Un essai d'éthique animale qui tente paradoxalement de légitimer la consommation de viande, à condition qu'il s'agisse de viande in vitro.

Il y a déjà quelques années, Matthew Calarco faisait justement remarquer que la recherche anglo-saxonne en matière d’éthique animale, dont les prémices remontent aux années 1970, avait fini par engendrer une sorte de néo-scolastique où « la plupart des auteurs se contentent désormais d’apporter des modifications et des réglages à tel ou tel ensemble d’arguments ou de théories reçus ». Les discussions qui ont cours actuellement dans ce domaine, poursuivait-il, visent essentiellement à éprouver la solidité de l’« argument des cas marginaux », à évaluer le parti que l’on peut escompter tirer de tel ou tel élément ésotérique de la doctrine utilitariste, à déterminer la validité de tel ou tel « critère de considérabilité morale », etc, dans le style de plus en plus convenu des communications académiques   .   

Le livre que vient de publier Andy Lamey intitulé Duty and the Beast : Should We Eat Meat in the Name of Animal Rights ? ne fait nullement exception à cette règle. Il relève dans une très large mesure de cette tradition quelque peu moribonde de l’éthique animale à laquelle il peine à insuffler un nouveau souffle, en se maintenant rigoureusement à l’écart de cet autre courant de recherche - autrement plus dynamique et inventif, adoptant une perspective pluridisciplinaire autrement plus compréhensive sur la question animale, incluant la littérature, l'histoire de l'art, l'anthropologie, l'éthologie, la primatologie, la psychologie, les sciences religieuses, la sociologie, l'histoire, la géographie, le droit, les sciences politiques, la biologie, l'écologie, etc. - parfois désigné sous le nom d’« animal studies »   . On y trouvera par conséquent ce qu’il y a, à certains égards, de pire au sein de l’éthique animale : les discussions byzantines, lues plusieurs centaines de fois ailleurs, sur les mérites respectifs de l’éthique déontologique de Tom Regan et de l’éthique utilitariste de Peter Singer, sur les distinctions nécessaires à faire entre l’utilitarisme de l’acte, de la règle et des préférences, sur la validité de la thèse utilitariste qui porte sur les individus comme « réceptacles remplaçables », etc., à quoi il faut ajouter cette détestable manie consistant à abréger sous formes d’acronymes les principaux arguments soumis à examen (DDE, DDE-R, TRI, DMS, etc.), qui finissent par rendre le livre parfaitement illisible.     

Mais il y aurait une grande injustice à ne voir dans le livre d’Andy Lamey qu’une simple resucée de l’éthique animale dans sa version la plus ennuyeuse, car un réel effort de renouvellement y est effectué, à la suite de l’article publié en 2003 par Steven Davis dans lequel, à en croire Lamey, se trouve « la réplique la plus stimulante adressée à la philosophie de la protection animale depuis que le débat éthique sur les animaux a débuté sérieusement il y a une trentaine d’années »   . Que contient au juste cet article   ?

 

Du « véganisme burger » au « néo-omnivorisme »

Les théoriciens d’éthique animale tiennent généralement pour acquis que quiconque défend l’attribution d’un statut moral aux animaux doit, en toute cohérence, s’engager à réduire les souffrances qu’ils endurent et, bien entendu, s’astreindre à ne pas manger de viande. Leurs contradicteurs, niant qu’il faille reconnaître une égalité de considération entre les êtres humains et les animaux, estiment pour leur part que rien n’interdit moralement la consommation carnée. En dépit de leurs désaccords, les deux camps s’entendent à dire que la protection des animaux et l’interdiction de manger de la viande sont indissociables.

L’originalité de l’article de Steven Davis a consisté à avancer une nouvelle position au sein de ce débat – position que Lamey baptise plaisamment du nom de « véganisme burger ». Prenant son point de départ dans la théorie des droits des animaux de Tom Regan, Davis fait valoir qu’un régime modérément carné apparaît comme une solution bien plus cohérente avec les principes de cette théorie que le régime alimentaire à base de plantes pour lequel Regan n’aura cessé de plaider. En effet, note-t-il, la culture des terres implique la destruction de nombre de souris et autres animaux des champs. A terme, il apparaît même qu’un régime à base de plantes suppose le meurtre d’un plus grand nombre d’animaux qu’un régime modérément carné. D’où il s’ensuit que, contrairement à ce que disent les défenseurs de la cause animale, il est préférable, au nom même de la cause qu’ils prétendent défendre, d’inclure dans son régime la consommation occasionnelle de viande – raison pour laquelle cette position est qualifiée du nom de « véganisme burger », pour signifier que le régime alimentaire, tout en demeurant fondamentalement de type végan, autorise quelques écarts, sous la forme de ces hamburgers qu’il nous arrive de consommer de temps à autre.

L’ambition du livre de Lamey est, en un premier temps, d’évaluer la pertinence de cette critique et, de manière plus générale, de soumettre à examen les arguments avancés par les partisans du « néo-omnivorisme » qui font feu de tout bois pour justifier la légitimité morale de la consommation de viande, tantôt en invoquant les méthodes d’abattage réduisant considérablement les souffrances animales de Temple Grandin, tantôt en arguant des dernières avancées des recherches en neurobiologie des plantes attestant de l’existence d’une forme de « sensibilité végétale ».

En un second temps, l’auteur se propose de démontrer que, bien que les arguments avancés par les tenants du « néo-omnivorisme » doivent être globalement rejetés, il ne s’ensuit pas que toute forme de consommation carnée doive être proscrite, à condition que cette dernière soit fabriquée in vitro. La protection des animaux se révèle donc tout à fait compatible avec le fait de manger de la viande, conformément à la juste intuition qu’avait défendue Steven Davis, à cette réserve près qu’il ne s’agit en aucune façon d’une viande provenant d’un animal mis à mort et élevé à cette fin.

 

Le goût de la viande

Moyennant quoi, argumente Lamey de manière analogue à Florence Burgat   , une viande de substitution aura été fournie dont la production aura le mérite de n’avoir nécessité la mort d’aucun animal, remédiant qui plus est aux problèmes environnementaux causés par l’élevage. En dissociant radicalement la viande de l’animal, en mettant sur le marché une viande qui ne soit pas une véritable partie d’un individu, les promoteurs de la viande cultivée en laboratoire espèrent ainsi être à l’origine d’une importante mutation du regard sur l’animal qui pourrait être perçu autrement que comme une ressource alimentaire, sans que nous cessions pour autant de concevoir la viande comme objet de consommation.

On pourrait toutefois s’interroger sur la pertinence de cette réhabilitation alambiquée de la consommation carnée dans le cadre d’une théorie pourtant favorable à la protection des animaux. En effet, on ne voit pas bien qui elle est susceptible de satisfaire. Certainement pas les défenseurs de la cause animale qui verront dans cette légitimation morale de la consommation de viande un recul théorique par rapport aux doctrines abolitionnistes qui, elles, ont au moins le mérite de la clarté sur cet article. Et encore moins les consommateurs de viande qui ne font nullement mystère que ce qu’ils veulent manger c’est bien un animal et non de la chair générique ou du tissu musculaire.

Il nous semble que Lamey a le tort de ne pas prendre au sérieux le goût de la viande que confessent volontiers ceux qui en mangent, c’est-à-dire la volonté affichée de se nourrir d’un animal qui a été préalablement élevé et engraissé, qui a suivi tout un « parcours de production », qui a vécu et qui a été tué pour être mangé. Lamey ne se pose jamais la question de savoir ce qu’est la viande et pourquoi nous tenons obstinément à en consommer depuis la nuit des temps. La plus grande naïveté, en cette affaire, n’est-elle pas de croire que l’on peut aisément distinguer entre la matière (ou la substance) de la viande et sa forme, laquelle est nécessairement celle d’un individu ? L’enquête qu’il mène, dans le plus pur style de l’éthique animale, manifeste ici ses limites et trahit, par sa cécité anthropologique, une compréhension superficielle des véritables enjeux.