Un livre remarquable sur l’universel, les droits de l’homme et le dialogue entre les cultures, par un éminent philosophe spécialiste de la pensée chinoise.

"Je vois que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu’il n’y a pas d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. (…) Si la raison que je consulte, n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois." Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, Xe Éclaircissement  

C’est un grand philosophe et spécialiste de la pensée chinoise qui reprend aujourd’hui cette question à laquelle nous n’oserions plus répondre en 2008 avec la si belle simplicité de Malebranche en 1678. Y a-t-il, oui ou non, des vérités et des valeurs universelles ? Et comment, en fonction de la réponse que nous donnerons, concevrons-nous le dialogue entre les différentes cultures ?

François Jullien est philosophe et sinologue. Penseur aussi brillant que contesté   , après avoir exploré quelques grands aspects de la pensée chinoise, il cherche depuis plusieurs années à réinterroger et "inquiéter" notre tradition de philosophie et ses présupposés les plus implicites par ce qu’il nomme un "usage méthodique de la Chine".

Accusé d’avoir entretenu, pour les besoins de sa cause, un mythe de l’altérité radicale de la Chine par rapport à l’Occident, il lui fallait s’expliquer sur cette question si épineuse du dialogue entre les cultures, et pour cela remonter jusqu’à la question de l’universel. D’où le titre de l’ouvrage : De l’universel, de l’uniforme, du commun, et du dialogue entre les cultures. Comme le titre le suggère, c’est à un certain degré d’abstraction que François Jullien situe le débat. Le titre n’est certes pas vendeur, mais il témoigne de l’exigence et de la rigueur conceptuelles de l’ouvrage, et du refus de l’auteur de céder aux facilités d’une pensée pétrie de bonnes intentions sur ce sujet.

Disons-le d’emblée, la lecture du livre de François Jullien nous a plus qu’enthousiasmé : c’est un livre qui donne à penser, foisonnant d’idées intéressantes, exigeant et clair à la fois, et dont les thèses ne sauraient, en tout cas, laisser indifférent. Cet ouvrage se présente comme un livre de philosophie, et François Jullien n’évoque son savoir de sinologue qu’en quelques passages. Nous sommes tout à fait ignorant en la matière, et ne parlerons par conséquent que de ce que nous connaissons.


Sortir de l’humanisme mou

Le livre est issu d’un exposé fait par l’auteur et n’a pas les caractéristiques formelles d’un ouvrage universitaire. C’est ce qui explique certains raccourcis ou accélérations dans l’argumentation : le but est surtout de rendre intelligible et saillante la question posée. "Ne faut-il pas, en effet, avancer à la hache pour se tailler un chemin dans ce que l’immensité du savoir exigé rend inabordable et que le régime de l’opinion tient opaquement enchevêtré ?"   Nous sommes prévenus dès le début : nous avancerons à la hache dans ce domaine où circulent tant de discours convenus et bien-pensant sur la diversité des cultures, l’universalité des droits de l’homme et le dialogue entre les peuples. Pour sortir de l’alternative entre un "universalisme facile" et un "relativisme paresseux", il faut en passer par le tranchant du concept.

Le problème est en effet le suivant : comment continuer à donner sens à l’idée d’universalité, et notamment à l’universalité des droits de l’homme, sans rien négocier de son exigence, alors qu’il faut bien reconnaître que cette quête de l’universel est la préoccupation singulière de la seule Europe, et que le contenu des droits de l’homme, inséparable de l’histoire européenne, semble en lui-même difficilement universalisable ? Et comment penser ce qu’il y a de commun entre les hommes tout en tenant compte de la pluralité des cultures, elle-même menacée aujourd’hui par l’uniformisation du monde ?


Généalogie européenne

F. Jullien commence par un travail d’analyse de notions, tout à fait bien mené, pour clarifier les trois concepts présents dans le titre : l’universel, l’uniforme et le commun - les trois concepts qui nous servent pour aborder le dialogue entre les cultures.

Mais s’il importe de savoir un peu mieux de quoi l’on parle, encore faut-il savoir d’où l’on parle. En effet, le concept d’universel est un concept qui semble aujourd'hui aller de soi : or ce concept a une histoire, et il importe de comprendre ce qui a fait que dans notre tradition de pensée l’exigence d’universalité est devenue primordiale. F. Jullien propose alors une généalogie de la notion, en distinguant trois grandes étapes dans l’émergence de l’universel : l’invention du concept dans la philosophie grecque, la citoyenneté romaine, et l’entreprise de Saint Paul de dépasser tout communautarisme dans l’universalisme et le salut chrétiens. L’auteur ne revendique ici nulle originalité, et y va sans doute à la hache dans ces quelques chapitres : cela dit, le propos reste convaincant, les références sont précises, et la démonstration est claire. Car il s’agit surtout de montrer la facture hétérogène de l’universel : "Ce grand plissement de l’universel, tel qu’il domine désormais altièrement la pensée, s’est produit sous des poussées multiples qui sont au départ sans rapport entre elles et ont charrié des matières étonnamment disparates. Force est ainsi de reconnaître que notre pensée de l’universel relève d’une histoire dispersée, composite, pour ne pas dire chaotique."  

D’autre part, envisager l’émergence de la notion dans son histoire singulière et au regard d’autres cultures qui l’ont ignorée ou ne lui ont pas accordé une telle importance, a pour conséquence que l’exigence de l’universel n’a plus rien dès lors d’une nécessité. Mais c’est comprendre aussi ce que cette voie de la pensée, dont la philosophie a exploré les multiples directions et difficultés, possède d’original et d’inventif.


L’universel est-il une préoccupation universelle ?

L’auteur poursuit alors son enquête en cherchant si la question de l’universel se pose dans les autres cultures. La question est audacieuse et toute réponse délicate. Là encore F. Jullien parvient à demeurer convaincant, mais dans ce chapitre, nous sommes contraints de lui faire confiance lorsqu’il explore les traditions de pensée arabe, indienne, japonaise et chinoise. Pour dire les choses outrageusement vite, la réponse est non. Car si on trouve une prise en compte de l’universel dans la logique arabe (et peut-être, aussi, dans la pensée logique indienne), l’universel ne semble plus prévaloir dès lors qu’on se tourne vers l’éthique et la religion. Ce chapitre permet à Jullien d’émettre une hypothèse intéressante sur la fonction de l’universel dans la culture européenne : l’Europe aurait (eu) d’autant plus besoin de valoriser l’universel (culturel) qu’elle s’est constituée à partir de poussées diverses, sans grand rapport entre elles   .

Mais une objection surgit immédiatement. Si les autres cultures n’ont pas théorisé et valorisé l’universel, il doit néanmoins y avoir des notions, des concepts communs à toutes les cultures, sans lesquels il n’y aurait tout simplement pas de communication ni de compréhension possibles entre les hommes. Bref n’y a-t-il pas des notions universelles, aussi générales que celles d’être, de temps, de vérité, de volonté, d’idéal, ne pouvant pas ne pas être présentes dans toutes les cultures et toutes les langues ?

Ce chapitre permet à Jullien de développer des réflexions tout à fait stimulantes sur la traduction, sur le rapport entre la pensée et les langues. Il n’y a ni arrière-monde, ni "arrière-langue" nous dit Jullien : il n’y a pas d’invariant au-dessus des langues, ni d’équivalents stricts d’une langue à l’autre, et chaque langue est porteuse d’écarts ouvrant de nouveaux possibles à la pensée   .


Renoncer à l’universel ?

À l’issue de toutes ces relativisations, quelque chose de l’universel résiste-t-il encore, ou bien faut-il se résigner "à n’en faire plus qu’un vieux rêve totalitaire de la philosophie" ?   Car une fois apparue, il semble bien que cette exigence d’universalité ne soit plus relégable. Elle a fait naître un besoin, et même si l’on peut critiquer, dénoncer cette prétention (européenne) à l’universalité, l’exigence elle-même ne disparaît pas. Quel usage de l’universel pouvons-nous alors concevoir ?

La thèse de F. Jullien est la suivante : dès qu’on cherche à donner un contenu à l’universel, à en fournir une représentation, nous ne pouvons en donner qu’une représentation particulière, historiquement et culturellement située. Or une fonction négative de l’universel demeure pensable et même indispensable. Car "même si l’on ne met plus en doute aujourd'hui que l’universalisme qu’a prôné l’Europe n’ait été en fait que l’universalisation de son propre culturalisme (…), il subsiste une opérativité de l’universel"   . L’universel, du fait qu’il est ce vide qu’aucun signifié ne peut combler, crée un effet de manque. C’est par lui que toute identité, ou communauté, ne saurait jamais se clore sur elle-même et se suffire à elle-même. Aussi l’universel n’est-il pas un pur objet spéculatif mais toujours l’outil d’une lutte et d’un arrachement, "une arme qui se retourne contre ses détenteurs   et se passe inlassablement de main en main"   . L’universel apparaît dès lors comme moteur aussi bien de la pensée que de l’histoire, par son caractère émancipateur et subversif, "insurrectionnel"   .

À partir de ces réflexions F. Jullien reconsidère la question des droits de l’homme, par leur versant négatif, en soulignant leur capacité universalisante, c'est-à-dire leur capacité à faire lever de l’universel, quand bien même leur contenu (tel qu’il a pu être déclaré historiquement) n’est pas en lui-même universalisable (voir la note de Bastien Engelbach sur ce chapitre du livre).


"Rechercher le commun qui n’est pas le semblable"  (Georges Braque)

La dernière partie du livre tente alors de redonner un sens à l’idée de commun entre les hommes et de dialogue entre les cultures. Ces chapitres sont particulièrement riches, et nous ne pourrons en donner ici qu’un maigre aperçu. Pour penser ce commun, après un retour à Kant à la fois classique et inattendu   , Jullien avance l’idée d’un "sens commun de l’humain", désignant par là la possibilité infinie de (se) communiquer et de (se) comprendre.  Il s’agit de poser en principe l’intelligibilité des cultures, sans rechercher pour autant un fondement ou des catégories de pensée universelles. Ce qui vient d’autres époques, cultures, traditions est toujours intelligible : et cette intelligibilité n’est pas un donné, mais est toujours à conquérir, et fonctionne comme idée régulatrice. "Aussi l’intelligence est-elle bien cette ressource commune, toujours en développement ainsi qu’indéfiniment partageable."  

Et cette possibilité pour chaque culture de rendre intelligibles dans sa langue les valeurs et logiques de pensée d’autres cultures lui permet tout autant de réinterroger les siennes propres. Et de découvrir, de part et d’autre, le travail toujours inventif de la pensée, exploitant les ressources propres à chaque langue. C’est pourquoi F. Jullien en appelle à la nécessité de traduire   , car seule la traduction permet un dialogue effectif entre les cultures, mettant à jour, à même la langue, les conceptions implicites qui sont les nôtres, et obligeant à les réélaborer.

Il s’agit donc de repenser le dia-logue entre les cultures en termes non d’identité et de différence, mais d’écart et de fécondité : alors que la différence s’oppose au même, l’écart s’oppose à l’attendu et prévisible, donne à envisager un ailleurs et révèle jusqu’où d’autres voies peuvent être frayées par la pensée. L’altérité entre les cultures n’est jamais absolue, d’une part parce qu’aucune n’est une entité figée et que toute culture est par définition plurielle, et d’autre part parce qu’il n’y a pas d’obstacle principiel à l’intelligibilité d’une culture par une autre. Cela dit, il est sans doute vain de nier pour autant l’existence d’altérités réelles, qui nous conduisent à envisager les différentes cultures comme autant de ressources à explorer, que l’uniformisation actuelle du monde menace. Car "seul ce pluriel des cultures permettra de substituer au mythe arrêté de l’Homme le déploiement infini de l’humain, tel qu’il se promeut et se réfléchit entre elles", nous dit François Jullien, dont les réflexions se situent dans la continuité de celles de Michel Foucault.


Relancer la philosophie ?

Disons, pour finir, deux mots de cet "usage méthodique de la Chine"   que cherche à promouvoir F. Jullien. La pensée chinoise (entendons par là, la pensée qui s’est exprimée en chinois, sans la figer dans une quelconque identité), nous dit Jullien, offre ceci de passionnant, qu’elle s’est développée, au moins jusqu’au XVIe siècle, dans l'indifférence à la pensée européenne, à la différence de la pensée arabe ou même de la pensée indienne (à travers les langues indoeuropéennes). Alors que la philosophie européenne s’est déployée dans le pli de l’Être, les penseurs chinois ne se sont pas trouvés confrontés au problème si crucial de l’unité des sens de l’être ; on trouve de même une toute autre approche du temps, ou un autre rapport à l’exigence de vérité, etc. Une telle extériorité du point de vue nous permet en retour de prendre conscience de la singularité des choix effectués par la pensée européenne et des voies qu’elle a empruntées. Par là même, l’exploration de la pensée chinoise, dans toute ses richesses, vient ébranler l’autoconfort de la philosophie et l’ouvrir à d’autres possibles.


Les perspectives de recherche ainsi ouvertes par les travaux de François Jullien sont autant d’invitation à réinterroger notre façon de penser, et sans doute à penser plus et mieux.


* À lire également sur nonfiction.fr : une note à propos de l'article de François Jullien reprenant le chapitre X de son ouvrage, "Des droits de l'homme - notion d'universalisant" in L'agenda de la pensée contemporaine, n.9, hiver 2007-2008 (Flammarion)

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