Depuis le Moyen Age, l’art occidental est fasciné par la mort ; mais ce n’est pas à cela que se réduit l’esthétique des corps en putréfaction, qui touche au cœur de l’esthétique contemporaine.
Face au spectacle qu’offrent les corps défunts après leur mort, nous sommes conditionnés à réagir en deux sens inverses : trouver la décomposition insupportable à observer ou à approcher, ou la célébrer à la manière de Charles Baudelaire, au besoin sous une forme d’analogie avec la création artistique. Au-delà de ce qu’inspire le spectacle de la mort, la décomposition des corps défunts enveloppe toute une plastique et une esthétique, qui sont tout autant marquées par le déni ou le dégoût, et renvoit au débat esthétique fondamental qui interroge le rapport entre la « nature » et le « beau » en art. Or si toutes les sociétés ont sans doute déployé leurs propres esthétiques de la mort, l’« esthétique de la charogne » semble bien spécifique à notre société du spectacle prête à rendre kitsch tout ce qui lui tombe sous la main, des images macabres, burlesques ou grotesques aux images plus ou moins conçues à partir des techniques thanatopraxiques.
Le tour de force de l’analyse à cet égard est qu’elle invite à s’intéresser à la charogne autrement que sous ce mode spectaculaire, ou du moins qui soit capable d’expliquer aussi pourquoi il y a du spectaculaire dans la charogne représentée. Car ce spectaculaire n’est pas celui des représentations antérieures de la mort, telles qu’on les trouve par exemple chez Dürer dans leur plus grande crudité, et c’est envers autre chose que, de nos jours, nous développons ce qu’il faut bien appeler un attrait esthétique pour la charogne. Hicham-Stéphane Afeissa propose ainsi une nouvelle exploration finement esthétique de cet univers du passage des vivants à la mort, à la décomposition et à la dissolution, même retardé par l’embaumement, l’incinération ou l’inhumation. Une exploration qui concerne aussi bien les créateurs et les créations que les récepteurs des figurations du cadavre en décomposition, dans leur plaisir devant ces objets de terreur.
L’analyse passe donc en revue toute une imagerie de la mort : en peinture, en sculpture, mais aussi dans une iconographie relevant de toutes sortes de techniques, vidéo et cinéma compris, on voit se succèder une kyrielle de squelettes plus ou moins recouverts de chairs. Débordant l’effroi de la contemplation, ils se répandent par-dessus les tombeaux, ses cortèges de soldats morts et ses cadavres entre les mains des Pietà. Et à chaque fois, il s’agit de répondre à cette question centrale qui sert de point de départ à l’analyse : cette imagerie s’intéresse-t-elle vraiment à la mort qui décompose, qui approfondit la génération et la corruption, pour reprendre le vocabulaire d’Aristote ? Et en suivant le maître de Stagire, peut-on fonder une théorie de l’art à partir de l’expérience pratique de l’ignoble et des cadavres ?
La démonstration se fait en trois temps, qui examinent d’abord la genèse du macabre en Occident, avant de se consacrer au rapport à la mort dans l’esthétique d’Aristote, pour mieux revenir finalement à l’approche moderne du cadavre médiatisé par les sciences ou les arts.
Aristote et la beauté de la charogne
Au point de départ de l’affaire, on trouve donc Aristote et un extrait de sa Poétique. Et puisque l’ouvrage de Hicham-Stéphane Afeissa est accompagné d’une magnifique iconographie, signalons que cette dernière est répartie selon deux rythmes : dans le corps du propos, en noir et blanc ; et en séparation de sections du propos, cette fois en couleur. C’est effectivement entre deux cahiers iconographiques en couleur que se loge cette exploration du texte d’Aristote décrivant une expérience esthétique : celle du plaisir pris à regarder les images d’objets dont la vue est pénible dans la réalité (formes animales ignobles ou cadavres, voire « monstres »). Le lien avec l’esthétique de la charogne ne peut échapper à aucune lectrice ou à aucun lecteur. L’auteur se lance alors avec brio et ampleur dans l’explicitation de cet extrait de la Poétique, à l’aide du corpus des ouvrages d’Aristote, ainsi que dans un commentaire historique de la portée de ce discours, en s’appuyant cette fois sur de nombreux exégètes de toutes disciplines (philosophie, linguistique, histoire, histoire des arts).
C’est toute la thèse d’une esthétique de la charogne qui s’expose et s’approfondit ici, soutenue à la fois par des références aux ouvrages qui citent ce passage d’Aristote (Umberto Eco dans son étude sur la laideur), et par le traitement du même problème par ses successeurs, entre autres : Hume, Dubos, Burke, Aikin, Diderot, Mendelssohn, Kant, Schopenhauer, Nietzsche, etc. En un mot, il s’agit aussi de ce que nous appelons désormais le paradoxe des émotions négatives, c’est-à-dire d’émotions déplaisantes que nous prenons pourtant plaisir à éprouver, auquel l’auteur apporte des points de discussion majeurs, comme à celui de la rédemption de la laideur, et à celui de la distinction nécessaire entre l’objet représenté et le mode de représentation.
Ainsi se justifie d’ailleurs la conduite de l’analyse d’une esthétique de la charogne sur ces deux derniers plans. Conduite qui rebondit fort pertinemment sur de nombreuses questions esthétiques : l’imitation et la représentation dans les arts (Aristote vs Platon), le rapport à la réalité (écart et non paraphrase), la catharsis, le dégoût, la représentation de la chair, la signification de la putréfaction et, par exemple, le statut de l’animal. L’analyse emprunte ainsi notamment un détour par la question du statut des animaux en philosophie, qui a pour corollaire la question du sort que l’on fait à Descartes dans des discussions de ce type. A ce sujet, l’auteur insiste à raison sur le fait que les idées négatives invoquées à propos des animaux sont attribuées au philosophe du doute et de la méthode alors qu’elles ne lui appartiennent pas du tout (que ne fait-on pas dire, de nos jours, à la théorie des animaux-machines !).
Pour finir cependant sur Aristote, précisons encore que l’auteur entreprend une lecture du texte quasiment phrase par phrase, exposant ainsi la doctrine aristotélicienne à partir de l’introduction de l’incidente sur les animaux et les charognes, dont la portée est d’autant plus grande qu’elle implique une théorie des marqueurs de différenciation et une série de thèses finement articulées .
Esthétique de la charogne
Le thème de la pourriture ne cesse de résister à tous les masques. Retour du refoulé ? Sans doute. D’autant qu’en se détournant de la charogne, la conscience, notamment idéaliste et religieuse qui fait le plus souvent de la putréfaction la marque de la chair souillée, méconnait le processus de la vie. Dans cet ouvrage, ce sont alors de larges pans de l’histoire de la civilisation occidentale, sous mode de son histoire de l’art, des sciences, de la littérature et de la philosophie qui viennent en avant, tout en dressant le panorama de regards différents portés sur nos devenirs corporels : religieux, laïcs, artistiques, esthétiques, heuristiques….
Si l’on s’exprime comme Jacques Lacan, il est donc question du liquide purulent inanimé dont l’apparition nue, brutale, est impossible à regarder en face. Non la mort, encore une fois, mais la charogne, insuffisamment nommée par ce terme, ajoute-t-il. La charogne a une spécificité biologique résumable par la biodégradation, les moisissures, la décomposition. Elle a une réalité visuelle et odorante : celle des effluves insalubres. Et sur ce plan, le spectacle de la pourriture apparaît effectivement intrinsèquement répugnant. L’auteur note rapidement que tout ce qui grouille, fourmille, se désagrège, est voué à inspirer le dégoût. Encore reste-t-on là dans le registre de ce qu’on appelle traditionnellement « la beauté naturelle ».
Car elle a aussi son iconographie, poursuivie dans cet ouvrage à travers l’art occidental, faute de compétences de l’auteur sur les formes de la charogne dans d’autres cultures. Au demeurant cette exploration est assez ample pour ne pas faire regretter entièrement l’absence d’autres références, à partir du moment où elle est honnêtement constatée et non masquée. De toute manière, aucune culture n’élude l’émergence de la putréfaction.
Il suffit, car la question qui se pose est bien de savoir par quelle improbable opération de transfiguration ou de sublimation la charogne mise en spectacle, plus que le spectacle de la charogne, peut présenter un attrait esthétique. À ce propos, l’auteur préfère la notion d’esthétique de la charogne à celle d’esthétique de la pourriture, soulignant dans ce trait qu’il fallait bien rappeler la paradoxale puissance de la régénération de la décomposition.
Encore une fois, il n’est cependant pas question de s’en arrêter aux phénomènes de la nature. On sait qu’elle est inventive, admirable notamment dans la dialectique de la destruction et de la régénération. L’élan de la vie est bien traversé de la mort dont il fait sa substance nourricière.
L’auteur se concentre sur l’examen des œuvres qui pointent une iconographie macabre, depuis l’art médiéval – lié aux fins et aux triomphes chrétiens, à la mort comme preuve de l’existence de Dieu – jusqu’aux réalisations du bio-art contemporain. Le spectacle de la décomposition organique et végétale, objet de dégoût, devient ici un objet limite de toute esthétique dans la mesure où le dégoût engage un affect de répulsion dont la conversion esthétique paraît impossible. Pourtant, si sa vue en est presque insoutenable, la naissance d’une esthétique de la charogne est patente.
L’esthétique du macabre
Avec le macabre, autour du XVIème siècle, ce n’est pas tant la mort qui à proprement parler entre dans l’art que le produit de son action, à savoir le cadavre putrescent et/ou squelettisé. Le macabre témoigne mieux que d’autres catégories de l’esprit laïc qui opère la critique des thèmes édifiants autour de la mort. L’auteur analyse avec précision, à ce propos, la grande fresque peinte au Campo Santo de Pise (Triomphe de la mort). Ce n’est plus le thème de la danse macabre, dont on sait qu’elle n’épargne personne et agit sans différenciation du niveau social. Mais, remarque-t-il à juste titre, il y a là un déplacement de la perspective. Avant que la mort puisse s’attaquer aux humains directement, il a fallu qu’elle s’affranchisse du rôle que lui assignait la conception religieuse de la chute et de la rédemption, à travers ses accents dualistes (âme et corps). La mort macabre n’est pas vécue comme le passage à une quelconque vie éternelle. Elle est fin du corps et des jouissances qu’il permet, quoique sans doute pas sous le titre donné à l’âge classique de « Vanité ». Un autre espace mental se forge ainsi. L’art macabre, ajoute-t-il encore, est animé par un « esprit matérialiste » (expression empruntée ici à Johan Huizinga) ou une inspiration païenne (autre emprunt, à Louis Seguin). Il met au centre de l’attention le destin physique du corps après la mort, et se comprend comme peur de la décomposition et non pas comme effroi de la damnation. La formule de l’auteur est éclairante : « la préoccupation du destin physique du corps l’emporte ainsi sur le souci du rachat de l’âme ».
De surcroît, la Renaissance invente le cadavre propre : sans doute ancêtre direct des anatomies pédagogiques qui fleuriront bientôt (révélant les rapports réciproques entre les arts graphiques et la science anatomique). On substitue le squelette nettoyé à la guenille charnelle.
Hicham-Stéphane Afeissa retrace la genèse de ces nouveaux ouvrages à partir du travail de Berengario da Carpi (1460-1530), en direction du problème des dissections de cadavres. Et voici venir aussi Léonardo da Vinci qui pourtant sépare art et anatomie. Les principaux traités de théorie de l’art de la Renaissance soulignent à l’envi l’importance des connaissances anatomiques pour la pratique de l’artiste, du moins pour la formation de son regard, ces connaissances ne servant pas toujours directement dans les peintures.
L’époque des Vanités
C’était d’autant plus important de relever ce lien entre anatomie et art, de Vésale et Passerotti jusqu’à Houdon et Gautier d’Agoty, que bientôt les stigmates de la putréfaction sont écartés de la représentation. La transition par la pourriture est oubliée. Les représentations se déssèchent et le corps du cadavre est porté vers le sec. Il y aurait donc des éléments dignes de paraître et d’autres à exclure ?
Passons cependant au cas des Vanités. C’est au XVIIème siècle qu’il convient de dater la naissance de ce genre pictural, avec utilisation de crâne comme élément iconographique. Rompent-elles la continuité des représentations macabres ? Peut-on en dire qu’elles figurent une forme de domestication d’un thème religieux à des fins séculières ?
L’originalité des Vanités tient précisément à ce qu’elles ne figurent pas une espérance quelconque (en termes théologiques). Elles imposent un constat de la misère des hommes, considérée d’un point de vue purement humain, sans recherche d’un Salut ou d’un rachat. Les Vanités ne sont pas des tableaux d’autels, mais sont réalisées dans des ateliers de peintres et destinées à des usages privés, à l’écart de tout contexte religieux. L’auteur insiste à juste titre sur le fait que les Vanités ne dénoncent pas la vanité des biens terrestres mesurée à l’aune de biens spirituels. La mort n’y est pas donnée dans la perspective d’un salut. Il convient d’affronter les Vanités pour elles-mêmes, elles qui laissent le spectateur seul face au spectacle de son néant, par l’intermédiaire du crâne qui les structure et leur donne une interprétation morale centrale. Même complétées par les mouches que l’on trouve fréquemment dans les Vanités, en fléchissant l’œuvre dans le sens de la corruption qui menace. Et il insiste : « les Vanités marqueraient donc une rupture formelle rendue nécessaire après plusieurs siècles de représentation poussant le réalisme macabre jusqu’à l’insupportable ».
L’esthétisation de la mort
Comment penser ces poses tourmentées, ces regards pensifs, ces sentiments d’attente sereine ou de douleur contenue qu’expriment les images ? Comment dissocier tout cela de la perspective transcendante du salut. Sans doute en pratiquant une esthétique de l’humain décomposé d’abord, puis décomposable.
La fin du XVIIIème siècle marque un tournant en direction d’un type de représentation où se perd l’équilibre longtemps imposé entre la science anatomique et les arts. Mais c’est qu’émergent de nouveaux impératifs. La mort du sculpteur Fragonard se confond à la fois avec la fin du siècle des Lumières et avec la disparition progressive de l’art savant auquel il était dévoué. Maintenant l’anatomie pathologique s’en mêle. On entre dans le morbide et le corps traumatique prend le pas sur le corps anatomisé. L’iconographie moderne du corps, en parallèle avec la photographie, se déploie. Tout le monde travaillerait-il au « nettoyage » de l’image, au nom d’un impératif réaliste ?
En ce point, l’auteur s’intéresse aux collections d’anatomie pathologique du XIX° siècle, aux musées de cires, mais aussi réjouissances morbides et parfois voyeuristes que l’auteur relie au développement du pouvoir de normalisation des sociétés disciplinaires, en faisant appel aux travaux de Michel Foucault. En tendant son regard vers notre époque, il s’intéresse aussi aux « plastinations » de Gunther von Hagens, c’est-à-dire au brevet déposé par l’artiste qui couvre un procédé de préparation d’objets anatomiques à partir de cadavres. La question n’est pas seulement celle des plastinats, fort bien explorée (originalité, contribution à la didactique anatomique, parfois copies de modèles anciens pour leur attitude) : elle est aussi celle des spectateurs, que ce procédé peut aussi bien inquiéter que réjouir. Comment atteindre le grand public ? Comment s’adresser au profane dans la perspective d’une démocratisation de la connaissance ? Telle semble aussi être la tâche. Pour autant, c’est bien d’authentiques cadavres qu’il s’agit, et non pas d’artefacts, sauf à traiter de la pourriture autrement, par exemple, à la manière, actuelle, de l’artiste Michel Blazy, ou de quelques autres.
D’un bout à l’autre, l’ouvrage est traversé par la dimension du regard des spectateurs, même si ce sont des créations qui sont examinées. Les deux étant étroitement corrélés, la question du spectateur offre un fil conducteur conduisant aux catégories de dégoût ou de répulsion, qui impliquent la position de celui qui observe ou qui prend connaissance du résultat de la représentation. La question du spectateur conduit aussi à l’analyse d’une attitude dont on dit encore beaucoup qu’elle est passive, mais que l’auteur déclare plutôt réceptive, à juste titre. Dans ces conditions, s’aventurer dans l’ouvrage revient à accepter de tester ses propres réactions et autres critères esthétiques à partir desquels on s’approche des œuvres présentées. Encore une fois, les cahiers iconographiques concrétisent cette tâche personnelle à accomplir par chacun. Belle manière d’aborder l’esthétique de la charogne.