Dans un livre d’entretien très vivant, l’historien et démographe Emmanuel Todd revient à la fois sur son parcours et sur sa méthode de chercheur.

Emmanuel Todd a assuré sa renommée initiale en « prédisant » la fin de l’URSS à partir de données démographiques, comme le taux de mortalité infantile alors en augmentation, dans La Chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère soviétique (1976). Intellectuel en vue, connu pour ses prises de position parfois polémiques, comme sur l’Allemagne ou sur les manifestations après l’attentat de Charlie Hebdo, il se distingue toutefois d’autres intellectuels médiatiques en cela qu’il est un vrai chercheur, au parcours institutionnel néanmoins atypique. En effet, il n’a jamais obtenu de poste d’enseignant ou de chercheur mais a occupé les fonctions de chef du service de la documentation de l’Institut national des études démographiques [INED]. Il est aujourd’hui connu pour ses recherches sur la relation entre structures familiales et idéologies politiques, ou encore pour ses travaux sur la diffusion des modèles familiaux.

C’est sur son parcours et sa pratique de recherche que revient Eloge de l’empirisme, un dialogue entre l’historien et démographe et plusieurs sociologues (dont Morgan Jouvenet, Frédéric Lebaron et Yann Renisio) et épistémologues, emmenés par Marc Joly. Cet entretien a eu lieu en 2019 dans le cadre d’un séminaire d’épistémologie des sciences sociales au sujet de sa somme Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine (2017). Depuis, et à la suite du mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Todd a publié La lutte des classes en France au XXIe siècle (2020), où il annonce une révolution probable en lien avec la détérioration de la situation d’une majorité de la population.

La discussion au cœur d’Eloge de l’empirisme, entre Emmanuel Todd et Marc Joly, retranscrite par François Théron, donne l’occasion au premier de revenir sur son parcours et sa méthode de recherche.

 

De l’histoire à la démographie

Titulaire d’un bac « mai 68 », le jeune Emmanuel Todd est attiré à la fois par l’histoire et les mathématiques. Se décrivant comme animé par un « esprit scientifique », il démarre des études d’histoire en parallèle d’un cursus à Sciences Po – pour assurer ses arrières – qui lui permet d’être confronté à de nombreuses disciplines. En histoire, il est très influencé par les Annales et notamment par Emmanuel Le Roy Ladurie, un proche de sa famille. Ce courant historiographique le rend vigilant par rapport à la construction des données statistiques. Il se prend d’ailleurs de passion pour la démographique historique, comme en atteste un devoir d’étudiant, reproduit en annexe (et qui aurait mérité d’être retranscrit, plutôt que numérisé, par souci de lisibilité). Sur les conseils de Le Roy Ladurie, il poursuit en doctorat d’histoire à l’université de Cambridge, sous la direction de Peter Laslett. Il y découvre l’anthropologie historique britannique. Par ailleurs, Emmanuel Todd se dit influencé par le Marx de la Lutte des classes en France et du 18 brumaire, même s’il s’en écartera avant d’y revenir dernièrement.

Après son premier livre, il commence une carrière comme journaliste culturel au Monde des livres, de 1977 à 1983, en charge de la couverture des nouveautés en histoire, sociologie et anthropologie. La sélection de comptes rendus livrée en annexe témoigne de la diversité des lectures d’Emmanuel Todd : de Wittgenstein à Boudon en passant par Polanyi. En 1983, il entre à l’INED, non comme chercheur, mais comme directeur de la bibliothèque. Tout au long de sa carrière à l’INED, il ne publie pas dans des revues à comité à lecture (soumise à une évaluation par les pairs), mais directement chez de grands éditeurs. Ce choix personnel le place en marge du système académique, puisqu’il l’empêche notamment d’être recruté sur des postes de chercheur, et lui a parfois été reproché lors de controverses autour de ses travaux.

 

Discours sur la méthode

Emmanuel Todd estime ne jamais avoir eu de vrai projet de recherche. Pour autant, il s’est efforcé de mettre à jour des coïncidences, des régularités de variables. Au cours de ce dialogue, il déclare ainsi : « je suis un vrai empiriste : le principe de soumission aux faits, aux interprétations raisonnables, est pour moi un absolu. » Il ajoute viser des explications partielles et non totales. Ainsi, après avoir montré que les structures familiales produisent des effets à travers les siècles, il conclue dans son dernier livre à l’effacement récent de cette influence, au moins à l’échelle de la France.

Sa prédilection pour les données démographiques s’explique par leur solidité et s’oppose, par exemple, aux données économiques, qu’il n’hésite pas à qualifier de « pourries ». En effet, les statistiques ayant trait à la démographie sont difficilement falsifiables du fait de leur cohérence interne : « tout ce qui nait meurt ! On ne se rend pas compte à quel point cela procure à un système de la sécurité statistique. » Ceci explique sûrement la relative fiabilité de son analyse de l’URSS alors que l’empire soviétique était connu pour le caractère douteux de ses chiffres économiques.

Tout au long de cette discussion épistémologique, Emmanuel Todd se présente donc comme résolument empiriste, peu soucieux de concepts et de théories – assimilant d’ailleurs, comme une boutade, « habitus » et « biais cognitif » – mais très attaché à la vérité issue de l’observation et de la mise en relation de données. Les sociologues avec lesquels il s’entretient pointent à raison certaines limites de sa démarche, en premier lieu sa sous-estimation du rôle de l’Etat dans le changement social.

 

Le dialogue qui constitue le cœur de ce livre est vivant, parfois drôle, mais aussi exigeant – un glossaire sur le vocabulaire de l’anthropologie de la famille aurait été le bienvenu – et se révèle très instructif. La sélection de comptes rendus – au style toujours très enlevé – tirés du Monde fait écho aux convictions de chercheur d’Emmanuel Todd et montre en pratique l’ouverture d’esprit dont se targue l’historien et démographe dans l’entretien. En définitive, Eloge de l’empirisme constitue à la fois un éclaircissement sur la démarche d’Emmanuel Todd et une invitation à (re)lire son œuvre.