Dans son dernier roman, Hubert Haddad raconte l'histoire du ghetto de Lódz, sur le mode théâtral de la farce tragique. Un choix qui revient à dénoncer l'impasse du roman réaliste.

Le dernier roman d'Hubert Haddad, Un monstre et un chaos, ravive l'histoire du ghetto juif de Lódz, nommé Litzmannstadt par les nazis et dirigé par Chaïm Rumkowski, dans une mise en scène qui mêle la farce à la tragédie. Ce que l'on sait du personnage historique de Chaïm Rumkowski est qu'il demeure une figure de la Shoah fortement controversée. Pour organiser la population locale et maintenir l'ordre à Lódz, les Allemands établissent dès 1939 un conseil juif, ou Judenrat. Le Judenälteste, ou doyen du Judenrat, est Chaïm Rumkowski. Il s'était fait connaître comme dirigeant d’un orphelinat juif, Hélénowek, et comme membre du conseil communautaire avant la guerre. Décidé à collaborer avec les nazis, par intérêt pécuniaire autant que pour sauver le ghetto, il ne le maintiendra que deux ans de plus que les autres ghettos et sa fin en sera tout autant tragique, son histoire s'achevant à Auschwitz et dans les programmes d'extermination réservés aux juifs, aux tziganes, aux handicapés... 

En 1939, Rumkowski rencontre Biebow, un proche de Himmler et lui propose un programme clé en main pour le ghetto : « Hans Biebow a contresigné mon programme de gouvernance du ghetto. Les Allemands ont une expression que nous ferons nôtre : Arbeit macht frei, le travail rend libre »   . Une idéologie qui dissimulera les camps de la mort. Appelé par dérision le « Roi Chaïm », Hubert Haddad le présente comme un « Pétain local » qui « avait pris goût aux longs discours vindicatifs dans le style mussolinien ». Il justifiait sa démarche par une distinction entre « le pauvre chaos des juifs persécutés » et « la mécanique huilée des persécuteurs ». « Les siens ne disposaient que d'un Dieu sans visage, les autres avaient un Führer ». Il devient dans le roman un personnage de farce tragique, un chiffon de papier, loin et proche à la fois de la réalité historique.

 

Une histoire d'enfants en parallèle

Comme au théâtre, l'histoire commence par un prologue qui établit le cadre de la fiction. Alter y parle de sa jeunesse et de celle d'Ariel, son jumeau. « On oublie tout dans les yeux de son frère »   , écrit le romancier. Le ton se fait ici poétique, jusque dans la tragédie. L'univers des enfants est celui de l'écriture onirique, loin des personnages historiques. Sa mère et son frère sont tués sauvagement au moment de l'arrivée brutale de l'armée allemande en Pologne. Est-ce à lire comme la tragédie d'un enfant qui ne supporte pas d'avoir survécu à son frère ? Tragédie existentielle qui se propagera à tout un peuple de survivants. Dans un monde conquis par un monstre, le IIIe Reich, comment trouver encore du sens au milieu du chaos ? Au début c'est la fuite, la débâcle, puis le silence d'Alter. Après de multiples rencontres au milieu d'événements historiques qui lui échappent et la découverte d'une nature humaine monstrueuse et imprévisible, Alter arrive au ghetto de Lodz, où il s'installe dans le théâtre d'un marionnettiste. Là, il découvre cette illusion propre au théâtre qui rend possible l'espoir de revoir son frère. Il va se mettre à fabriquer une marionnette qu'il nomme Ariel, sauvant le mort de l'oubli par l'artifice de quelques morceaux de tissus, qui lui font en somme retrouver une sorte la vie. Dans le public du ghetto aussi, « La plupart se taisent, les yeux perdus cherchant l'infime distraction qui sauvera la minute à venir du désespoir »   . Le divertissement pascalien trouve ici tout son sens : il s'agit de fuir l'idée de la mort pour la supporter.

 

Echapper au réel

Il faut échapper au réel pour survivre, déployer l'horizon du récit pour sauver la vie. Shloyme Frenkel dit à ce propos : « Nos ancêtre devaient déjà bien savoir que la vie n'est sauvée que par ceux qui la racontent »   . Vivre est possible par l'illusion. C'est la tâche des poètes et des raconteurs d'histoires que de transmettre la mémoire, continue-t-il. C'est la leçon de Shakespeare dans Le songe d'une nuit d'été. L'amour monstrueux de Titiana pour un âne, c'est la tragédie se mêlant au grotesque, montrant ainsi la force de l'illusion pour dévoiler le vrai. Le roman se définit lui-aussi comme art de l'illusion. Alter fait revivre Ariel, son frère, par le jeu de la marionnette et de l'illusion. Faire revivre les morts, dans l'espace théâtral qu'est devenu le texte, c'est une des raisons qui conduit le directeur du théâtre Maître Azoï à faire revivre son épouse, à la place d'Esther, considérée comme la sauveuse du peuple juif dans le texte biblique. Cela déclenche dans le public un rire violent, cette « catharsis » salvatrice théorisée par Aristote dans La Poétique. La rationalité seule ne suffit pas pour faire accéder au vrai. Il faut jouer avec les passions d'une nature humaine peu altruiste pour que la vérité surgisse, par la force salvatrice de la poésie qui transforme le récit historique en geste du héros.

 

« On doit la vérité aux morts, même s'il est trop tard »

Le roman et la fiction auraient-ils plus de force que le récit strictement historique pour dire l'innommable ? On retrouve là le questionnement de Paul Ricoeur dans Récit et histoire, mais posé cette fois-ci du côté du romancier. Si les survivants ont pu parler à leur sujet d'un « devoir de mémoire », le romancier est surtout astreint à un devoir de vérité. C'est le sens du début du roman, où la narration, d'abord formulée par le personnage Alter à la première personne, est repris par l'écrivain dans l'extériorité de la troisième personne, focalisant le lecteur sur la poétique de l'enfance portant le renouveau. Il y a une écriture d'après Auschwitz dont l'enfant détient le secret. Il rend leur présence à tous ces oubliés que le temps a remisé dans les coulisses de l'histoire. « Les empreintes de pas elles-mêmes s'effacent près d'un arbre couché que la neige recouvre méticuleusement »   , écrit Hubert Haddad pour donner à voir le silence auquel nous condamne l'innommable. « Nul ne saurait imaginer l'innommable »   , écrit-il. Il faut trouver une nouvelle écriture, une renaissance comme celle de l'enfant qui se cache pour vivre dans une tombe.  Le monstre nazi et antisémite, créé par des hommes, s'enfle tout le long du récit, comme dans la fable, jusqu'aux chambres à gaz. Il y a un devoir de vérité envers les milliers de morts juifs, handicapés, opposants, etc. exterminés par l'occupant nazi. A la différence de Jorge Semprun et Primo Levi, qui tentent de se souvenir par l'écriture autobiographique des raisons de leur survie, Hubert Haddad tente par la fiction et l'illusion à montrer ce que la raison seule ne parvient pas à atteindre, se réfugiant alors dans le silence.

 

Les silences

L'enfant s'enfuit de son village et se camoufle sous la muraille du silence. Nous cheminons avec lui sur la route de la mort. Inexorablement. On recouvre le silence de cette route de bruits et de fureur. La guerre n'est qu'explosions et cris de la bestialité sur la route de sa fuite. Si le langage ne fait plus sens, que tout devient chaos, l'humanité sombre dans la folie. Alter est devenu cette figure qui ne veut pas de l'étoile jaune. Refus de sa judéité, préférant suivre « heure après heure le cycle du soleil »   . Cette étoile jaune fait de son frère, Ariel, une cible pour celui qui le vise de son arme. Il meurt une seconde fois. Alter se cache parmi les morts. La possibilté de survivre lui est laissée par l'écrivain : il a enterré son frère. La vie peut continuer d'inventer.

 

 

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