Un collectif d'universitaires issus de disciplines différentes esquisse une feuille de route pour se remettre sur les rails du progrès social.

Quel crédit accorder aujourd’hui à l’idée de progrès social ? Quelle vision cohérente peut-on en proposer et quelles transformations faudrait-il mettre en œuvre pour avancer dans sa direction ? A ces questions, le Manifeste pour le progrès social, synthèse des travaux d’un panel d’universitaires, apporte des réponses dont la concrétisation ne dépend que de nous. A sa manière, en évitant les grandes envolées, il offre une plateforme réaliste à bien des idées radicales et tord le cou à bien des conceptions étriquées de l’économie et des réformes à faire. On pourrait trouver qu’il en dit trop, s’agissant d’un « manifeste », ou pas assez, pour qui voudrait entrer dans le détail des réformes proposées. Toutefois, l’équilibre était certainement difficile à trouver et les auteurs voulaient visiblement rendre compte des débats qui ont occupé une partie des travaux du panel.

Coordonné par Marc Fleurbaey, professeur d’économie à Princeton, spécialiste de l’économie du bien-être, l’ouvrage résume les idées principales du premier rapport du Panel international sur le progrès social. Cet important travail a mobilisé trois cents universitaires de nombreuses disciplines et du monde entier afin de présenter une vision du progrès et des transformations des institutions et des conventions à opérer en conséquence.

 

Progrès et défis

La première partie est consacrée au diagnostic. Le premier chapitre résume à grands traits les progrès de l’humanité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et pointe les catastrophes à venir si nous ne faisons rien. Le chapitre suivant traite de la mondialisation et des changements technologiques, deux des principales forces qui gouvernent l’évolution de l’économie, de la politique et de la société sur la période. Ses auteurs soulignent notamment leurs incidences fortes en matière d’évolution des emplois et des revenus du travail qui se font sentir de manière très inégale suivant les différentes catégories de la population. Ils insistent sur la nécessité de piloter ces changements. 

Si l’on se tourne maintenant vers les idées et les croyances, les valeurs de respect et d’égale dignité ont également progressé sur la période. La préservation de la nature, la solidarité ancrée dans la société civile, l’égalité entre tous, mais également le respect des différences, sont des valeurs qui ont retenu davantage l’attention, cela au sein des différentes cultures, parallèlement à la prise de conscience croissante d’un destin planétaire commun à tous les êtres humains. 

Le quatrième chapitre traite des grands défis auxquels nous sommes confrontés. Il s’agit de réduire les inégalités entre les pays et au sein de ceux-ci, de remettre la planète sur une trajectoire permettant la préservation des écosystèmes et la survie de l’espèce humaine, d’étendre et d’approfondir les libertés fondamentales, l’Etat de droit et les principes démocratiques pour tous les peuples. Si ces objectifs sont parfois en tension entre eux, ils paraissent néanmoins indissociables.

La deuxième partie du livre s’intéresse aux moyens d’atteindre ces objectifs. Le chapitre cinq revient sur les différentes voies qui ont été explorées entre le capitalisme et le socialisme. Il distingue ainsi deux formes d’Etat-providence, qui dans la pratique se sont hybridées de multiples manières. La première vise à atténuer les inégalités créées par le marché en redistribuant les ressources, et la seconde à augmenter les chances de chacun de réussir dans une économie de marché. Une autre voie promeut, elle, le développement de sociétés participatives ou coopératives. Cette dernière en particulier donne une importance aux questions de pouvoir et de statut social dans l’entreprise, et non pas uniquement à la propriété ou à la répartition des ressources. Or la distribution du pouvoir et celle des statuts sociaux sont des données essentielles de la qualité d’une société. Ce constat doit ainsi conduire à prendre en compte ce qui se passe dans les familles, sur les lieux de travail ou encore à l’école. Une distribution plus équitable en la matière conditionne en effet les capacités de chacun de s’épanouir et produit également un grand nombre d’autres effets bénéfiques.

 

Comment tendre vers une société plus juste ?

Les chapitres suivants examinent les transformations qui pourraient alors contribuer à faire advenir une société plus juste. Le chapitre six est consacré aux réformes qu’il conviendrait de mettre en œuvre s’agissant des institutions centrales du capitalisme moderne : l’entreprise, les marchés et les institutions financières. 

L’ouvrage s’attache ici en premier lieu aux réformes à mener s’agissant de la gouvernance et des objectifs que se fixent les entreprises. Il rejoint sur ce point des réflexions nourries, en France en particulier, mais qui peinent encore à trouver une concrétisation véritable. Il explique qu’il conviendrait de limiter ou d’abroger le privilège de la responsabilité limitée (des sociétés à responsabilité limitée), d’opter pour une conception de l’entreprise comme bien commun servant une multiplicité de parties prenantes, et enfin de favoriser le développement de structures légales différentes pouvant constituer une alternative aux entreprises classiques. Ces transformations seraient d’autant plus d’actualité que les entreprises multinationales ont vu leur nombre, leur richesse et, plus encore, leurs profits s’accroître dans des proportions très importantes sur la période. Elles ont ainsi pu échapper, de plus en plus, au pouvoir des Etats et convaincre ceux-ci de mener des politiques qui sont à leur avantage. C’est pourquoi il conviendrait ainsi également d’exiger que celles-ci fassent preuve d’une totale transparence quant à leurs dépenses de lobbying et d’influence, comme de faire en sorte qu’elles soient taxées à hauteur des profits qu’elles réalisent. Enfin, sur un autre plan, elles devraient être encouragées à faire évoluer leur management de manière à favoriser la participation, une organisation plus horizontale, plus inclusive et qui valorise la collaboration et le souci des autres.

L’extension du rôle du marché, conjointement à la financiarisation, est l’autre grande dynamique qu’a connue le capitalisme au cours des quarante dernières années. Toutes les deux sont problématiques à plusieurs titres et devraient pour cela retenir toute notre attention.

 

Le retour de la social-démocratie

Le chapitre sept revient sur les transformations à apporter à l’Etat-providence. Celui-ci fait  aujourd’hui face – tout du moins dans les pays développés tandis que les pays en transition en mesurent encore les énormes avantages – à d’importants défis. Du côté des recettes, du fait de la baisse des taux d’imposition sur les sociétés et les hauts revenus, obtenue par les actions de lobbying mentionnées ci-dessus, et de l’autre, celui des dépenses, du fait notamment du vieillissement de la population, de l’accroissement des coûts des traitements médicaux, des effets de la vague d’automatisation sur les emplois ou encore de l’augmentation des dettes publiques. 

Le livre plaide ici en faveur d’un modèle d’Etat-providence social-démocrate, à la scandinave, mais qui mettrait l’accent sur les négociations décentralisées, comme moyen de favoriser la responsabilisation des individus et leur participation aux décisions qui les concernent. L’Etat acquerrait ainsi le rôle, complémentaire par rapport à ceux qu’il remplit déjà dans ce modèle, de soutenir et de garantir une démocratisation économique par l’implication de toutes les parties prenantes dans tous les organes de décision qui affectent leurs intérêts. Des mesures générales pourraient encore compléter ce modèle telle que l’adoption d’un revenu de base universel, parallèlement à une taxation des rentes, ce qui permettrait de réduire le poids des taxes qui pèsent sur le travail. Enfin, il devrait encore intégrer une gestion rigoureuse des externalités environnementales.

Le chapitre huit aborde ensuite les moyens de démocratiser la politique. « Même si le meilleur service que l’on peut rendre à la démocratie est de lui donner un environnement social sain sous la forme d’une société juste, de nombreuses réformes spécifiques pourraient être mises en place pour améliorer la politique au niveau national : combattre la corruption et le lobbying, réformer le financement des campagnes, augmenter la participation des citoyens aux processus de prise de décision, démocratiser les médias et les télécommunications considérées comme des biens communs et adopter de meilleurs systèmes électoraux. »   . L’ouvrage préconise ici en particulier d’abandonner le scrutin uninominal pour lui substituer un système qui sélectionne le candidat ayant obtenu la meilleure note auprès du plus grand nombre d’électeurs.

 

La conclusion traite pour finir des acteurs qui devraient opérer ces transformations. Les changements dont il est question, qui engagent des modifications qui concernent l’ensemble de la société et impliquent des évolutions des comportements et des normes, ne peuvent guère s’imaginer sans la participation de toutes les parties prenantes. En outre, il existe tant de possibilités pour améliorer les institutions qu’une direction centralisée pour l’expérimentation sociale a peu de chance de fonctionner, ce qui plaide là encore pour une mobilisation des acteurs à la base. 

Le Manifeste pour le progrès social se termine ainsi logiquement sur un appel à tous pour promouvoir et impulser ces changements dans les différentes sphères où nous évoluons nous-mêmes, tout en insistant sur l’importance de la coordination internationale dans toutes ces actions.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr

- Entretien avec Marc Fleurbaey, à propos de Manifeste pour le progrès social, propos recueillis par Jean Bastien.

- Steven Pinker, Enlightenment Now: The Case for Reason, Science, Humanism, and Progress, par Denis Meuret.