à la connaissance, elles se définissent comme une insurrection (insurgency) : ainsi Grosfoguel, professeur à Berkeley, considère que « l’institution de programmes d’études ethniques et raciales aux États-Unis est une forme d’insurrection épistémique contre le racisme/sexisme épistémique ». L’insurrection est conduite par des « chercheurs activistes » (activist researchers).

« Les postcolonial studies ne sont pas des sciences sociales »

Une question restera donc ouverte : de quelle conception de la science relèvent les études postcoloniales, si vantées par Antoine Petit ou Olivier Faron ? L’objectivation récusée, le fait scientifique se réduit au ressenti militant de l’auteur, voire son ressentiment. Le critère de la vérité n’est pas l’expérimentation ou le croisement des sources et des documents, mais la vision du monde de l’individu et du groupe auquel il appartient.

Les études postcoloniales sont-elles des sciences ? Dans un compte rendu fort critique du livre de Jean-François Bayart, Les études postcoloniales, un carnaval académique   , Laetitia Zecchini écrit sous le titre « Les postcolonial studies ne sont pas des sciences sociales » : « Effectivement, les postcolonial studies s’occupent davantage de discours et de représentations, de systèmes de pensée, de colonisation des corps, certes, mais aussi des entendements, ou des disciplines, telles que certaines comme l’anthropologie ou la philologie se sont développées au XIXe siècle, en pleine expansion coloniale, que de données empiriques. Le discours crée une réalité ».

Dès lors, on comprend que ces études dont le caractère non-scientifique est assumé sinon revendiqué, peuvent récuser l’anthropologie ou la philologie, développées à une époque impure. La conclusion que « le discours crée une réalité » mérite attention : en énonçant le principe même de la parole magique, elle suggère que le discours postcolonial crée la réalité qu’il étudie.

On comprend mieux son désintérêt à l’égard des principes de la connaissance historique, tant à l’égard de la méthode d’objectivation que de la volonté de caractériser les objets. L’histoire inspirée de Foucault monte en épingle des textes obscurs et sans influence, généralise à partir de monographies, théorise à partir de pensées décontextualisées, et surtout promeut un militantisme qui récuse la variation des points de vue, la critique des sources et affaiblit les méthodes d’interprétation, réduites à des projections anachroniques. On pourra faire ainsi une critique décoloniale de l’immigration turque en Allemagne, comme si l’empire ottoman avait été une colonie du Reich.

Une histoire mythique se construit ainsi peu à peu, avec ses bons et ses méchants, ses dates symboliques et ses promesses combattantes. Ses simplifications, ses critiques de la rationalité… et de la laïcité, galvanisent une foi militante. Par exemple, dans le numéro spécial de Multitudes (n°59, 2015) intitulé « Décoloniser la laïcité », le coordinateur, Mohamed Amer Meziane, affirme : « ce sont des refoulés coloniaux − et non « l’islam » − qui contreviennent à l’application équitable et démocratique du principe de séparation de l’État et des cultes »   .

Sous couleur de décoloniser des imaginaires largement imaginés, la confusion constante entre l’objet et le discours qui le configure permet, à partir d’une histoire révisée et narrativisée, de constituer un monde de substitution, simpliste, où des affrontements se préparent et se légitiment par avance.

Le principe identitaire exclut la distance critique propre à l’activité scientifique. Par exemple en linguistique, on distingue évidemment la langue décrite et le discours de description. Dans le discours décolonial, cette distinction devient caduque. Ainsi, interrogée sur l’indigénisme, l’universitaire Maboula Soumahouro répondit que les personnes concernées n’utilisaient pas ce mot. En effet, le parti des Indigènes de la République ne l’utilise guère. Il suit que toute caractérisation, toute analyse d’un phénomène social ne pourrait être conduite que par les catégories utilisées par ses acteurs - et n’a de légitimité que s’ils en sont les auteurs. Eugenio Coseriu voulait dissuader les linguistes de décrire leur propre langue, pour ne pas céder à la facilité. Ici, à l’inverse, tout regard extérieur et objectivé est exclu, ce qui dénie la possibilité même de l’activité scientifique.

Faute d’une épistémologie, et d’une méthodologie, faute de corpus (réduits à quelques exemples), la doctrine postcoloniale se réduit à l’élaboration d’un dialecte. S’il est toujours émouvant d’assister à l’émergence d’une langue de bois, on ne saurait oublier qu’un tel idiome est immersif, car fondé sur la répétition militante. Or l’immersion interdit toute distance critique et ne restent que des mantras, chaque texte décolonial répétant inlassablement les mêmes formules. Un tel dialecte est normatif, car il ne s’agit pas de décrire des objets scientifiques complexes, mais d’imposer une idéologie et de participer ainsi à un contrôle social renforcé. Il se singularise par un pathos constant, dans la victimisation comme dans la diatribe, les deux genres qui caractérisent les multiples tribunes et interventions décoloniales, et dont on retrouve des traces insistantes dans des articles académiques. Par exemple, à la première page de son chapitre, « Les danseuses du ventre au XXe siècle », Naïma Yahi, co-directrice de Sexualités, identités et corps colonisés, écrit : « Domination du corps des femmes arabo-musulmanes, objets de désir et outils d’humiliation des sociétés patriarcales d’origine, ces héritières de Salomé et/ou de Shéhérazade sont assignées presque par automatisme à la prostitution qui découle de cet asservissement ». La syntaxe inextricable de cette phrase est aussi problématique que sa sémantique. Que viennent faire Salomé et Shéhérazade dans un article sur la danse du ventre au XXe siècle ? Ces princesses de légende n’ont au demeurant rien à voir avec la prostitution. Peu importe, les mots-clés sont là : humiliation, patriarcal, assigner, prostitution, asservissement.

Que vise donc le discours décolonial ? En mêlant race, sexe et violence, il utilise les ressources éprouvées du pathos pour faire appel aux émotions primaires, le désir et la haine, unies par une violence qui s’oppose à toute distance critique, pour créer un effet de fascination. Au demeurant, l’obsession sexuelle des racistes « de droite » reste attestée de longue date, de même que leur fascination pour la violence.

Dans le discours décolonial, la violence se concrétise par des tirades récurrentes contre tout ce qui serait propre à l’Occident, de la race blanche à la sexualité hétéronormée. Elles s’étendent aux discours scientifiques, dès lors qu’ils sont jugés non dénonciateurs, donc complices de l’oppression. Par exemple, Claire Gallien affirme : « Contrairement à la croyance en une vérité a-perspectiviste et universelle dans le discours scientifique, la décolonialité présuppose que la connaissance est toujours le résultat d'une incarnation et d'un engagement »   . Aussi, se félicitant que les « actions directes » de « désobéissance épistémique » aient « créé sur les campus un trouble bénéfique », elle appelle à « une authentique décolonisation des curricula et des méthodes d’enseignement »   .

Le double langage demeure quand le discours « antiraciste » reprend toutes les catégories du discours raciste, y compris sa composante victimaire : la dénonciation peut ainsi se faire réaffirmation. Il reste, comme le constate à présent une essayiste indienne, Angela Saini : « La vérité, c’est que le mot “race” est raciste »   .

Dépasser les préjugés d’appartenance

Les caractères de tout texte, de tout objet culturel, sont relatifs : ils ne sont que des différences qualifiées au sein d’un ensemble de comparaison (le genre, l’intertexte, le corpus). Comme cet ensemble n’est nullement donné, les éléments caractérisants procèdent du point de vue qui a présidé à sa constitution, et de la pratique interprétative qui qualifie les différences.

Le point de vue comparatif des sciences de la culture conduit à ne définir l’identité que comme spécificité. Entre des spécificités, il n’y a point de contradiction, mais seulement des différences. On peut établir entre elles une égale distance critique, alors que les identités tendent à s’affirmer comme des tautologies narcissiques. Même dans le cas de l’identité personnelle, la volonté identitaire reste une aliénation, car le Moi n’a pas de centre et ne peut en être un : il se construit en effet dans des pratiques, donc en relation avec des objets et des personnes.

Depuis les Lumières, on a pris conscience de l’existence d’une culture mondiale, non seulement pour les arts, mais pour les sciences, et la linguistique comparée, l’anthropologie scientifique et les autres sciences sociales se constituent alors. Le cosmopolitisme, les projets de paix universelle, la définition et la légitimation des droits humains font partie de l’universalisme rationnel et raisonnable exécré traditionnellement par les nationalismes et renforcé aujourd’hui par les mouvements identitaires de « gauche » comme de droite extrême.

Être cultivé, c’est ne pas en rester à sa culture, dépasser les préjugés d’appartenance pour gagner en autonomie de pensée. Une culture ne peut s’élaborer et se comprendre que dans le corpus des autres cultures, d’autant plus qu’elles s’empruntent et se recontextualisent continuellement dans le temps historique comme dans l’espace mondial. Par exemple, le plurilinguisme conditionne non seulement la diffusion des œuvres littéraires par leurs traductions toujours recommencées, mais préside à leur élaboration même comme l’attestent aussi bien les brouillons des écrivains que leurs allusions et références.

La culture est à tous parce qu’elle n’appartient à personne, sauf à se réduire à de simples coutumes, voire à un conformisme imposé qui causa la catastrophe culturelle du totalitarisme. Les anti-Lumières ont prétendu réduire la culture à l’autocontemplation identitaire. La communautarisation de la culture conduit de fait à son extinction, comme on l’a vu avec les expériences totalitaires et les dominations djihadistes : ne restent que des chants militaires.

Heidegger attaquait Cassirer et le projet même des sciences de la culture, formulé d’abord dans le premier tome de la Philosophie des formes symboliques (1923) consacré au langage et à la linguistique historique et comparée. Quarante ans après, Derrida, dans De la grammatologie, s’attaque à Saussure pour les mêmes raisons : il s’agit de mettre à bas le structuralisme qui s’était montré, de Jakobson à Lévi-Strauss, capable de fonder méthodologiquement les sciences de la culture, à la suite de Humboldt, de Saussure, de Hjelmslev, mais aussi de Boas, de Propp et tant d’autres.

Les pouvoirs forts ont toujours cherché à diminuer ou asservir les sciences de la culture. Pour en finir avec elles, les décideurs à présent les jugent trop complexes, trop critiques, trop objectives, pas assez sociétales.

Cependant, il n’est plus une tyrannie qui ne tienne un langage décolonial, du Venezuela à Cuba, du Soudan au Zimbabwe, de l’Iran et de la Turquie à la Corée du Nord. Même le Qatar ne cesse de dénoncer l’Occident par le biais d’Al-Jazeera, tout en y investissant massivement. La tirade postcoloniale la plus émouvante fut celle de Hissène Habré, dénonçant le complot occidental devant le tribunal purement africain qui venait de le condamner pour crimes contre l’humanité.

Dès 2015, l’actuel ministre indien de la culture, Mahesh Sharma, avait prévenu : « Nous purifions tous les domaines du discours public qui ont été occidentalisés ». Ce processus se poursuit sous nos yeux, mais en Occident, pour autant que cette notion douteuse ait encore un sens.

On sait qu’Edward Saïd reste avec Michel Foucault un des auteurs tutélaires revendiqués par les auteurs décoloniaux. Cependant, il s’est opposé à une vision identitaire de la culture, selon laquelle elle serait « ce qui fait la différence entre “eux” et “nous”, presque toujours avec quelque xénophobie ». Inquiet des inconséquences politiques de ceux qui se réclamaient de lui, il a sur la fin de sa vie mis en garde à propos de l’impérialisme : « le pire et le plus paradoxal de ses cadeaux a été de laisser croire aux peuples qu’ils étaient seulement, essentiellement, exclusivement des Blancs, des Noirs, des Occidentaux, des Orientaux. Les continuités persistantes sont indéniables : longues traditions, habitats prolongés, langues nationales, géographies culturelles. Mais il n’y a aucune raison, sauf la peur et le préjugé, de vouloir à toute force les maintenir séparées et distinctes, comme si c’était le fin mot de la vie humaine »   .

Ainsi, loin de lutter contre l’oppression, les études décoloniales la reconduisent tant par leur inanité scientifique que par leur agressivité académique encore couronnée de succès.

 

N.B. — J’ai plaisir à remercier à divers titres les membres de Vigilance Universités et du comité scientifique du Réseau de Recherche sur l’Antisémitisme (RRA).