La réfutation des thèses eurocentriques et du diffusionnisme géographique de l’américain J. M. Blaut enfin traduite en français.

Le modèle des colonisateurs du monde est la traduction française d’un livre publié en 1993 par le géographe américain J. M. Blaut (1927-2000). C’est pourtant d’histoire, et non de géographie, dont il est ici question. Blaut s’emploie à réfuter méthodiquement les thèses eurocentriques, et en particulier le diffusionnisme géographique, qui dominent, selon lui, une part importante des travaux historiques publiés en Amérique et en Europe. Le diffusionnisme géographique est cette conception de l’histoire mondiale selon laquelle un centre unique (ou au moins très dominant), le Monde occidental, constitue le lieu d’élaboration des progrès scientifiques, techniques, économiques, politiques et culturels, qui se diffusent plus ou moins graduellement vers le reste du Monde. Ce processus est illustré par la domination exercée par l’Europe sur le globe, en particulier à travers le phénomène de la colonisation entre le XVIIIe et le XXe siècles, puis par la généralisation, sur la terre entière, des formes institutionnelles, des pratiques commerciales, et de divers aspects de la culture initialement propres aux Etats d’Europe.

 

Une remise en cause de l’interprétation historique dominante

Blaut ne conteste pas, pour l’essentiel, tant la réalité de cette diffusion que l’interprétation qui a pu en être faite par certains historiens, en particulier le Britannique Eric Jones, auteur, en 1981, du Miracle européen. La thèse de Jones est qu’une série de facteurs liés à la structure familiale et à la culture ont conféré à l’Europe une capacité d’innovation supérieure au reste du Monde, permettant ainsi l’émergence du capitalisme moderne à la fin du Moyen Age. Blaut montre comment cette position relève d’une longue tradition intellectuelle qui s’attache à démontrer une forme de supériorité de l’Europe, et qui, selon les époques, a pu prendre la forme de théories raciales, culturelles, ou fondées sur d’autres éléments, comme les qualités supposées uniques du milieu naturel européen. Or, explique-t-il, en sciences humaines et sociales, le succès d’une théorie tient souvent moins à la façon dont elle peut être corroborée par l’examen des faits qu’à sa capacité à se conformer aux préjugés et aux intérêts de ceux qui la diffusent. Ainsi, soutenir que l’Europe est en quelque façon supérieure au reste du Monde justifie le colonialisme et ses variantes plus tardives que constituent l’exploitation des ressources naturelles et de la main d’œuvre sous-payée des pays pauvres.

Blaut emploie deux grands types d’arguments pour attaquer l’idée du miracle européen. Il montre d’une part comment un certain nombre de traits attribués à l’Europe (une aptitude particulière à la rationalité, une disposition culturelle naturellement favorable au capitalisme) ne correspondent pas à la réalité historique, et d’autre part, comment ce qui est mis en avant comme exception européenne (une démographie maîtrisée, des techniques maritimes supérieures) existait souvent ailleurs.

Il peut ainsi conclure qu’en 1492, rien ne prédisposait l’Europe à un progrès spécialement rapide de l’économie et de la culture. Des sociétés d’Asie ou d’Afrique présentaient des conditions tout aussi favorables à l’émergence du capitalisme moderne. La position géographique particulière de l’Europe est en définitive ce qui explique le mieux que des navigateurs européens aient atteint le continent américain avant les Asiatiques ou les Africains, ou du moins (l’hypothèse de contacts précolombiens entre les Amériques et des navigateurs non européens ne pouvant être totalement écartée), aient réussi à établir des routes transatlantiques permanentes.

Quant à la conquête rapide du continent par les Européens, elle est davantage due aux ravages des maladies contre lesquelles les Américains n’avaient pas de défenses immunitaires qu’à une suprématie militaire des conquérants. La conquête des Amériques n’a pas été la conséquence de la supériorité de l’Europe, mais elle assuré sa domination. L’or et l’argent qui arrivent en abondance dans leurs caisses donnent aux marchands européens un avantage décisif sur les marchés asiatiques et africains où ils peuvent surenchérir sur leurs concurrents, cependant que l’exploitation des plantations par une main-d’œuvre d’esclaves entraîne un enrichissement rapide, directement, par les profits du négoce, et indirectement par toutes les activités nécessaires à son fonctionnement (navigation, finance, etc.). La colonisation de l’Amérique est ce qui a accéléré le développement du capitalisme en Europe et lui a donné un avantage compétitif sur d’autres parties du Monde.

 

Un livre toujours actuel ?

Telle est, en substance, l’argumentation du livre de Blaut. 25 ans après sa parution initiale, quelle en est l’actualité ? Dans le monde académique au sens large, et en particulier dans sa part anglophone, l’eurocentrisme est probablement moins marqué aujourd’hui. La vitalité du champ des études dites « postcoloniales », qui consistent justement à faire droit à la parole des peuples non-européens dominés, en porte témoignage. Cependant, ces théories n’ont pas, loin s’en faut, supplanté les diverses variantes du diffusionnisme. Les idées de Max Weber, dont Blaut pointe le « racisme modéré » généralement passé sous silence, sont encore influentes dans les manuels ou dans le discours médiatique commun, par exemple sous la forme d’une Europe protestante qui serait par nature plus apte à incarner le capitalisme moderne. A bien des égards, le livre fortement médiatisé de Samuel Huntington sur le choc des civilisations est une variante des théories diffusionnistes (l’Occident s’oppose au reste du Monde, mais l’occidentalisation est la voie privilégiée de résolution du conflit).

Le modèle des colonisateurs du Monde est donc toujours un livre actuel, mais même au-delà de la thèse qu’il soutient (et qui mériterait sans doute un examen détaillé), sa lecture est tout à fait recommandable pour plusieurs raisons. Bien qu’il s’agisse d’un travail universitaire, le style n’est jamais pesant ou obscur. Tout est exposé avec une grande clarté, à laquelle la traduction française rend pleinement justice. Seul le volume des notes de bas de page, souvent très intéressantes, trahit le statut universitaire de l’auteur.

Que l’on partage ou non la thèse de l’auteur sur l’eurocentrisme, cette vision originale de l’histoire mondiale donne à penser, et on se surprend à imaginer ce que serait un monde où des Africains ou des Asiatiques, plutôt que des Européens, auraient les premiers atteint l’Amérique, ou quelle histoire alternative aurait engendré une expansion amérindienne sur la planète entière.

A un niveau plus général, l’idée que les critères de vérité des sciences humaines et sociales reposent souvent sur des préjugés est troublante. Si Blaut a raison sur ce point, de quels aveuglements sommes-nous actuellement victimes ?