Les manières selon lesquelles le cinéma façonne l’actualité conditionnent notre lecture des archives qu’il produit – mais aussi les possibilités de vulgariser l’histoire par le cinéma.

S’il a fallu un peu moins d’un siècle pour que le cinéma soit pris en charge positivement par les philosophes et par la recherche en sciences humaines, les historiens ont plus longtemps encore entretenu un rapport ambigu avec le septième art. De nos jours cependant, on voit bien comment le cinéma leur permet d’y puiser des archives sociales, mais aussi comment la place du cinéma dans l’histoire générale est devenue incontournable, et enfin comment le cinéma peut se mettre au service de l’histoire, à la fois comme pourvoyeur de sources décisives et comme moyen particulièrement efficace de transmission des résultats de la recherche. Au demeurant, le film d’époque, celui qui a valeur de source, n’est pas toujours une simple représentation (mimétique) des événements : la prise d’images accompagne le plus souvent le mouvement qui fait l’événement, ou sa mémoire, comme elle fait jouer une aura publique. Ce qui mue le cinéma en un objet d’étude encore plus important. C’est cet ensemble de questions épistémologiques – qui peut tout autant passionner le philosophe – qui font le si grand intérêt du livre des historiens Vincent Guigueno et Christian Delage, le second étant également réalisateur.

Publié en 2004, leur travail réédité 14 ans après n’a rien perdu de son actualité. Car qui peut désormais négliger les documents audiovisuels, les analyses construites autour de l’histoire culturelle qui enveloppent la BD, le film, la télévision, etc. ? De fait, les historiens qui travaillent sur le siècle dernier sont conduits à se reprojeter les bandes d’actualité qui faisaient la première partie des séances de cinéma, jadis (dont les France-Actualités-Pathé de la Guerre), et il est incontestable qu’ils se sont par ailleurs formés à s’inquiéter de cette « matière ».

Le travail accompli pour poser les bases méthodologiques d’une lecture historienne des images porte maintenant ses fruits, d’autant que de nombreuses archives des réalisateurs viennent au jour (synopsis, récits, mémoires des réalisateurs, archives diverses). Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’une partie des chercheurs, les jeunes générations, a forgé sa culture dans les salles obscures, parfois par cinéphilie, ou devant des écrans ; et il n’est pas indifférent de remarquer qu’un certain nombre de réalisateurs de cinéma se sont d’abord formés sur les bancs des facs d’histoire.

 

Des questions traditionnelles

Du point de vue philosophique, l’historien ne peut se départir d’éclairer la question des rapports entre le cinéma et la « réalité » (mise en scène, réalisme, etc.). D’autant que, de nos jours, la notion de « cinéma du réel » brouille les cartes. Mais il ne peut se défaire non plus de la nécessité d’analyser l’impact du cinéma sur le public, que les représentations proposées soient spectaculaires ou non. Si nous soulignons le côté traditionnel de ces questions, c’est qu’elles tiennent moins à l’histoire même qu’à la philosophie des historiens, laquelle est héritée du XIXe siècle. Baudelaire formule ces questions, sans doute pour la première fois, face au stéréoscope, puis au phénakisticope, avant de s’en prendre avec véhémence à la photographie, pourtant devenue aussi une des ressources des historiens. Beaucoup d’historiens les reprennent à leur compte.

Ce ne sont pas les seules questions soulevées par les historiens, et plus largement par le monde intellectuel face au cinéma. Heureusement. Qu’est-ce qui est filmé (quelle réalité, à partir de quelle reconstitution en studio) ? Comment le cinéma forge-t-il une « histoire immédiate » et quel regard se porte sur elle ? Le regard du réalisateur n’est-il pas, en ce qui regarde l’histoire, formaté par la presse illustrée et un répertoire d’imageries premières, quand il ne s’agit pas de films plus banals dont le message politique est plus difficile à percevoir (les Heimatfilm nazis par exemple, par différence avec les films plus typiques de la vision hitlérienne du Reich millénaire) ? Et que dire du film de Méliès de 1899 portant sur l’Affaire Dreyfus ?

Mais cela ne suffit pas. Il convient encore de penser la position du réalisateur-cinéaste en témoin de son temps, dès lors qu’il s’agit de cinéma en direct – la médiation de la caméra agissant vis-à-vis de lui comme une sorte de protection. Ainsi en va-t-il par exemple de Samuel Fuller, filmant l’agonie d’un soldat allemand dont il tente de soulager la douleur (en 1945, dans la forêt de Hürtgen). Comment éviter de tomber dans les formes les plus codées et dans le mimétisme, si l’on veut avoir un peu de rigueur historienne ? Cette autre série de question est d’importance philosophique considérable, si l’on veut bien comprendre que les films sont tributaires de représentations diffuses d’une société à un moment donné, tout autant que le cinéma produit une imagerie qui forge l’esprit de l’historien.

Les auteurs de l’ouvrage ont raison de revenir sur le cas de Leni Riefenstahl, propagandiste zélée du régime nazi, mais qui fournit aussi au même régime des choix esthétiques et techniques qui traverseront les rituels du Parti nazi, tout en inspirant, après-Guerre, une imagerie dont Hollywood fera son fonds. De toute manière, à partir du milieu du XXe siècle, il est impossible de dissocier l’effectuation d’un événement de sa représentation cinématographique, comme d’ailleurs des attentes qu’il produit (en les attisant ou en les décevant, puisque l’historien comme tous les autres n’échappe pas à l’horizon d’attente : film de guerre traditionnel ou non, film d’histoire ou non, etc.).

 

Une forme cinématographique de l’histoire ?

Pour resserrer le débat, l’ouvrage porte l’accent sur les formes d’écriture cinématographique de l’histoire passée et présente. Le cahier iconographique inséré au centre de cette édition aiguille le lecteur sur ce qui est à penser. Il enveloppe des images de Samuel Fuller (Mort d’un soldat allemand, 1945), Alain Resnais (Nuit et brouillard, 1956), Jean-Pierre Melville (Le silence de la mer, 1949 ; L’armée des ombres, 1969), etc.

Comment donc le cinéaste travaille-t-il la matière de l’actualité immédiate ? La question est redoutable puisque, de surcroît, il crée des objets qui deviennent eux-mêmes des archives ou agissent comme modes de sensibilisation à l’histoire pour le public. Cette question nous vaut un beau passage de l’ouvrage consacré à Chaplin, Le dictateur (1938-1940). Les auteurs ne racontent pas les soucis du réalisateur, mais traquent les conditions de possibilité d’un tel film dans l’esprit de Chaplin (la mutation de Charlot en juif du ghetto, par laquelle le vagabond devient parade contre la dictature, une fiction en prise sur la réalité, son devenir cible de l’antisémitisme nazi, le final en générosité, etc.).

Mais elle nous vaut aussi une seconde analyse d’un film de Fuller, The Big Red One (1980). Ce qui est intéressant dans ce cas est l’examen entrepris par les auteurs des séquences, des panoramiques pivotant les uns dans les autres, ou encore du rapport à ce qu’on appelle « le respect de l’événement filmé ». Dans ce cas, et par différence avec Chaplin dont le propos n’est pas identique, la manière de filmer a été conçue pour que les regards des bourreaux et des témoins orientés vers les victimes soient rendus visibles dans un espace délimité, assimilé par les libérateurs à une sorte de scène théâtrale. L’objectif était surtout de rendre leur dignité aux victimes par l’image de gestes de précaution, et de commencer à travailler avec la mémoire des rescapés qui s’estompe petit à petit. Comment l’historien peut-il s’emparer de ce film ?

Relativement à ce thème de la Seconde Guerre mondiale, l’étude de Nuit et Brouillard devenait indispensable. Film de l’après-coup, film primé mais aussi censuré (les plans de cadavres étaient jugés choquants, mais le film avait surtout le défaut de montrer, au détour d’une image, un gendarme français surveillant un camp), film institutionnalisé aussi : quelle est finalement sa pertinence au regard de l’histoire du génocide des Juifs ? Les auteurs en racontent l’élaboration et la réception.

 

Spectatrices et spectateurs

Ce qui est spécifique à cet ouvrage, c’est aussi de retourner le problème des rapports entre historiens et réalisateurs. Ce qui se révèle à propos de L’armée des ombres (sur un récit de Kessel, ce qui entraîne aussi des analyses comparatives entre livre et film), un film en quelque sorte hommage au réseau du philosophe Jean Cavaillès à Lyon. Les auteurs s’attachent à montrer que ce film porte moins sur la Résistance que sur une réflexion en acte sur la figuration de la Résistance. On a traité ce film d’art gaulliste, on a reproché à Melville de filmer ses résistants comme il filmait des gangsters. Ce qui fait intervenir la réception dans les questions soulevées, mais une réception incluse par avance dans le film, ne serait-ce qu’au titre de la représentation des héros de l’histoire, accompagnés des effets potentiels du merveilleux et du légendaire. Le succès public des films, les mutations qu’il entraîne – ce qui est le cas de Dunkerque, sorti en 2017, auquel on doit la rénovation du musée correspondant à l’opération –, sont à prendre en compte, comme les questions pédagogiques qui président à la diffusion des films en cours d’histoire, notamment lorsqu’ils sont séduisants pur de mauvaises raisons.

Entre autres questions se pose celle de la fiction. Évidemment, cette question du réel et de la fiction dans l’image est elle-aussi classique ; mais elle ne pouvait être évacuée. Elle devait cependant être analysée moins dans son rapport à la mimèsis du point de vue du réalisateur que du point de vue des effets produits ou attendus sur le public. Les fictions peuvent être très différentes dans leurs effets. Encore plus lorsqu’elles deviennent des docus-fiction, ou toute autre formule désormais pratiquée (le docu-fiction, mais aussi la fiction réaliste ou le docu non-fiction, etc.). Le type de film produit par le réalisateur ne peut avoir le même effet dans chaque cas. De surcroît, plus l’événement mis en image est proche ou prégnant (du spectateur ou de l’historien), plus cette question devient centrale. Curieusement, l’historien y est intéressé à deux titres : la puissance du médium par rapport au public et la part du public influencé par le film, et le traitement de l’image ou le montage autour de l’événement. La question s’est d’ailleurs posée pour Nuit et Brouillard, l’intensité dramatique du film pouvant, croyait-on, devenir un écueil à son appropriation, parce qu’elle aurait trop éprouvé le spectateur par un excès d’horreur.

On peut encore analyser par ce livre les rapports du film avec le présent de l’historien – qui est aussi un spectateur – et la manière dont la recherche historique s’intéresse peu ou beaucoup à telle ou telle partie de l’histoire. Concernant cet aspect, il faut justement noter qu’il se dédouble, car on ne peut oublier que le réalisateur lui-aussi s’intéresse plus ou moins à telle partie de l’histoire.

Les auteurs ne pouvaient par conséquent éviter un débat non moins central : celui de la fonction de l’image comme preuve judiciaire, telle qu’elle a été mobilisée dans des affaires célèbres où des historiens ont été convoqués devant les tribunaux, non pas pour juger une affaire mais pour l’éclairer. L’expérience du procès de Nuremberg est ici incontournable. De multiples hésitations et débats ont eu lieu. Par exemple : comment faire la différence entre ce qui est nécessaire à la connaissance du système concentrationnaire et l’histoire vécue des déportés ? Viendrons plus tard, les questions de décalage entre les générations comme celles qui concernent le rapport entre les images choisies et les souvenirs des protagonistes ou des témoins. Cela étant, un témoignage permet d’éclairer certains points mais ne peut se substituer au travail de l’historien. S’il semble donner une épaisseur à l’histoire, cela ne suffit en rien à la science.

 

L’historien dans la salle de montage

Terminons cette chronique en faisant allusion à une idée qui revient souvent dans certains débats. Le film peut-il servir de dispositif d’alerte, et par conséquent devenir un instrument entre les mains des historiens, lequel participerait à des « causes » générales ? Dans ce dessein, il faut que l’historien pénètre dans la salle de montage ou soit consulté par le réalisateur. Les auteurs donnent d’excellents exemples de cette piste. Ils font remarquer néanmoins qu’en France, le tandem historien-réalisateur a longtemps été conservateur. Encore les plus grands réalisateurs de films à dimension historienne (Lanzmann, Marker, Ophuls…) n’ont-ils pas convoqué d’historien ! De surcroît, il y a ambiguïté souvent sur le sort des comptes rendus utilisés pour les scénarios ou sur les témoignages avérés. Et la logique de dramatisation du film est peu acceptable pour l’historien.