Un roman qui mêle fiction de réécriture et fable écologique signé par l'un de nos plus grands écrivains.

Le dernier roman d’Éric Chevillard, L’explosion de la tortue (le vingt deuxième qu’il publie aux éditions de Minuit depuis la fin des années 1980), est une œuvre éblouissante, dans laquelle l’auteur donne une fois de plus toute la mesure de son extraordinaire maîtrise formelle et de la singulière richesse de ses thématiques. La structure du roman est déroutante et exige pour être pleinement saisie plusieurs lectures, lesquelles permettent de comprendre petit à petit que le roman dans sa totalité est une fiction de la réécriture qui s’emploie à en déployer systématiquement tous les types, sur un mode fondamentalement ironique.  

 

Réécriture et littérature

Il est devenu coutumier, dans les nombreux travaux universitaires consacrés au thème de la réécriture en littérature, de tenir le personnage de Pierre Ménard, créé par Borges dans une célèbre nouvelle datant de 1939   , pour une sorte de figure tutélaire. « Imaginez Pierre Ménard, déclare Borges, parvenu à la fin d’une longue carrière littéraire ; or il en arrive à un moment où il s’aperçoit qu’il ne veut plus encombrer le monde de ses œuvres. Et qu’il ne recherche pas la renommée, bien que son destin soit d’écrire. […] Alors il décide de se cantonner dans la plus grande discrétion et de récrire une œuvre déjà existante, je dirai même tout à fait existante, continue Borges, vu qu’il s’agit de Don Quichotte »   . C’est ainsi que Pierre Ménard se mit à écrire un livre coïncidant mot pour mot avec le Don Quichotte de Cervantès, mais dont lui, Pierre Ménard, serait le véritable auteur.

Depuis le texte inaugural de Borges, un vaste domaine d’étude s’est ouvert, dédié à l’examen des modalités de réécriture d’un texte par un autre, telles qu’elles ont été mises en œuvre dans l’histoire de la littérature, parmi lesquelles il conviendra de citer la correction et l'amélioration (la reprise d'un brouillon par exemple, soit pour en améliorer le fond du contenu, soit pour corriger ou vérifier la syntaxe ou le style), l'intertextualité, la citation, l'allusion littéraire, la variation, le plagiat, la reprise d'un mythe, l'imitation (la parodie, le pastiche), la translation (la traduction, l’adaptation, la transcription), la suppression (le résumé ou la réduction), la substitution, l’expansion, les déplacements, etc.  

 

La structure du roman

Avec le brio qu’on lui connaît, Éric Chevillard – renouant à cette occasion avec une inspiration qui était en partie celle de L’œuvre posthume de Thomas Pilaster (1999) et de Le vaillant petit tailleur (2003) – a choisi de faire reposer la construction complexe de L’explosion de la tortue sur la combinaison de ces divers procédés. La structure du roman comporte une demi-douzaine de parties (sans compter les intermèdes, qui, en constituant autant de rappels ou de prolongements des parties précédentes, assurent une fonction de liaison), lesquelles sont la plupart du temps emboîtées les unes dans les autres, rendant par là même malaisé le travail d’analyse (voire quasiment impossible, comme c’est le cas de la dernière partie).   

La première partie   raconte l’histoire de l’éclatement d’une tortue aquatique nommée Phoebe, achetée quelques mois plus tôt dans une animalerie parisienne, sous la pression délicate de la main du narrateur qui, de retour de vacances au début du mois d’août, la découvre tout à fait déshydratée dans sa salle de bains, où il pensait pourtant avoir convenablement aménagé son aquarium pour que pareil drame ne se produise pas.

La seconde   , beaucoup plus courte, se présente sous la forme d’un récit évoquant les affres d’un petit garçon prénommé Bab (dimunitif, semble-t-il, de babouin), qui a l’infortune d’être le souffre-douleur de ses camarades, où l’on croit deviner que le narrateur a joué le rôle de l’un de ses bourreaux.

La troisième partie   projette le lecteur une vingtaine d’années après la mort de la tortue Phoebe, et rapporte une discussion que le narrateur a eue alors avec un certain Anton, lequel n’est autre que le vendeur de l’animalerie, croisé par hasard dans les rues.

La quatrième partie   est décisive en ce qu’elle introduit de manière tout à fait explicite le thème de la réécriture et plusieurs de ses procédés, dont on comprendra plus tard qu’ils étaient en fait déjà opératoires dans les précédentes parties. Le narrateur y raconte comment son projet d’édition de l’œuvre d’un romancier complètement inconnu de la seconde moitié du XIXe siècle – Louis-Constantin Novat, dont les dates de naissance et de mort se situeraient approximativement entre 1839 et 1882 –, ayant publié à compte d’auteur « quelques plaquettes dont il plaçait lui-même en catimini les exemplaires dans les bibliothèques publiques, les salons de lecture et même les caisses des bouquinistes »   , lui a été retiré du jour au lendemain, sur décision de l’éditeur, au bénéfice d’un « éminent professeur » répondant au nom d’Yves Malatesta. Ce projet d’édition constituait lui-même la conclusion d’un long travail d’appropriation de l’œuvre de Novat par le narrateur, lequel s'employait depuis des années à récrire ses livres, envisageant même pendant quelque temps de les publier sous son propre nom, avant de se raviser pour devenir son biographe et son commentateur officiel (fort de plus d’une vingtaine d’articles et d’études ainsi que d’une édition en collection de poche de l'un de ses romans).

Les œuvres de Novat – dont le narrateur dit pis que pendre d’un bout à l’autre du livre, dénonçant tantôt l’absence d’originalité du sujet de tel ou tel de ses romans et sa platitude, tantôt la médiocrité de telle ou telle intrigue et le caractère trop sommaire du plan, et autres défauts qu’il attribue sévèrement au manque de discernement dont Novat aurait toujours fait preuve – sont toutes citées, et forment un ensemble de belle ampleur comportant un récit autobiographique commençant comme une fable animalière (Trois Œufs), deux recueils de poésie (Phrases de la lune et Oublis), un essai (L’Anguille sous roche), plusieurs romans (L’Arche fantôme, Vigie, Queue coupée), un recueil de récits fantastiques (Autres créatures), cinq courts récits (Pagure), une pièce de théâtre (La Portière et le saute-ruisseau), et une nouvelle inédite (L’Agence), sans parler des œuvres perdues (les poèmes à Alicia Potet) ou détruites (les lettres à Euphémie).

Toutes ces œuvres, y compris les lettres à Euphémie, ont été patiemment récrites par le narrateur dans la conviction que leur potentiel littéraire avait été fort mal exploité par Novat lui-même, de sorte qu’il serait loisible d’en tirer bien plus qu’il n’en avait jamais obtenu pour peu qu’une plume plus douée que la sienne s’en mêle. L’édition que le narrateur était sur le point de faire paraître des œuvres complètes de Novat, avant que la responsabilité en soit finalement attribuée à Malatesta, recueillait précisément les fruits de ce minutieux travail de réécriture.

La cinquième partie   – elle-même fractionnée en plusieurs sous-parties   – est consacrée à une présentation de la vie et de l’œuvre de Novat, dont l’intrigue de certains ses romans et récits fait l’objet d’un résumé : L’Arche fantôme   , Vigie   , Queue coupée   , Les Chardons   , L’Agence   .

La sixième partie   fait immédiatement suite à la mort de la tortue décalcifiée dans la salle de bains, et raconte l’histoire de la disparition d’une jeune fille prénommée Lise, qui émeut tout le quartier et inquiète la police, et dont on finira par retrouver la trace dans la loge du concierge du bâtiment où vivent le narrateur et sa compagne.

La septième et dernière partie   est peut-être la plus étrange d’entre toutes puisqu’elle assume deux fonctions simultanément. D’une part, elle reprend le fil de la présentation des œuvres de Novat en se concentrant sur la correspondance amoureuse qu’il a échangée avec Euphémie, et d’autre part, elle s’inscrit dans la continuité du récit autobiographique du narrateur et relate de quelle façon il s’est approprié cette correspondance inédite pour séduire sa propre compagne Aloïse – en soulignant ironiquement l’efficacité de son travail de réécriture puisque, à la différence de Novat dont Euphémie aura toujours repoussé les avances, lui a su parvenir à ses fins en utilisant à peu près les mêmes mots.

 

Les œuvres posthumes de Louis-Constantin Novat

Les derniers mots du roman renvoient le lecteur aux tout premiers, en une boucle virtuose, en révélant que le drame de la tortue déshydratée n’est rien d’autre qu’une réécriture du conte de Novat intitulé Queue coupée (dans lequel un lézard jouait le rôle de la tortue) – ce qui signifie par là même que ce que nous avions pris de prime abord pour un récit autobiographique évoquant la triste découverte par le narrateur de son animal de compagnie à l'agonie dans la salle de bains n’était en vérité que la version finale de la refonte d’un texte écrit par un autre, lequel était lui-même la transposition d’un souvenir d’enfance. Or nous savons que le narrateur destinait les textes de Novat qu’il s’est efforcé de récrire à paraître dans le volume de ses œuvres complètes. Nous pouvons donc en conclure que le livre qui s’ouvre par le récit de la décrépitude de la tortue est en fait ce volume lui-même, qui aurait pu aussi bien s’intituler, non pas L’explosion de la tortue, mais Les œuvres posthumes de Louis-Constantin Novat.    

A bien y regarder, l’ensemble des textes inclus dans le volume porte la marque de la réécriture : le conte du petit Bab harcelé et moqué par ses camarades est probablement la réécriture de l’une des nouvelles contenues dans Pagure intitulée Le souffre-douleur ; l’histoire invraisemblable que raconte Anton (l’employé de l’animalerie où le narrateur a acheté la tortue) d’un hippopotame qu’il aurait réussi à faire voyager par mer, enchaîné dans la cale d’un petit bateau de pêche, pour le faire débarquer sur une plage bretonne, est sûrement elle aussi le résultat de la réécriture d’une autre nouvelle de Pagure, Le voyage de l’hippopotame ; le récit de la disparition de Lise s'inspire ouvertement, en la modifiant, de l'intrigue de la pièce de théâtre, La Portière et le saute-ruisseau. Les écrits de Louis-Constantin Novat sont eux aussi marqués par la réécriture : L’Arche fantôme est une uchronie mythologique qui récrit l’épisode de l’arche de Noé, et certains passages des lettres à Euphémie sont copiés dans Don Quichotte (Pierre Ménard n’est pas bien loin).

Mieux encore : le lecteur découvre à sa grande stupéfaction que le projet même d’appropriation de l’œuvre de Novat avait été anticipé dans une certaine mesure par ce dernier dans sa nouvelle inédite intitulée L’Agence, laquelle met en scène un escroc se faisant passer pour un agent littéraire qui assure aux artistes injustement méconnus la gloire posthume qu’ils méritent en veillant à la diffusion de leur œuvre moyennant un forfait qui, selon l’importance de la somme versée, garantit dix, vingt, trente années ou plus encore de reconnaissance. N’est-ce pas entre les mains d’un pirate du même genre que Novat a fini par confier son œuvre en ayant soin de glisser dans le tiroir entrouvert du grand buffet de l’arrière petite-nièce de l’écrivain contenant ses livres, lettres et manuscrits, et tout spécialement dans le dossier contenant les trois pages manuscrites de L’Agence, une enveloppe garnie de billets – « une belle somme », précise le narrateur ?      

 

Ironie, polyphonie et réécriture

Comme on le voit, L’explosion de la tortue brille par sa virtuosité, laquelle n’a toutefois rien de futile. Plusieurs pistes de réflexion sont ouvertes simultanément dans l’espace de ce roman dont on s’étonne de constater qu’il compte à peine plus de 250 pages. La place centrale accordée au thème de la réécriture témoigne déjà suffisamment de l'impossibilité de dissocier le roman d’une réflexion sur la littérature elle-même, selon une modalité qui demeure essentiellement ironique. Le narrateur ne s'en cache d'ailleurs pas, et revendique ses multiples emprunts aux écrits de Novat « dans un geste d'appropriation postmoderne qui dénonçait ironiquement le statut de l'auteur en dégradant sa statue »   .

Mais l'ironie elle-même est significative en ce qu'elle peut être interprétée comme l'effet d'un procédé par lequel sont données à entendre simultanément deux voix lors d'un acte d'énonciation unique. Sans que nous puissions développer ce point ici, il pourrait être intéressant de recourir à la théorie polyphonique de Mikhaïl Bakhtine, laquelle avance la thèse que tous nos énoncés sont la reprise d'une parole publique que l'on a apprise sur « des lèvres étrangères, dans des contextes étrangers »   . Parler, c'est toujours mettre en scène dans le contexte actuel une parole que l'on a entendue dans un contexte étranger, de sorte que le discours ironique n'est pas fondamentalement différent des autres types de discours. Tel est le cas des lieux communs ou des stéréotypes qui appartiennent au fond commun de la communauté linguistique. Tel est encore le cas de nombreux autres énoncés où nous « faisons écho » à la voix d'un autre, qu'il s'agisse de l'imitation des voix étrangères par les enfants ou du travail d'interprétation que nous effectuons nous-mêmes en ce moment.

S'il est vrai, comme le veut Bakhtine, que notre propre voix réside dans la manière dont nous nous approprions les voix étrangères, la question est de savoir à partir de quel moment cette appropriation peut prétendre faire oeuvre littéraire. L'Odyssée et l'Illiade ne sont-elles pas la réécriture d'innombrables contes et légendes transmises par voie orale, et Homère lui-même n'est-il pas au fond un personnage collectif, l'incarnation d'une tradition orale figée ou fixée à un certain moment de son évolution ? Le Décaméron de Boccace, les Contes de Canterbury de Chaucer, l'Heptaméron de Marguerite de Navarre, les Contes de Grimm et Perrault, ceux d'Andersen, certains récits de Dickens, d'Edgar Poe, de Victor Hugo, etc., ne puisent-ils pas dans le folklore narratif de leur temps en en proposant, pour ainsi dire, une réécriture ? Mais quelle valeur littéraire pourrait bien avoir une telle reprise si elle ne s'accompagnait simultanément d'une lutte visant, comme l'ont fort bien dit Deleuze et Guattari   , à arracher à sa propre langue une littérature mineure, en creusant dans la langue une sorte de langue étrangère?                      

 

Des animaux et des êtres humains

Un autre thème, beaucoup plus discret peut-être et cependant déterminant, parcourt tout le livre, en le rattachant cette fois-ci, non plus à L’œuvre posthume de Thomas Pilaster ou à Le vaillant petit tailleur, mais à Sans l’orang-outan (2007), à savoir la réflexion sur les rapports des êtres humains aux animaux qui les entourent – à ces animaux, sauvages ou domestiques, qui sont confiés à leurs soins, telle cette tortue sur l’agonie de laquelle s’ouvrent les premières pages du roman.

Lu sous cet angle, le roman d’Éric Chevillard frappe par l’extraordinaire richesse de son bestiaire, sans équivalent dans la littérature contemporaine. L’explosion de la tortue est une fabuleuse arche de Noé qui recueille plus d’une centaine d’animaux en tous genres, du modeste pou du pubis à l’imposant éléphant, en passant par le lapin de Garenne, le crapaud, la scutigère, le requin, l’âne, le dinosaure, le lemming, le vautour, etc.   . L’incomparable mérite du roman de Chevillard est d’abord de faire vivre tous ces animaux du seul fait de les nommer. Qui a entendu pépier la Bouscarle de Cetti ? Qui a vu voler dans le ciel une bartavelle ? Qui va encore à la pêche à la gardèche ? Qui se souvient du sphinx à tête de mort (Acherontia atropos) ? Qui nomme encore « rapiette » le lézard des murailles ?

Réciproquement, les êtres humains eux-mêmes, du fait d’une telle proximité avec le règne animal, voient se transformer leur manière de vivre, de penser et d’agir, ce dont s’efforce de témoigner une fois de plus la langue que forge l’auteur pour les décrire – comme si la langue elle-même s’animalisait à leur contact. On sortira de table le « mufle barbouillé de sang » ; on entrera « à pas de loups » ; on « pincera », on « frétillera », on « aboiera », on « se tapira », on « claquera du bec », on « rognera », on « glapira » ; on portera une « queue de cheval » ; on laissera « l’empreinte de ses pas » ; on « pleurera comme un veau » ; on « s’agriffera » ; on « se ventousera » ; on se comportera comme une « vipère », un « pur-sang », un « caméléon », un « vautour », une « sangsue », une « oie blanche » ou une « vieille chouette » ; on soupçonnera qu’il y a « anguille sous roche » ; on « poursuivra un lièvre » ; on « fourrera son groin », sa « patte », son « bec crochu » ; on manifestera un « appétit de rapace » ; on « formera une meute » ; on paraîtra « narines dilatées, langue pendante » ; on « graissera la patte » ; on fera l’amour « à quatre pattes » en « rugissant comme un fauve ». Comme le résume d’une belle formule Chevillard : « Tantôt on s’élance, tantôt on se tapit, car on chasse l’élan et le tapir »   .

 

Une humanité suicidaire

C’est au spectacle désolant de la dissolution de cette communauté mixte, au sein de laquelle l’humanité a acquis les caractéristiques qui sont les siennes au terme d’une longue coévolution, que L’explosion de la tortue nous convie. L’explosion de la tortue est en ce sens une figure métonymique, et vaut pour l’extinction des espèces animales et de la vie elle-même car « le soleil lui-même finira par s'éteindre quand ses rayons traverseront la mer jusqu'au sable du fond sans y trouver de baleine à harponner pour ponctionner l'huile qui nourrit son feu »   .

Fable écologique, L’explosion de la tortue vise aussi à tourner en dérision la comédie de la culpabilité que jouent celles et ceux qui participent de manière ou plus ou moins directe à ce massacre, à commencer par le narrateur lui-même qui, s’il ne cesse de mettre en scène ses remords et parle volontiers de « mortification » et de « componction », en une référence insistante au supplice du Christ, se montre en fait incapable de manifester une véritable compassion et d'éprouver une quelconque empathie pour la bête dont il a involontairement accéléré l’agonie en crevant la carapace de son pouce après l'avoir laissée se décalcifier en plein coeur de l'été. Et s'il versera par la suite des larmes de crocodile sur le petit corps rabougri de l'animal, c'est toutefois sans le moindre scrupule qu'il lui offrira pour seul cercueil... un pot de yaourt, qu'il jettera tout bonnement à la poubelle, et c'est avec encore moins de vergogne qu'il saisira la première occasion pour faire l'éloge de la soupe de tortue, dont une recette détaillée nous sera même fournie. Il est des façons de se soucier des animaux et de s'exprimer à leur sujet qui aggravent davantage leur sort et scellent plus sûrement leur destin.

Destin funeste qui, au reste, est aussi bien le nôtre. Tel est peut-être l'un des enseignements qu'il convient de tirer de la lecture de ce formidable roman, et qui pourrait donner tout son sens à cette page proprement apocalyptique de L’explosion de la tortue qui évoque la cosmogonie hindoue imaginant le monde comme une surface plate que quatre éléphants maintiennent en équilibre sur leur dos, eux-mêmes juchés sur la carapace d’une tortue, et dans laquelle l'auteur se demande ce qu’il adviendra du monde lorsque la tortue aura éclaté : « Privés de socle, les éléphants nagent pesamment dans l’éther. On se demande combien de temps encore ils vont tenir. D’autant que des braconniers convoitent leur ivoire. Ô fols ! En coupant leurs défenses, vous sciez surtout les branches auxquelles en catastrophe nous nous sommes accrochés. Avez-vous sondé un peu le vide au-dessous ? Vous êtes-vous penchés sur cet abîme ? Décidément, nous ne valons pas mieux que les lemmings qui se jettent en foule du haut des falaises dans la mer profonde. Nous appartenons nous aussi à une espèce suicidaire. Nos fusées ne nous sauveront pas. Elles sont au globe terrestre ce que la nacelle d’osier est au ballon montgolfière. Il serait plus sage de prendre soin des éléphants, de veiller à ce qu’ils ne manquent de rien (…). Maintenant qu’ils ne sont plus soutenus par la tortue. Les écailles de celle-ci se sont fissurées, puis disloquées. Pour le dire simplement, ce fut le début de la subduction. La lithosphère se morcela. Ses plaques dérivent désormais sur l’asthénosphère (…). De cette tectonique subséquente à l’explosion de la tortue résultent les pires séismes, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les tsunamis [et] la fragmentation de la banquise (…). Tout se défait, se délite, se démembre, se désagrège. Se divise, se dissocie. (…) Tous asthéniques dans l’asthénosphère »   .