La marche dansée et claudicante d’une écriture à la rencontre de la douleur. Ou comment se jouer poétiquement des illusions de la littérature et du cinéma.

Dans son roman Casting sauvage, Hubert Haddad se met en quête d’une écriture qui ne fige pas la douleur dans la figure de sa commémoration ou dans une vaine tentative de mise en scène. Ecrire la douleur, c’est dépasser le cadre étroit de son histoire. C’est ainsi que Damya, la danseuse du roman, n’aime pas tous les romans de Duras. Elle se tient à distance de La douleur, impuissante à écrire cette douleur, de la même façon que ces auteurs qui l’ont vécue de près. L’écriture n’est pas un témoignage du passé, elle en est la création : non comme une pâle copie des faits, mais comme œuvre dépassant les données empiriques et historiques du modèle. L’écriture doit dépasser l’histoire par l’écart, le « grand écart » de la danseuse : « Recréons la mémoire et la ville en dansant » dit le « jongleur » à la fin du roman. Si cette écriture prend ici modèle sur la danse, c’est que la danse est une figure du mouvement qui n’est pas, en particulier, le mouvement du cinéma : car sur les écrans, les figurants ne sont en somme que des rescapés, des témoins dont il ne reste que les costumes et le décor. Au contraire le pas du danseur crée le temps et l’espace, allège par ses pas la pesanteur des mots impuissants à dire.

 

Ni Pygmalion, ni Coppélius

Le roman de Hubert Haddad montre comment le cinéma se trouve piégé par son souci d’une exacte reconstitution du retour des rescapés des camps de la mort. Damya, l’héroïne du roman, est chargée de recruter des figurants pour restituer le plus fidèlement possible ce retour. Elle cherche, fidèle aux consignes, la maigreur, la souffrance dans tous ces passants qu’elle croise, sensible aussi à leur douleur actuelle. La douleur n’a pas d’âge. Elle est douleur quelque soit le contexte. Le réalisateur insiste sur la tonsure des figurants, réduisant l’Histoire à une série de stéréotypes mort-nés. « Le passé est haleine des morts ! » s’écriera Mathéo   . Il jettera dans la Seine son œuvre, cette statue de la femme aimée qu’il mit tant d’efforts à réaliser, cherchant à se rapprocher au plus près du modèle. Faire sortir un noyé de l’eau, expliquera-t-il à Damya, c’est ne plus le reconnaître tant il est défiguré. De même en va-t-il de tous les morts de l’histoire. La figuration n’œuvrera qu’à leur défiguration.

Le romancier n’est pas un historien. Il hérite des mots pour dire un réel qui échappe au souci de la mise en scène : « ils survivent de mendicité ou de rapines, tout comme dans Les Olvidados, ce film en noir et blanc de Luis Bunuel. Mais ceux-là sans mise en scène, premiers rôles tragiques d’un monde défiguré »   . Prétendre donner « figure » à l’histoire de la douleur, chercher des figurants, c’est manquer la figure de la douleur. La littérature doit briser les vieux mécanismes :

« Tu serais Swanilda et moi son fiancé Franz. Tu briserais les pantins au nez du vieux Coppélius qui voulait ravir ton âme »   explique le jongleur à Dmya. En finir avec la raideur des pantins sans vie, éviter de parler de la douleur dans un jeu de pantomime, tel est le projet d’Hubert Haddad. Damya n’est pas Coppélia, pas plus qu’elle ne sera Galatée aux Mains de Pygmalion. Le personnage du roman échappe à son créateur dans la liberté qui la porte. Danser ce n’est pas imiter.

 

On ne figure pas la douleur avec des figurants

Damya danse. Son déséquilibre permanent, la raideur de sa jambe blessée la ramènent à la gravité présente. Elle est prise de vertige en quête de légèreté dans un monde de la pesanteur. Elle marche sans toucher le sol, seules ses jambes dansent. Les danseurs n’ont pas d’ailes pour s’envoler juste des jambes, peut-on lire plus loin. Elle s’arrête parfois, dans cette figure de l’immobilité qui appartient d’abord à la danse. Le flux appartient au réel, à ses passants parisiens que l’on croise de loin dans le roman, pris dans l’étourdissement d’une ville indifférente à ceux qui se sont arrêtés sur les bas-côtés de la misère et de la douleur. « Assis en rang d’oignons sur les parapets, des figures rabougries observaient d’un œil absent les vols de pigeons et les mornes parades de touristes occupés à s’immortaliser les uns les autres avec la cathédrale pour motif »   . L’écriture du texte est rythmée par cette marche funèbre entamée par , en deuil d’elle-même. Cette marche funèbre c’est aussi celle du chorégraphe Egor, sorte de Pygmalion qui a perdu sa Galatée, ou encore celle de Mathéo cherchant à achever sa statue – une autre Galatée- pour la jeter dans la mémoire oublieuse de la Seine. Cette marche atteint son paroxysme avec la scène cinématographique des rescapés de l’Holocauste, sous l’œil de immobile.

 

Sauvagerie du hasard ?

La douleur n’existe que dans ses diverses apparitions. Ce dernier roman de Hubert Haddad, Casting sauvage, mêle avec force la douleur et les douleurs intimes, singulières, l’Histoire et les histoires, la mémoire et les mémoires ébranlées, au rythme de la marche claudicante de la danseuse, Damya, qui un jour de 2015, attablée à un bar de la place de la Bastille, a vu sa vie vaciller comme tant d’autres. Un hasard, ces moments imprévisibles que l’auteur nomme « la conspiration du hasard »   , donnent le sentiment pesant que les Dieux jouent aux dés dans le ciel étoilé. Face à cette contingence nous sommes les personnages de la fatalité. La vie se présente dès le début du roman comme subie et tragique. Damya semble se laisser guider par des choix qui ne sont pas les siens, à l’image de ces déportés qui n’ont même plus conscience de la souffrance et de la douleur. Mutisme de toutes ces victimes qui n’ont rien demandé. Mathéo, cet ancien acteur jadis fêté, aujourd’hui oublié, « ressemble à n’importe quelle vaguelette »((p.18). Il ne parle plus dans son impuissance à effacer la douleur de la perte de l’être aimé. La Seine indifférente parcourt elle aussi le texte d’Hubert Haddad.

 

Figure animale de la douleur

Les rêves plongent Damya dans le labyrinthe de la confusion, mais ils créent comme une poétique surréaliste, une dynamique par l’image forçant la limite des mots. Les souvenirs de la douleur font soudain irruption. Les rêves les habillent de tout un bestiaire sauvage et mouvementé : chat, serpent, orque, chauve-souris, cerf élaphe. La Seine, « on croirait l’orque avalant un réverbère »((p.125)) écrit Hubert Haddad. « L’arme blanche de la conscience »   n’a que faire de cet imaginaire. Il y a une violence de la raison, une gravité, une raideur. Elle se nourrit du mécanique, de ces images mortes-nées, de ces costumes et de ces mises en scène déguisant l’essentiel. Le rêve meurt du quotidien et des soucis.

C’est à une poétique de la figure de l’étrange sans cesse en mouvement, en recomposition – rien à voir avec la décomposition des cadavres – qu’en appelle le livre de Hubert Haddad pour écrire la douleur. Les mots retrouvent ici toute une puissance expressive qui était portée disparue.

Figure de l’inattendu, de ces fruits du hasard que combine le rêve, l’écriture est semblable à la danse et au jonglage, et, comme le dira en conclusion Hubert Haddad, à ceux qui sont « des équilibristes, des flammes ou des algues, pas des statues de geste »   . La Seine, dans ses jeux de miroir, trace cependant la démarcation entre deux hasards : le bon et le mauvais, le bon-heur et le mal-heur. La danse trace cette ligne, le chemin des rencontres. Des sans-papiers, une jeune femme anorexique, un homme à l’allure d’oiseau, un saltimbanque, surgissent au détour d’une rencontre. On traverse la ville dans tous les sens, avec des aller-retour, des silences, des « nuages de pierre »   du côté de la place de la Bastille. Un étrange pourpre baigne la ville. Il faut traverser le miroir aux alouettes, celui de l’illusion, celui des pâles reflets défigurés. Il faut oublier pour ne pas retrouver à la surface de l’eau des cadavres monstrueux. Ecrire c’est claudiquer, mais rester en quête d’équilibre, se pencher au dessus du parapet au risque de tomber, mais aussi de se redresser et de rencontrer le bon-heur, cette transfiguration de la douleur. Nietzsche écrivait :

« Nos écrivains que l’on dit « élégants » n’ont jamais, comme leur style le montre, appris à marcher : et dans nos gymnases on n’apprend pas, comme nos écrivains le montrent, à marcher. »   Apprendre à marcher comme Damya ou encore Hubert Haddad, c’est sortir de l’illusion romantique de la littérature. C’est créer une nouvelle écriture. C’est être artiste.