Grâce à internet, on peut tous lever des sommes, mêmes petites, pour des projets qui nous tiennent à cœur. Mais les cagnottes étaient-elles vraiment inconnues au Moyen Âge ?
Je suis – au grand dam de mon porte-monnaie – fan de Tipeee, cette plate-forme de financement participatif. Le principe est simple : on soutient un projet qui nous intéresse, en donnant une certaine somme d'argent, en échange de laquelle on obtient une création exclusive : une bd, un jeu de société, etc. L'an dernier, on a même vu apparaître une cagnotte servant à soutenir les grévistes de la SNCF ! Ces financements participatifs se multiplient, avec des plateformes dédiées : Kickstarter, Leetchi, Ululé, etc. Une forme économique typiquement contemporaine, permise par internet et les réseaux sociaux ? Pas si sûr.
L'argent des croisés
1187 est une année assez difficile pour les Occidentaux : en Orient, Salah ad-Din (Saladin) vient de reprendre Jérusalem, capitale du royaume de Jérusalem et, accessoirement, Ville sainte. Le nouveau pape (l'ancien est mort pendant l'été : année pourrie, on a dit) entreprend aussitôt d'organiser une croisade pour reprendre la ville. Sa cible privilégiée ? Les grands monarques du temps, en particulier le très riche roi d'Angleterre Henry II et le jeune roi de France Philippe Auguste.
Seulement, une croisade coûte cher. Très cher, même : il faut équiper des centaines d'hommes d'armes, payer leur solde, prévoir leur nourriture, des chevaux de remplacement, louer des navires, etc. Or les rois médiévaux sont en permanence désargentés.
Les rois mettent alors en place des stratégies de financement : Henry II par exemple envoie chaque année un peu d'argent à Jérusalem, confié à la garde des Templiers. Comme ça, quand il ira finalement en croisade comme il l'a promis depuis des années, il aura un petit trésor personnel sous la main ! Bon calcul… mais en 1187 le roi de Jérusalem, dans un contexte de crise, utilise ce trésor pour payer ses propres soldats. Pas cool, me direz-vous, et Guy de Lusignan en a bien conscience : pour se rattraper, il fait marcher ses soldats sous un drapeau anglais – après tout, c'est Henry qui les paye… Le geste est beau, mais il n'en reste pas moins que les économies patiemment constituées par le roi anglais disparaissent en une seconde.
La dîme saladine
En 1188, les choses pressent : le pape exige que la croisade ait lieu maintenant, tout de suite. Les rois mettent alors en place un nouvel impôt, équivalant à 10 % de la valeur des biens meubles et des revenus, qui reposera sur tout le monde (laïcs et clercs, alors que ceux-ci sont normalement exemptés des taxes royales). Explicitement fait pour financer la croisade, il reçoit donc le surnom de « dîme saladine ».
C'est l'un des tous premiers impôts généraux, à une époque où ceux-ci viennent tout juste de s'inventer. L'idée est de faire participer toute la population du royaume, à hauteur de ses moyens, d'où ma comparaison avec le financement participatif contemporain. Comme dans un projet Tipeee, la publicité devient alors essentielle : l'archevêque Baudouin de Canterbury passe des mois entiers à prêcher la croisade, encourageant soit à s'engager comme croisés, soit à payer. Et, comme dans Tipeee encore, il insiste sur l'importance de l'argent collecté : sur ces plateformes participatives, en effet, l'argent attire l'argent, les projets les plus financés étant les plus à même de se réaliser. Baudouin utilise exactement le même argument : on a déjà plein d'argent, donc c'est sûr qu'on va le faire, donc donnez-nous votre argent et on fera encore mieux / encore plus vite !
La différence principale, évidemment, étant que cet impôt est obligatoire : ne pas le payer revient à risquer l'excommunication. Les résultats ne se font pas attendre : Henry II collecte probablement autour de 80 000 livres, une somme gigantesque.
Qui gère la cagnotte ?
Concernant toute la population, l'impôt exige alors la mise en place de toute une machinerie administrative extrêmement complexe qui, surtout en Angleterre, participe à l'affirmation du pouvoir de l'Etat. En Angleterre, l'argent est en effet collecté à l'échelle locale par un groupe composé du curé, du seigneur, d'un sergent du roi et d'un Templier ou d'un Hospitalier. Ce dernier est là pour garantir que l'argent servira bel et bien à délivrer la Terre sainte.
En effet, la question qui se pose est celle de l'utilisation de cet argent. C'est également le risque avec Tipeee : parfois, les projets n'aboutissent pas, ou alors aboutissent des années après… Et parfois les « backers » (ceux qui soutiennent un projet) ne sont pas remboursés.
En l'occurrence, les backers de 1188 seront déçus, car l'argent récolté ne servira pas à financer la croisade : il faudra attendre 1191 pour voir Richard Cœur de Lion, fils d'Henry, partir en croisade (après avoir levé de nouveaux impôts, vous vous en doutez). Lui-même bénéficiera de ce système de financement : en rentrant de croisade, il se fait capturer par le duc d'Autriche, et sa rançon sera payée en imposant une taxe de 25 % sur tous les habitants du royaume.
Le financement participatif est aujourd'hui plus qu'une mode : c'est une tendance de fond qui a des effets déjà très sensibles sur l'économie de certains secteurs (notamment celui du jeu de société, mais aussi de l'édition). En 1188, les choses sont bien différentes, mais la problématique de fond est finalement assez proche : comment capter l'argent des gens en leur vendant un projet qui n'existe pas encore ? La différence tient à la géométrie de cette économie. En 1188, elle est strictement verticale : du roi à son peuple. En 2018, la cagnotte pour les grévistes sncf est plutôt horizontale. Les cagnottes : un espace de création politique ?
Pour en savoir plus
Douglas, David Charles, ed. "Ordinance of the Saladin Tithe (1188)", in English Historical Documents 1042-1189, 2nd edition. Routledge, 1996
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Pierre Testard, Les enjeux de la recommandation. Entretien avec Olivier Ertzscheid
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