Un économiste, un juriste et une sociologue proposent un ensemble de mesures alternatives aux politiques menées actuellement en France et en Europe.

Associant les compétences d’un économiste (Eric Heyer), d’un juriste (Pascal Lokiec) et d’une sociologue (Dominique Méda), ce livre veut montrer qu’une autre politique est possible. Ses auteurs critiquent sévèrement la politique économique menée sous le précédent quinquennat et les choix budgétaires de l’actuel gouvernement. Ils contestent les réformes mises en œuvre concernant le droit du travail, la formation professionnelle ou encore la politique du logement et de la ville, en soulignant la dégradation de la qualité des emplois et l’aggravation de la fracture sociale. Les trois auteurs préconisent d’importantes transformations concernant l’Europe, listent des mesures de politique économique qui pourraient être mises immédiatement en œuvre au niveau français, et enchaînent avec une autre série de mesures destinées à renforcer la protection de l’emploi et la cohésion sociale et à reconnaître le travail. Leur livre lie une orientation keynésienne en matière de politique macroéconomique, mais également en matière de régulation des échanges internationaux, avec une défense du droit du travail et un engagement en faveur de l’amélioration de la situation des plus démunis et de la transition écologique.

 

Occasions manquées et erreur d’adressage

Il est aujourd’hui assez généralement admis que les politiques macro-économiques, budgétaires comme monétaires, adoptées dans la zone euro durant les années 2011-2013, traduisant un choix d’austérité, ont pesé négativement sur la croissance européenne. On sait moins qu’à partir de 2014, lorsque l’activité redémarre dans l’ensemble des pays de la zone euro, la France, elle, se lance dans une politique de l’offre destinée à améliorer sa compétitivité (avec le CICE et le Pacte de responsabilité), qu’elle finance par une hausse de la fiscalité des ménages et par des économies de dépenses publiques. Intervenant à un mauvais moment, ces mesures ont aggravé l’insuffisance de la demande et conduit alors à un net décrochage de l’activité de l’économie française par rapport à ses partenaires européens. On peut alors estimer qu’il existait une marge pour des mesures de relance qui auraient pu permettre de baisser le taux de chômage de 2 à 3 points sans que cela se traduise par l’apparition de tensions inflationnistes   . La croissance est remontée en 2017 et 2018 et cette marge s’est de fait réduite (le scénario de croissance de l’OFCE en 2018 et 2019 table désormais sur l’annulation en deux ans de l’écart de production négatif   ). Cette critique vaut donc essentiellement pour le passé. On verra plus loin les reproches que les auteurs adressent alors aux mesures de politique économique prises par l’actuel gouvernement.

La persistance d’un chômage élevé a contribué à alimenter l’idée que le droit du travail serait responsable de celui-ci. Les auteurs s’inscrivent en faux contre cette théorie. Les expériences étrangères de dérégulation du droit du travail ne sont guère convaincantes, expliquent-ils, et montrent de surcroît des effets très négatifs en termes de précarité des emplois et de conditions de travail. En outre, la lutte contre le chômage ne justifie pas de sacrifier la protection des personnes et on ne peut pas s’en remettre en la matière uniquement à un jugement d’utilité économique, ni prendre les gens pour des idiots lorsque sous prétexte de simplifier on dérégule. Ils consacrent alors un chapitre à un décryptage efficace des dernières réformes du droit du travail, dont les ordonnances Macron, en montrant les impensés et les non-dits derrière les trois mots qui les résument le mieux : négocier, sécuriser, flexibiliser.

Pendant ce temps, l’emploi précaire s’enracine. Les CDD de moins d’un mois représentent désormais presque 70 % des embauches hors intérim. Les salariés en CDI éprouvent eux-mêmes plus souvent un sentiment d’insécurité. Les conditions de travail se dégradent. Le taux de pauvreté est élevé, il s’est accru avec la crise, et le nombre de travailleurs pauvres a lui-même augmenté, en lien avec la multiplication des temps partiels et des contrats courts. Les inégalités se sont aggravées, notamment les inégalités territoriales, comme le montre bien le rapport Borloo.

 

Changer l’Europe

Changer de voie supposerait de réussir à infléchir la trajectoire de l’Union européenne, sans quoi les marges de manœuvre qui peuvent exister au niveau d’un pays resteront très étroites   . Le travail à accomplir ici est énorme. Il concerne à la fois la gouvernance et les orientations fondamentales en matière sociale et écologique.

Les auteurs affirment ici une position d’emblée : l’Europe doit être au service des Etats membres et respecter le principe de subsidiarité. Ils plaident ainsi, en suivant au moins pour partie les propositions de Robert Salais   , en faveur de l’instauration d’un exécutif qui serait responsable devant le Parlement, tandis que la Commission serait réformée pour devenir une administration au service de cet exécutif. A côté du Parlement européen, élu au suffrage universel, à terme sur des listes européennes, pourrait siéger un Parlement des Nations, dont l’accord serait nécessaire pour toute loi ou politique européenne qui risquerait de porter atteinte aux prérogatives nationales (les auteurs ne disent pas avec quelle règle de majorité). Une Cour constitutionnelle serait chargée de juger de la conformité des lois européennes à la Constitution, qu’il conviendrait de rédiger et faire adopter, et d’éviter que celles-ci n’empiètent sur les prérogatives nationales. La Banque centrale européenne (BCE) rendrait compte au Parlement européen. « Ces réformes devraient être mises au service d’une nouvelle conception des objectifs de l’Europe : un modèle de développement humain, social et écologique mettant au premier rang la coopération entre les Etats membres ainsi que la qualité des produits, des méthodes de production, et du travail. »   , pour la réalisation desquels celui-ci serait doté d’un budget significatif. Il s’agirait en outre de renouer, au niveau européen, avec la politique proposée par Keynes et Beveridge : une politique visant systématiquement au plein emploi par le maintien d’un niveau de dépenses publiques suffisant et une régulation des échanges intra et extra-européens évitant tout déficit et tout excédent (ce qui concernerait, pour les excédents, aujourd’hui en priorité l’Allemagne et les Pays-Bas). L’Europe pourrait alors jouer un rôle moteur en matière écologique comme en matière sociale, en vue de la reconversion écologique, de l’harmonisation et de la promotion des meilleures conditions d’emploi.

Dans ce contexte, la limitation des niveaux de déficit et de dettes publics des Etats de la zone euro resterait nécessaire, pour prévenir les effets de la spéculation sur ces dettes publiques, mais celle-ci devrait évoluer pour prendre une forme « contracyclique ». On pourrait ainsi, par exemple, adopter une « règle d’or des finances publiques » selon laquelle seules les dépenses courantes, et non les dépenses d’investissement, seront financées par l’impôt. Le déficit public de fonctionnement serait alors autorisé uniquement dans une situation conjoncturelle dégradée et serait résorbé au cours du cycle. Cette règle autoriserait en revanche le recours à l’emprunt public pour financer les investissements publics, qui pourraient également inclure des dépenses d’éducation, de formation, de recherche ou encore concernant l’environnement. Elle nécessiterait toutefois pour se prémunir contre une augmentation des taux d’intérêt – si on ne peut pas mutualiser les dettes de tous les pays membres et qu’on ne souhaite pas abandonner la monnaie unique au profit d’un nouveau système monétaire européen qui risquerait de générer une forte instabilité – de transformer la BCE en prêteur de dernier ressort et assureur de dette publique, sous le contrôle du Parlement européen. La coordination des politiques économiques au niveau européen pourrait également être renforcée par la mise en place progressive d’un salaire minimum, d’une assurance chômage ou encore d’une TVA sociale coordonnée.

 

Adopter une politique économique plus équilibrée

Les auteurs abordent ensuite les mesures de politique économique qui devraient être mises en œuvre au niveau français. Les conditions passablement restrictives pour qu’aient une chance d’être efficaces des mesures de désinflation compétitive (du fait notamment des contre-mesures que seraient susceptibles de prendre nos partenaires) plaident pour équilibrer les mesures de politique de l’offre avec des mesures destinées à soutenir la demande et également à réduire les inégalités. Or les premières mesures budgétaires prises par l’actuel gouvernement ne remplissent pas ces critères. Elles n’auront au total cette année qu’un effet marginal sur le pouvoir d’achat global des français, en privilégiant de surcroît les ménages les plus aisés. Ce n’est que dans un deuxième temps, en 2019, que les ménages modestes et les classes moyennes bénéficieront d’une amélioration (limitée) de leur niveau de vie   . Et les réformes promises par le Président Macron comme la mise en place d’une assurance chômage « universelle », une politique de logement ambitieuse et un grand plan d’investissement sont bien loin de ce qui avait été annoncé, lorsque leur mise en œuvre n’a pas aggravé les problèmes   .

Il est urgent, notent les auteurs, d’investir dans la transition écologique, dans l’amélioration du système éducatif ou encore dans les infrastructures, comme le très haut débit numérique ou le transport dans les villes congestionnées. De sanctuariser les aides sociales, qui jouent un rôle essentiel dans la réduction de la pauvreté, et de les cibler davantage sur les ménages les plus modestes. D’aider les jeunes qui sortent du système scolaire sans formation ni qualification, pour lesquels les emplois aidés, que le gouvernement a entrepris de réduire drastiquement, sont un moyen sans équivalent, pour autant, là encore, qu’on les cible sur les personnes les plus en difficulté. Il est de même souhaitable de chercher à améliorer la qualité de l’emploi dans ses différentes dimensions, qu’il s’agisse de la santé, de la sécurité au travail, des rémunérations, du temps de travail ou encore de la conciliation vie professionnelle/vie familiale. D’assurer un logement de qualité, et pour cela de construire des logements neufs à prix abordables, comme de lutter contre l’inflation des prix de l’immobilier et des loyers. Il conviendrait également, pour ne pas aggraver les inégalités et faire un meilleur usage des fonds correspondant, de renoncer à la suppression totale de la taxe d’habitation pour les ménages les plus aisés comme de renoncer à l’exonération de cotisations des heures supplémentaires. De réformer la taxation des successions et de réduire les niches fiscales, et de taxer les multinationales et l’optimisation fiscale.

 

Protéger l’emploi et renforcer la cohésion sociale, reconnaître le travail

Les chapitres suivants exposent une autre série de mesures, portant plutôt sur les institutions cette fois, destinées tout d’abord à protéger l’emploi, plutôt que de chercher à instaurer une flexisécurité qui n’assurerait qu’une sécurité au rabais. Les auteurs plaident ainsi pour réserver le licenciement aux situations où celui-ci ne pourrait pas être évité, de mieux encadrer les CDD, et en particulier les CDD d’usage, en en limitant le pourcentage rapporté à l’effectif et/ou en taxant leur utilisation selon un système de bonus-malus, et également de conditionner les aides publiques à des objectifs en termes d’emploi et d’investissement productif.

D’autres mesures viseraient à renforcer la cohésion sociale. Ce qui passerait par un changement d’indicateurs pour évaluer le succès des politiques, mais également une simplification et refonte des minima sociaux (pour lesquels les auteurs renvoient au rapport de Christophe Sirugue de 2016), la mise en place d’une assurance-autonomie pour couvrir la dépendance, l’accès à une formation de qualité, en remobilisant pour cela le service public de formation (l’Afpa et les Greta), un effort pour garantir l’égalité sur les territoires, qui devrait conduire à contraindre les communes à respecter leurs obligations en matière de logements sociaux, mais aussi à corriger la disparité des montants des dépenses publiques en défaveur des banlieues et à construire les infrastructures de transport qui permettraient de les désenclaver.

Plusieurs mesures concernent les nouvelles formes de travail, et notamment la protection des travailleurs économiquement dépendants, pour lesquels les auteurs proposent de faire du contrôle (au lieu de la subordination) le nouveau critère du contrat de travail, mais aussi de considérer comme salariés tous ceux dont le travail est organisé par autrui   . Ce qui ne les empêche pas de suggérer de trouver les moyens d’étendre l’autonomie de salariés, dont ceux-ci sont désormais souvent très demandeurs, en l’encadrant.

D’autres mesures concernent l’entreprise, les auteurs plaidant ici pour la « codétermination » et donc une augmentation significative des représentants des salariés au sein des conseils d’administration. Ils militent également, après d’autres, pour sortir d’une conception purement actionnariale de l’entreprise et en faire une œuvre collective soucieuse du social comme de l’environnement. Ce qui supposerait d’élargir son objet social, autrement que sur un mode simplement optionnel comme le prévoit la loi Pacte. Mais ils préconisent aussi de conférer au comité social et économique (la nouvelle instance de représentation des salariés instaurée par les ordonnances travail) des droits de codétermination en matière d’emploi, de conditions de travail, etc., et également de renforcer les mécanismes de responsabilité sociale des entreprises.

Les auteurs consacrent un chapitre à différentes mesures concernant le travail – que l’emploi éclipse encore trop souvent – pour évoquer l’usage des nouvelles technologies et plus généralement la santé et la sécurité au travail. Ils recommandent notamment d’ouvrir les possibilités de reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle, de veiller à protéger la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle, de garantir une juste rémunération et de permettre le contrôle de l’application des règles. Mais également de favoriser dans les entreprises la discussion à propos du travail en associant la voie de la négociation collective, l’implication du comité social et économique et l’expression directe des salariés. Ils plaident alors pour que les managers soient formés sur ces questions.

Le dernier chapitre rejoint quelques-unes des préoccupations évoquées ci-dessus à divers endroits, puisqu’il traite alors de l’accès au droit et des moyens de renforcer celui-ci pour la « partie faible » ou les plus démunis.

 

La construction de l’ouvrage n’est pas sans défaut et celui-ci prend parfois la forme d’un catalogue ou d’un programme politique, en particulier dans la seconde partie où l’argumentation – mais peut-être faute de place – est parfois bien légère. Il faut toutefois lui reconnaître le grand mérite d’avoir réussi à synthétiser un ensemble de propositions sous une forme qui n’a pas beaucoup d’équivalent dans le paysage éditorial aujourd’hui (peut-être à part les publications des Economistes atterrées) et qui devrait encourager la discussion.

 

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