Qui est Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), dont le Petit Palais, en partenariat avec la BNF, expose pour la première fois les dessins ?

Formé à l'école de dessin de Rouen, Jean-Jacques Lequeu arrive à Paris pour faire carrière comme architecte. Soufflot, architecte du bâtiment qui prendra en 1791 le nom de Panthéon, le prend sous sa protection. Soufflot meurt en 1780 et Lequeu se retrouve seul. Son manque de formation académique lui sera reproché, ce qui lui vaudra d'essuyer échecs après échecs, à chaque fois qu'il se présentera à un concours. La conjoncture politique troublée de cette période ne l'aide pas non plus à sortir de l'anonymat. Né sous l'Ancien Régime, il est mort sous la Restauration et a a donc traversé une diversité de régimes politiques en contradiction les uns avec les autres. Les événements contrarieront ses projets à de multiples reprises. Ayant par exemple reçu commande d'une « fabrique », construction « que l'industrie humaine ajoute à la nature, pour l'embellissement des jardins », selon la définition que Jean-Marie Morel en donnera dans Théorie des jardins publié en 1776, les événements le conduisent à perdre ses clients, la noblesse fuyant alors la France. 

Ce n'est qu'en 1940 que sera analysé le fonds qu'il a légué à la Bibliothèque Royale, juste avant sa mort en 1826, se battant toujours pour sa reconnaissance, ce qui n'empêchera pas sa mort dans l'indigence et l'oubli. Ses dessins érotiques ayant été rangés immédiatement dans les armoires de l'Enfer de la Bibliothèque, ils seront redécouverts dans les années 50.

 

Les tromperies de la nature

Ses dessins architecturaux manifestent une grande connaissance livresque. Il se réfère dans ses dessins aux Métamorphoses d'Ovide, à l'Histoire Naturelle de Buffon, au Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Sa singularité réside dans l'association du corps humain à l'architecture, voire la fusion. Il surprend aussi par les liens qu'il établit entre les Humanités qui nourrissent son œuvre et ses dessins érotiques sans concession, le rapprochant de Sade. Ceux-ci furent rangés aux Enfers de la BNF sous le titre « Figures lascives et obscènes », lorsqu'il légua son œuvre. Pour comprendre il faut se rappeler, comme le montre le début de l'exposition, que Jean-Jacques Lequeu est d'abord un portraitiste, attaché à la physionomie, comme c'était fort courant au XVIIIe siècle. Ceci l'a amené à développer une certaine ironie, d'abord à l'égard de lui-même mais aussi à l'égard de la nature.

 

Ce bailleur, que J. J. Lequeu écrit avec deux « a », présente une ambiguïté certaine : baille-t-il ou hurle-t-il de douleur ? Son travail ne cesse de jouer sur l'ambiguïté du discours de la nature, sur la force de l'imaginaire qui ne saurait restreindre son travail à celui d'un technicien de la fin du XVIIIe siècle. Si filiation il y a, elle serait d'ailleurs plus proche de la démarche de ceux qu'on a qualifiés d'ingénieurs comme l'architecte florentin Brunelleschi.

Ce bailleur qui hurle de douleur – interprétation acceptable si l'on met en perspective ce tableau avec la sculpture L'homme qui baille de Franz Xaver Messerschmidt (mort en 1783), où le bailleur hurle en fait de douleur suite à une expérience sur le magnétisme de Messmer – permet d'établir le rapport critique que J.J. Lequeu entretient avec la nature, source d'illusions. 

 

Nature et transgression

Le goût de l'époque pour une nature sauvage et indomptée, telle que Rousseau l'avait défendue, se voit ici questionné. Cela permet de comprendre les dessins érotiques, voire pornographiques, de J. J. Lequeu autrement que par la voie psychanalytique, réduisant l'oeuvre de l'artiste à un ensemble de pulsions névrotiques. Pour lui, le retour à la nature est le retour au droit à la transgression ; une conception proche de celle de Sade. Retourner à la nature non contrôlée par les hommes, c'est mettre à mal toutes les normes. C'est rejoindre le goût pour le sublime.

 

Le sublime comme dépassement de la norme

On l'a longtemps classé comme artiste « révolutionnaire » parce qu'il réalisa des dessins « utopistes » comme Le Temple de l'Egalité. S'il contribua à la Révolution, un pique à la main, on le retrouvera en 1814 proposant la réalisation d'un mausolée à la mémoire de Louis XVI, ainsi qu'un théâtre royal. Entre 1806 et 1807, il se penche sur l'Eglise de La Madeleine dont Napoléon envisage de faire un Temple à la gloire des armées françaises. L'art n'est pas pour J. J. Lequeu une question politique, mais essentiellement une question qui réunit la technique et l'imagination dans une perspective de sublime, bien éloignée des règles du beau.

Il se consacre à des projets colossaux qui resteront sur le papier. L'île d'amour est ainsi une nouvelle Cythère, un lieu d'utopie. Proche en cela de la question du « sublime » développée par le philosophe irlandais Burke et le philosophe allemand Kant, il s'éloigne de celle du « beau ». Le sublime se rattache à l'idée de l'inaccessibilité, de l'incommensurable, de la petitesse de l'homme dans le monde, dont la prise de conscience le conduit au respect et / ou à la crainte. 

 

J. J. Lequeu dépasse les bornes, aussi bien celles fixées par les règles techniques que par celles, morales... fidèle en cela à ses goûts pour le sublime. 

Ce que dit J.J.Lequeu, c'est qu'il n'y a pas d'architecture sans réflexion anthropologique. Penser le sublime dans l'architecture, c'est penser l'homme hors des normes du beau, dans l'incommensurable. La démesure érotique est à l'homme ce que la ligne démesurée est à l'architecture.