Le vent souffle dans les deux romans d’Hubert Haddad, Le peintre d’éventail (2013) et (2015), le récit du destin de deux hommes qui portent la mémoire du Japon. « Ecoute le vent qui souffle. On peut passer sa vie à l’entendre en ignorant tout des mouvements de l’air. Mon histoire fut comme le vent, à peu près aussi incompréhensible aux autres qu’à moi-même »   . Chez Hubert Haddad, le porteur de mémoire est cet homme aux prises avec le vent : « Il travaillait à sa réparation [de l’éventail] avec acharnement dans un monde désert, en réponse au vide qui l’assiégeait »   .

Ce vide c’est le résultat d’une catastrophe nucléaire. La mémoire du Japon ce sont ces catastrophes, cette néantisation du passé. Les deux romans en portent l’écho par ce choix d’une écriture de l’éphémère. Dans les personnages marchent : « marcher c’est mettre en avant tout ce qu’on ne peut emporter »   . On ne peut dire que le fugitif, le passager. Rien ne dure. Ni les monuments, ni les œuvres, ni l’amour, ni le désir. Ainsi le titre n’apparaît dans le roman de Hubert Haddad qu’à un moment très furtif. Une jeune femme frêle et d’une beauté rare trace ce signe, puis disparaît avec le secret de son apparition. Mà, c’est l’énigme de la parole pour dire l’œuvre, le souvenir, le passé. Cela explique le choix des haïkus, petits poèmes extrêmement brefs visant à dire l'évanescence des choses. Ce que l’auteur du livre dit avec de multiples mots, l’haïku le dit en un temps ramassé.

Taneda Santôka, dans , compose des haïkus.  Dans Le peintre d’éventail, Matabeï peint des éventails. Les deux romans se font écho. Les deux personnages sont en quête d’un passé, errent « dans les désordres d’une mémoire décapitée sous les remous du ciel »   . Demeurent quelques « monuments indemnes, à distance, phares au hasard d’un océan de fumée »   . Ne serait-ce pas cette parole vive et monumentale, le haïku ? Demeurent quelques images du passé, figées dans leurs souvenirs. Les personnages répètent  un passé mort, incapables d’oublier. Santôka ne cesse de voir sa mère se jeter dans le puits de l’oubli. Le thé et ses rites, les naufragés du passé hantent le présent des personnages, comme les haïkus scandent  les discussions de mondains qui s’ennuient et tentent de conjurer le vide qui les habite.

L’auteur est en quête d’images pour tenter à son tour de dire : « La mort est un petit chien qui mordille ses puces »   . Le passé n’est plus que vestiges. Le poète ne sait qu’admirer des modèles morts dont il hérite malgré lui. Est-il possible de se débarrasser des traces ? Fragilité de la composition : « la ville en robe de papier s’est consumée au premier tremblement ». Le présent ne dure pas. Il est sans cesse à rebâtir, pris au piège d’un passé immuable qui ne cesse de réapparaître. Les personnages de sont emportés par le passé qui les aspire, comme Saori qui disparaît dans la mer de ce voyage en bateau qui la ramène de l’île de ses souvenirs. « Il n’existait pas de demeure »   . D’où la marche. La littérature doit marcher pour trouver les mots. Au milieu de la ville renversée, il retrouve son matériel d’écriture. Maintenant il peut à nouveau écrire, libéré de ce présent rongé par les monuments du passé. « Demain soufflera le vent de demain »   . Mais ceci n’est qu’illusion. « Depuis son enfance, c’était toujours la même vague qui roulait à ses pieds »   . Y-a-t-il un poète ou un romancier capable de dire autrement que le font les haïkus ?

Il n’existe aucun lieu réel dans cet univers fugitif, « mais qu’une succession d’apparences sans lien entre elles »   . Temps de la discontinuité et de la rupture que le roman d’Hubert Haddad restitue. Y-a-t-il seulement un lieu pour l’écriture ? Folie du souvenir comme l’apparition de cette sorte de guerrier antique, muni d’un sabre de samouraï ébréché. Il est devenu fou après la guerre, dira sa mère. Pères alcooliques et infidèles, mères qui se sacrifient, on ne construit rien. Il s’agit d’oublier, de se réfugier dans le silence… ou le saké.  On ne construit aucun monde avec des haïkus. Les guerres et les catastrophes se sont accumulées. Le monde est sans assise. Les identités sont floues. Les personnages changent de noms pour y revenir. Ils fuient mais tout pèlerinage mène au pays de la mémoire, écrit Hubert Haddad   .

« Franchir le gué des bruines jusqu’à perdre tout repère »   . Chercher « l’art sans art », sans artifice, débarrassé de tout héritage. Dans Le Peintre d’éventail, Matabeï pense : «  Peindre un éventail, n’était-ce pas ramener sagement l’art à du vent ? »   . Libérer l’art de toute attache, est-ce seulement possible ?

A l’intérieur des romans on retrouve cette quête. Mais l’attache est là. Au Japon impérial correspond le Japon d’aujourd’hui. Dans , qui est finalement Santôka ? Le double du serveur Shoishi dans le même roman?  Dame Hison, la propriétaire de la maison qu’elle loue à Matabeï dans Le peintre d’éventail, a des affinités avec dame Nugara de , ses tasses et sa bouilloire. Les deux romans sont parcourus de labyrinthes. On se retrouve, on se perd. Dans , l’histoire commence par une rencontre amoureuse entre une femme d’âge mûr et un jeune serveur. Lui s’appelle Shoichi, elle, Saori. Leur histoire croise d’autres histoires, d’autres temporalités, comme le roman se mêle à la poésie traditionnelle du Haïku. L’Empire et les Samouraïs se superpose au temps présent des serveurs au regard de myope.

L’écriture se fait estampe, bruissement du vent, couleurs  saisonnières, au gré de la marche d’une narration lente qui s’attache aux souvenirs.                                                                      

Les personnages meurent. Ils meurent de ce silence impénétrable. Tout est secret ici. Les sentiments sont sourds comme l’histoire mondiale qui n’entre pas dans le village de Yamaguchi.

Personnages au désir asséché, ils ne cessent de jouer avec l’inachevé des rencontres, des passions, de l’oubli. Hubert Haddad revient sur ces histoires, en créant des passages, des retours, des abandons,  comme si son écriture cherchait à arrêter le bruissement du vent



Hubert Haddad, Les Haïkus du peintre d'éventail, Zulma, 2013, 16,50 euros (réédition Gallimard, Folio, 2014) et , Zulma, 2015, 18 euros.