Peut-on concevoir une lecture philosophique de l’œuvre psychanalytique de Jacques Lacan, laquelle lui conférerait en retour un aspect philosophique ? Oui, répond Joël Balazut.

En prenant pour point focal le Séminaire VII de Jacques Lacan, intitulé « Ethique de la psychanalyse » et prononcé en 1959-1960, l’auteur, Joël Balazut tente de donner une cohérence philosophique à la pensée du psychanalyste. Qu’on ait ou non retiré à la pensée de Lacan la qualité d’être pour une part philosophique ou d’avoir une incidence philosophique, voire de se fonder sur un parti pris philosophique, n’est pas le problème qu’il pose – même si on pourrait en discuter au vu des conflits intellectuels de l’époque. En d’autres termes, Joël Balazut ne cherche pas à établir un dossier d’accusation ou de défense : il cherche plutôt à esquisser, sans autre allusion, ce que pourrait être une interprétation philosophique de la pensée de Lacan.

Pour légitimer cette entreprise, il s’attache aux inspirations philosophiques les plus reconnues de Lacan : les œuvres de Georges Bataille et Martin Heidegger. Ce sont en effet les deux philosophes dont les propos transparaissent dans ce Séminaire VII. L’auteur se sent d’ailleurs justifié dans sa démarche par plusieurs autres chercheurs : dont Philippe Lacoue-Labarthe (qui a travaillé sur l’interprétation par Lacan du sort d’Antigone), François Balmès (à propos de ce que Lacan dit de l’être) et Elisabeth Roudinesco qui a largement commenté le rapport (mal reconnu) de Lacan à Bataille.

 

Une ontologie et/ou une anthropologie

L’idée centrale prise en mains et étayée par l’auteur est donc celle-ci : que Lacan se soit voulu le porte-parole d’une vraie refonte de la doctrine psychanalytique n’empêche pas, au contraire, qu’il se soit approché de l’ontologie heideggérienne, dégrevée de son ambiguïté religieuse, et qu’il se soit inspiré de la philosophie de Bataille, afin de mieux étayer son dire. Or ce rapprochement a un double avantage : il permet à Lacan de sceller ainsi une vraie originalité, de fonder son propos et d’élaborer à la fois une philosophie et une anthropologie de l’humain.

Si son œuvre peut également être lue comme une « anthropologie », c’est dans la mesure où Joël Balazut commente aussi des textes de Sigmund Freud qui n’échappent pas à de telles considérations, et où leur lecture par Lacan lui ont aussi permis d’arracher le discours psychanalytique à la psychologie.

En ce qui regarde l’ontologie, on peut saisir ainsi une cohérence qui prend en compte la genèse de l’humain, ses identifications et ses fantasmes, en les attachant à des catégories de pensée qui structurent le discours de Lacan.

 

Deux concepts centraux

Les deux concepts centraux de la pensée lacanienne que prend en charge Joël Balazut sont ceux de Phallus et de Réel, dont l’auteur tisse la signification à la fois dans ce discours de Lacan, et en référence à Bataille et Heidegger.

Quant au Phallus, il fallait bien rappeler, à l’encontre des simplifications répandues, non seulement qu’il ne s’agit pas du pénis, mais encore qu’il symbolise l’image du flux vital, de ce qui, de la vie, se présente de la façon la plus pure comme poussée. Le concept renvoie à l’ordre du flux de la vie, de la sève, etc. L’auteur le rattache alors aussi à la « mère phallique », et insiste sur le fait que l’être humain est à l’origine porté par cette hubris vitale, avant la castration symbolique, dont nous ne reprenons pas ici la constitution, parce qu’elle est fort bien expliquée dans l’ouvrage.

En ce qui regarde le Réel – concept qui, comme le précédent, ne doit être identifié à n’importe quelle expérience banale (et ici à la réalité empirique) –, il est à relier à l’hétérologie de Bataille, à cette idée selon laquelle la référence à une réalité organisée et homogène n’exhibe qu’un aspect de celle-ci, car le Réel, lui, est plutôt hétérogène et informe en son fond. Lacan l’énonce un peu autrement, en insistant sur la dimension ontologique hétérogène du Réel, toujours en reste ou en excès par rapport à la réalité organisée. Il devient « La chose » sous l’influence de la lecture de Heidegger (Être et temps, 1927).

Ce qui articule, de manière inconsciente, l’homme au Réel, est finalement le fantasme mortifère du retour à la confusion prénatale avec la plénitude du corps maternel : un retour à la confusion avec l’originel dans la mort, en somme.

 

Un mythe qui est une histoire

Ceci compris, on en voit vite l’impact : l’humain est un devenir et non un être. C’est maintenant à une belle synthèse que se prête la pensée de Lacan. C’est une hubris vitale foncière qui porte l’humain (par identification au Phallus tout puissant, au flux universel du vivant), tout en étant conduite à l’autodestruction (la mort, condition du vivant). C’est là le Réel (La chose), une origine irreprésentable, mais qu’on peut mettre en scène. Chez Freud, cela donne le mythe de la horde primitive, celui qui figure la tragédie originelle fondatrice de l’humanité. Le père narcissique exerce une violence illimitée sur ses enfants, chasse ses fils, s’approprie toutes les filles, et conduit les fils à le tuer. Mais s’ils le tuent, ils entrent aussi en lutte entre eux, chacun voulant à son tour s’identifier au Phallus tout puissant. L’ensemble se termine en orgie ou en carnage. L’hubris se renverse alors en son contraire.

La jouissance (le Phallus) finit par provoquer un sentiment d’horreur et d’effroi. L’angoisse de la mort à laquelle chacun est exposé se retourne en remords devant l’horreur. Culpabilité et limitation se traduisent dans des règles sociales autour desquelles se nouent désormais des échanges. Et engendre la société humaine. Ainsi advient l’ordre symbolique. Règles et interdits sont portés par le langage. La première règle : la prohibition de l’inceste. Société humaine et interdit fondamental font désormais la paire. La relation au Phallus se modifie. Il n’est plus question de l’être, mais de l’avoir (le Phallus). Aussi l’humain devient-il un être de désir, structurellement articulé à la finitude. C’est ce scénario originel que chaque nouvel être humain répète dans son imaginaire.

 

Une existence humaine tragique

La mise en perspective de cette structure générale, simplifiée ici à dessein alors que l’auteur prenant en revanche la place pour l’expliciter, le conduit à dessiner maintenant le sens ontologique de l’ordre symbolique, selon Lacan. L’interdit véhiculé par la loi du père et le refoulement du narcissisme originel ne se contente pas de placer ce qui est refoulé en position de méconnu, mais il ouvre aussi à ce qui est interdit. Le Phallus tout puissant rejeté dans l’inconscient (ou plutôt comme inconscient) devient un fond abyssal, le fond informe de ce qui est anticipé uniquement par l’imagination, mais qui a permis que s’organise socialement le cadre des relations d’échange, même si, dans certaines sociétés, la transgression rituelle (l’orgie sacrée de Roger Caillois, le chamanisme, l’expérience mystique selon Mircea Eliade, l’extase de la Sainte-Thérèse du Bernin), y donne un certain type d’accès, par ces expériences limites.

Même si on laisse de côté cette question des confusions dans l’immanence du monde (dont la figure musicale est celle d’Iseult au terme de l’opéra de Richard Wagner), il reste que l’auteur a raison de souligner combien la renonciation au fantasme mortifère de la toute-puissance rend possible l’organisation familiale antagoniste des sociétés. L’inscription de la vie humaine dans l’ordre de la nature, à partir de ces termes, permet de penser l’émergence du langage humain, son pouvoir de nomination référé à la pure présence à travers les sens.

C’est sans doute ici que le rapprochement avec Heidegger reprend tout son sens. Non pas le Heidegger proche du nazisme, mais le Heidegger du Da-sein, repensé sur des bases lacaniennes. La vie humaine ne peut s’affirmer qu’en assumant son immersion dans le déjà là du Réel (l’être de Heidegger). Là où commence le double jeu de la pure présence et de l’arrachement à elle de la conscience qui tente une opération de sublimation.

Ces propos ne sont pas sans faciliter chez Lacan la subversion de la conception traditionnelle de l’humain comme sujet autonome. De même qu’ils lui permettent de reprendre le dossier (anthropologique) de la culture, à partir non seulement des deux concepts centraux dégagés ci-dessus, mais aussi de leurs associés : la jouissance, la castration, le symbolique, la forclusion et l’imaginaire.

 

La dernière mutation culturelle

Mais l’époque récente change une partie de la donne. À partir du XVIIe siècle, avec le développement de la pensée scientifique moderne et de la révolution industrielle qui la suit, nous assistons, dit Lacan et explique l’auteur à sa suite, à la mise en place d’une civilisation technoscientifique. Cette société profile un idéal du savoir absolu dont la particularité est de masquer le Réel pour faire valoir la réalité programmée de la technique. La source heideggerienne de ce propos n’échappe à personne, et l’auteur la déploie tout en tenant une ligne ferme dans le rapport, chez Lacan, entre l’inspiration de Heidegger et la séparation d’avec ses propos pliés au nazisme. Ligne fragile et délicate qui, cependant, permet de maintenir l’idée selon laquelle Lacan ne renonce pas pour autant à la capacité d’explication de la science, par différence avec Heidegger.

Sa critique porte surtout sur sa prétention à régner totalement sur le réel. La techno-science ne se contenterait pas de prétendre connaître intégralement la réalité, elle voudrait aussi la produire et la maîtriser.

Le développement de l’auteur porte à mettre au jour les analyses, et craintes simultanément, de Lacan vis-à-vis d’un monde moderne qui, de surcroît, prend le risque d’abolir progressivement les particularités culturelles ainsi que les civilisations. Ce qui impliquerait, selon le psychanalyste, l’émergence d’une société planétaire uniformisée, une sorte de structure paranoïaque de la société moderne. Ce point nous vaut, dans l’ouvrage, un long passage sur Heidegger, dont on a pour partie reconnu le propos retranscrit, et sur le discours de ce dernier sur la Raison classique.

Aussi voit-on bien le parcours tant de Lacan que de l’auteur à l’intérieur de l’œuvre du psychanalyste. Si philosophie il y a ici, c’est sans aucun doute dans la critique de l’anthropologie et de la philosophie classiques, une critique du rationalisme philosophique et scientifique. L’exposé est clair et permet à chacune et chacun de suivre le parcours à défaut de lire les textes originaux de référence. On regrettera uniquement un certain manque de distance avec cette pensée, distance qui aurait pu au moins être signalée par l’allusion aux critiques de cette critique.