La formation à l’éthique est un des éléments du référentiel de compétence des enseignants. Néanmoins, cette éthique ne peut être pensée de manière abstraite, sans prendre en compte le contexte social.

Le référentiel de compétence des enseignants de 2013 précise que l’enseignante ou l’enseignant doit savoir « Agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques ». Cela implique donc que le futur enseignant reçoive une formation en éthique professionnelle. La finalité de cette éthique est pensée en relation avec la première mission que lui assigne le référentiel de compétence : « Faire partager les valeurs de la République ». En effet le référentiel insiste en particulier sur la lutte contre les discriminations : il prévoit notamment « le refus de toutes les discriminations », de « se mobiliser et mobiliser les élèves contre les stéréotypes et les discriminations de tout ordre » et d’« identifier toute forme d’exclusion ou de discrimination ». Pour autant ce référentiel attend aussi de l’enseignant qu’il prenne en compte la réalité sociale dans laquelle il exerce pour mettre en œuvre son activité : il doit ainsi « prendre en compte les préalables et les représentations sociales (genre, origine ethnique, socio-économique et culturelle) pour traiter les difficultés éventuelles dans l’accès aux connaissances ».

Ainsi on peut considérer que la formation en éthique que doivent posséder les enseignants n’est pas celle d’une éthique abstraite, mais articulée aux connaissances et aux enjeux sociologiques   ) . Cela s’explique par le fait que l’école française est traversée par les rapports sociaux qui structurent la société. A commencer par le fait que toutes les études montrent que la France est un des pays développé où l’origine sociale influence le plus la trajectoire scolaire des élèves   . Cette dimension socio-éthique de la formation de la pratique de l’enseignant a été analysée par le philosophe de l’éducation Paulo Freire. Ainsi écrit-il dans Pédagogie de l’autonomie : « L’éthique dont je parle est celle qui se sait confrontée aux manifestations discriminatoires en termes de race, de genre, de classe. C’est pour cette éthique inséparable de la pratique éducative – peu importe si nous travaillons avec des enfants, des jeunes ou des adultes – que nous devons lutter. »

La socio-éthique conduit donc à réfléchir aux problèmes d’éthique professionnelle en relation avec le contexte sociologique et les enjeux de justice sociale. Elle articule ainsi trois pôles : l’analyse sociologique des cas pratiques, les finalités de justice sociale posées dans les textes institutionnels de l’Education nationale   , la lutte contre les discriminations   et la réflexion-action éthique de l’enseignant.

 

Égalité en droit et justice sociale

On peut souligner plusieurs types de questions relevant de la socio-ethique. L’une d’elle a été assez bien définie par François Galichet dans la relation entre égalité juridique, égalité des chances et inégalités socio-scolaires. Il l’a formulée sous la forme de la tension suivante : « l’égalité des chances pose immédiatement le problème de la contradiction entre l’égalité formelle qui a toujours été assurée par l’école publique (tous les élèves reçoivent le même enseignement dans les mêmes conditions avec les mêmes moyens) et l’égalité réelle, qui suppose de compenser les inégalités antérieures et extérieures à l’école – notamment socio-culturelles –, donc de « favoriser les défavorisés », de préférer l’équité à l’égalité stricte »   .

Lorsque les enseignants sont confrontés à ce type de situation en pratique dans leur classe, ils en font bien souvent une analyse éthique décontextualisée de l’hétérogénéité de leur classe : il y a des élèves scolairement forts et des élèves en difficulté. La manière dont est alors formulé le dilemme professionnel est le suivant : s’agit-il d’accorder plus de temps aux élèves en difficulté au risque de délaisser les élèves en réussite scolaire ou s’agit-il de faire progresser autant tous les élèves ? Dans une telle formulation du problème, tous les élèves sont vus comme formellement égaux, sans prendre en compte l’accompagnement pédagogique dont ils bénéficient par leurs parents en dehors de l’école.

Or une telle analyse de la situation oblitère le fait que bien souvent, en France, les élèves en difficulté sont des élèves qui viennent de milieux sociaux défavorisés. En omettant cette dimension dans l’analyse de la situation, les enseignants ne prennent pas en compte le fait que le système éducatif français se caractérise par son fort niveau de reproduction sociale et le fait que l’école publique a pour objectif, entre autres, « la lutte contre les inégalités sociales »   . Dans ces conditions, la question se formule un peu différemment : la différentiation pédagogique que met en œuvre un enseignant ne doit-elle pas tenir compte en priorité des objectifs de justice sociale de l’école ?

 

Genre et comportement à l’école

Parmi les autres problèmes d’éthique professionnelle enseignante que nous conduit à traiter sous un autre angle la socio-ethique figurent les questions relatives à la gestion du comportement des élèves. Lorsqu’un enseignant est confronté à des problèmes de gestion de comportement, il est fréquent qu’il choisisse d’accorder plus d’attention aux élèves perturbateurs pour tenter de les enrôler dans la tâche. Il se trouve ainsi souvent confronté à un dilemme semblable au précédent : le temps accordé aux élèves perturbateurs ne se fait-il pas, en définitive, au détriment d’élèves plus discrets qui peuvent aussi rencontrer d’autres difficultés scolaires ?

Là encore, la manière dont l’éthique classique formule le problème fait abstraction des travaux sociologiques, qui établissent que les problèmes de comportements à l’école sont le plus souvent genrés. Par exemple, ce sont surtout les garçons qui sont l’objet de sanctions disciplinaires au collège   . Or des travaux d’ethnographie de la salle de classe montrent que les enseignants ont tendance à laisser les élèves garçons dominer l’espace oral de la classe pour les enrôler dans la tâche et éviter qu’ils ne perturbent le cours   . A l’inverse, les transgressions de comportement des filles sont jugées plus sévèrement   . En somme la pratique consiste le plus souvent à appliquer un double standard : les filles et les garçons ne sont pas jugés de la même manière.

Cette manière différenciée et souvent inconsciente d’agir avec les élèves en fonction de leur profil sociologique ne se retrouve pas seulement relativement au sexe de l’élève, mais également en fonction de sa classe sociale   . De fait, là encore, les questions éthiques relatives à la gestion du comportement des élèves ne peuvent pas faire abstraction d’une analyse des dimensions sociologiques. Les enseignants tendent à avoir l’impression, lorsqu’ils rétablissent de l’égalité, par exemple en assurant un nombre d’interactions égales entre les filles et les garçons au sein de la classe, qu’ils délaissent les élèves garçons.

 

Pour une éthique ancrée dans le social

Avancer le concept de « socio-éthique » dans le champ de l’éthique professionnelle consiste à considérer que pour au moins certaines professions, la question de la réflexion en éthique professionnelle ne peut pas être abordée de manière abstraite sans prendre en compte les dimensions sociologiques des situations traitées. Les élèves ou les parents d’élèves ne peuvent pas être abordés, sur le plan de la philosophie éthique, comme des entités abstraites indépendamment de leur sexe, de leur genre, de leur classe sociale ou encore de leur origine migratoire. Cela tient au fait que la société est traversée par des inégalités sociales et des discriminations et que celles-ci sont également présentes dans le fonctionnement normal de l’institution scolaire. C’est ce que les sociologues appellent les discriminations institutionnelles.