Gérard Wajcman, écrivain et psychanalyste, entreprend de montrer que les séries télévisées sont porteuses d’un nouveau récit collectif, émergeant d'une nouvelle civilisation.

Après que le cinéma a contribué à fonder le mythe national, les séries pourraient à l'inverse être lues comme la déconstruction de ce mythe. Elles seraient la forme que se donnerait une époque où la crise n'est plus de l'ordre de la rupture temporelle, mais s'installe dans un temps continu et indéfini. Une histoire sans commencement ni fin, mais répétitive, au rythme des saisons des séries. C’est une question de forme et non de genre, insiste Gérard Wajcman. La forme appartient à l'actualité de l'époque. Le genre de la série, au contraire, n'est pas neuf, même si sa forme s'est modifiée. Aux héros traditionnels succèdent aujourd'hui des héros fatigués, des anti-héros impuissants. La crise que nous traversons est le moment d'où surgit le doute, le questionnement. Perdus dans une crise sans nom et sans limite, les séries manifesteraient nos angoisses existentielles quant à l'avenir.

Une nouvelle grammatologie s'est mise en place depuis quelques années, qui tient de plus en plus le cinéma à l'écart. On en vient alors à se demander si le genre cinématographique n'est pas en train de se dissoudre – et sa fonction sociale avec lui.

 

Le déclin du cinéma et la crise de la nation

Une forme nouvelle peut-elle décrypter son époque ? La question mérite d'être posée, si on prend en compte les nombreuses polémiques autour de l'histoire du « temps présent ». A trop attendre l'outil adéquat on risque toutefois de passer à côté de la compréhension de notre époque. C'est une des raisons qui conduit Gérard Wajcman à publier cet ouvrage. La « nation » est en pleine crise et se délite. Il suffit de voir la dernière campagne électorale en France, ou encore l'élection de Donald Trump, finalement très éloignée du souci national, le nationalisme de ce dernier n'étant qu'une dérive pathologique de l’idée de nation.

Or le cinéma a puissamment contribué à forger le mythe de la nation – à commencer par celui de la nation américaine. L'imagerie de la conquête de l'ouest dans les westerns, mais surtout La naissance d'une nation de Griffith, en sont des exemples éclairants   . Mais L'homme qui tua Liberty Valance réalisé en 1962 par John Ford signe déjà la fin du mythe. Si tuer en anglais se dit « to shoot », Gérard Wajcman rappelle que « to shoot » a également le sens de « filmer » : John Ford filme pour tuer la légende. Et Gérard Wajcman présente la série télévisuelle d'abord comme la relève de cet acte de décès cinématographique de la nation... avant de mettre en question cette certitude. Et si, en effet, la série était aussi l'annonce d'un nouvelle forme littéraire ?

 

La série est une vision fragmentée

A la différence du cinéma, le héros de la série est aussi spectateur de lui-même. On ne lui demande aucune analyse. Au contraire, c'est son comportement, qui est décrypté par la série. Œil ouvert sur le monde, la série est dans le même temps un symptôme de ce monde qu'elle observe. La métaphore médicale n'est pas anodine. La série donne son diagnostic, à l’heure où le monde est fermé sur lui, sans aucune extériorité, au risque de la déflagration. Le cœur des craintes est surtout cette non localisation de l'autre. Dans Blade Runner de Ridley Scott, sorti en 1982, il s'agit de discerner le même de l'autre, l'ennemi pouvant se dissimuler partout. La crainte fondamentale, c'est l'indistinct, la confusion. Si on ne parvient plus à distinguer l'autre, s'accélère le temps de la surveillance généralisée, mais aussi la réduction de l'individu au concept statistique de « population ». Une société fermée est confuse et dès lors indivisible, indivise, sans aucun principe d'individuation qui permette à chacun de manifester sa singularité, d'être littéralement « quelqu'un ».

S'il n'y a plus aucune frontière entre le dedans et le dehors, disparaissent aussi les limites posées au regard. C 'est une nouvelle civilisation qui apparaît, selon Gérard Wajcman   . Nous n'appréhendons le monde que par fragments, que par des points de vue. En d'autres termes, c'est la porte ouverte à tous les relativismes qui par leur énonciation dogmatique – « à chacun ses goûts ! » – recèlent un profond scepticisme. Si tout se vaut, rien ne vaut...

 

Du tableau du monde à son écriture fragmentée

Pour Gérard Wajcman, la vision dispose à certaines conceptions. L'exemple de la peinture, si on s'attache précisément à la question du « tableau » né dans les premières années du XVe siècle, permet de comprendre ce qu'il faut entendre par là. Le tableau, dans sa forme esthétique, est défini par Alberti, dans son Traité de la perspective paru en 1435 à Florence, comme une nouvelle vision du monde qui rompt avec la vision gothique du polyptique où la présence divine est essentielle. Cette nouvelle forme est géométrique et voit le monde à travers un cadre rationnel, technique et scientifique. Elle se donne comme un tout narratif au service d'un récit de l'homme sur l'homme. « L'espace pictural de la Renaissance, écrit l’historien d’art Daniel Arasse, affirme explicitement la capacité de l'esprit humain à comprendre et connaître "la nature des choses" »   . La peinture religieuse y perd de son aura. À la place, se trouve valorisée une histoire événementielle narrative à la temporalité continue dont l'homme est le héros. Le tableau Adam et Eve chassés du Paradis du peintre Primitif Masaccio est en cela exemplaire : il nous montre l'homme abandonné de Dieu, soumis à la contingence de la ligne chronologique.

Le théâtre fournit un autre exemple de ce désir d'unifier la scène de l'histoire humaine. En adoptant la règle des trois unités empruntées à la Poétique d'Aristote, le théâtre donne à voir également la construction continue de l'histoire humaine, lui conférant sens et perspective.

Ces deux exemples donnent sens à la nouvelle vision fragmentée du monde avec l'installation durable des séries. Le scénario se substitue à la scène de théâtre, dans une nouvelle forme d'écriture.

 

Naufrage de la perspective et du point de fuite

Cette nouvelle forme d'écriture, Gérard Wajcman la met en œuvre dans l'espace du livre. On sort de la présentation rhétorique classique de ce type d'ouvrage de réflexion. Il s'agit de créer une écriture de « crise », qui n'expose pas des affirmations selon l'ordre lumineux du clair-obscur, mais se libère du carcan de la forme traditionnelle. Il s'agit de penser autrement que selon la logique de la perspective et de toute la symbolique qui en découle. Ces outils, pour Gérard Wajcman, sont devenus inopérants. La figure du père va mal aujourd'hui, explique-t-il. Le constater n’implique pas de tenter de la rénover. Cette autorité du père disparue a dissout tous les repères. Elle impose de les repenser dans le monde en train de se faire.

Comme le rappelle à plusieurs reprises Gérard Wajcman, les séries ne sont donc pas un genre mais une forme au sein d'un genre. On peut voir dans le feuilleton, genre littéraire né au XIXe siècle, une littérature populaire dont auraient dérivé les séries. Les séries, pour certaines d'entre elles, partagent en effet le caractère populaire du feuilleton télévisé, du fait principalement de leur audience. Cependant leurs modalités d'écriture sont différentes et elles rompent avec l'idée du récit continu, de l'achèvement de l'histoire. Plusieurs personnages aux histoires différentes se croisent dans les séries. Les fils y sont multiples, pas toujours suivis. Il arrive qu'on les coupe. A l'encontre du roman-feuilleton qui a un centre de gravité – un héros – les séries contemporaines gravitent autour de plusieurs personnages, ce qui crée un effet de discontinuité. La différence essentielle entre le roman et les séries est que ces dernières rompent avec l'idée de perspective unique. Mettant à l'écart tout ce qui relèverait d'un point de vue unique, elles mettent côte à côte diverses opinions. Dans la série américaine The Affair, la construction est binaire, bipolaire. L'histoire est simple. C'est l'histoire d'un couple qui va mal. En refusant la linéarité, la série montre des fragments de vie de chacun, refusant ainsi tout débat contradictoire. La liberté de choix se voit ainsi mise de côté, comme un possible parmi d'autres.

 

La série ou la disparition du sujet

« La dérive est au principe de la série », écrit Gérard Wajcman   . C'est cet effet de « dérive », qu'il met en œuvre dans son propre texte, qui rend le récit malléable, modulable, ouvert à sa réécriture. La métaphore du liquide semble qualifier au plus près la pensée que reflète la série, selon l'auteur, l'appliquant lui-même à son écriture : une écriture où les arguments se présentent dans une fluidité qui coule de source. Tous les genres passent par le récit. Ce dernier, selon Roland Barthes, est partie prenante de la vie. Même la guerre appartient à ce récit de la vie. Le récit fondateur de tous les autres récits n'est-il pas l'Iliade, épopée guerrière qui chante la mort ? Sauf que la Première Guerre Mondiale jette au sol cette hypothèse, comme l'expliquait Walter Benjamin. Dans Le narrateur   , il écrit que le XXe siècle est né dans le mutisme d'un récit en crise, suite à l'atrocité de la guerre inaugurant le nouveau siècle. Les charniers, les millions de morts sont la mesure de ce silence narratif. Les « inconnus », les « anonymes », sont ces oubliés du récit qui gisent silencieux dans les tranchées. Le sujet disparaît de sa propre histoire dans cette industrie de la mort en masse. « Le soldat inconnu », cette expression de la fin du sujet, prélude à la crise d'un récit qui ne peut plus dire la mort. Les « gueules cassées » ne raconteront rien à leur retour, leur récit étant un indicible difforme et défiguré.

Le XXe siècle sera à nouveau réduit à l'indicible après les chambres à gaz, silence définitif d'un sujet réduit à la nudité d'un corps privé de l'humaine vie. Le film de Claude Lanzmann, Shoah (1985), en rendant la parole aux témoins, tentera de réintroduire le narrateur dans le mutisme et la cruauté de cet innommable réel.

« Le 11 septembre » nous a sidérés à nouveau par sa violence et sa fulgurance, écrit l'auteur. Les séries en sont sans doute l'émanation. Des séries qui conduisent à réinterroger le sens de l'œuvre d'art. Se fondant sur la critique de Deleuze refusant de voir dans l'œuvre une quelconque sublimation du sujet au sens freudien, mais au contraire un « récit du monde », un « esprit du temps » pour citer Gérard Wajcman, une « puissance de l'impersonnel »   , l'ouvrage interroge le rapport au réel de l'œuvre. Plus qu'une échappatoire, ne serait-ce pas un réveil au réel ? Les séries ne seraient qu'une des formes de ce rapport d'inquiétude à la réalité, une nouvelle figure épique du réel, une nouvelle aventure d'Ulysse sans nom, comme il le dit en se nommant Personne.

Le sujet était la mesure, dans la perspective d'Alberti, de la vision d'un tableau conçu comme une fenêtre ouverte sur le récit du monde. L'art donnait à voir. Mais vision n'est pas regard. Le sujet se retrouve dans le tableau dans une position singulière et universelle. Il regarde la vision de sa place dans le monde, mais aussi de tout autre que lui dans ce tableau où il cherche à se repérer. Et il s'y perd.

 

La voie/voix des femmes visionnaires

La série The Wire montre toute l'importance du regard dans un monde où on ne croit plus dans les institutions. Cette série met en scène la faillite de la loi dans un monde de micro-sphères gouverné par le seul commerce et l'impératif de la jouissance. Un monde de toutes les addictions. « Avec la série, on est au bord de la crise toxicomaniaque », écrit Gérard Wajcman. Si le XXe siècle pouvait se conclure par un film, ce serait Titanic, le récit du naufrage d'un siècle qui regarde un autre film, Le Cuirassé Potemkine   d'Eisenstein qui était le film de la révolte : tout le contraire de ce XXe siècle finissant.

Ce débordement, selon l'auteur, est porté par les personnages féminins. Les femmes des séries sont souveraines au royaume de « la déglingue »   . La fin des idéaux et des utopies ouvre sur la démesure. Elles renoncent à la parole du pouvoir pour s'en remettre au pouvoir de la jouissance. C'est ce que tente d'analyser à la fin Gérard Wajcman. Analyser ? Interpréter ? Ou témoigner ? Si les séries nous regardent, c'est sans doute au sens du psychanalyste qui voit surgir le désir de l'innommable. La jouissance féminine telle qu’elle est fantasmée par les séries contemporaines nous dit le désir malade : malade de ne pas pouvoir se dire, d'être mortifié.

 

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Jacopo Bodini, Mauro Carbone (dir.), Voir selon les écrans, penser selon les écrans.