Un journal intime qui permet de saisir la réalité de l’occupation allemande en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale.

Les Carnets de Kiev est un document rare, voire hors du commun. Il est un des seuls témoignages directs sur la situation de l’Ukraine sous occupation allemande. Il existe certes des éléments sur le déroulement des événements. Ainsi, le gouvernement soviétique, via le Bureau d’information soviétique, avait par exemple recueilli des témoignages sur l’extermination des Juifs. Toutefois, la nature des Carnets de Kiev d’Irina A. Khorochounova est différente. Il s’agit d’un journal intime où l’auteure a consigné ses impressions au jour le jour comme autant de preuves.

 

Une source originale

L’auteure est l’ukrainienne Irina Aleksandronovna Khorochounova. Décoratrice d’un musée, puis bibliothécaire d’une des annexes de l’Académie des sciences d’Ukraine, elle est née en 1913 et décédée en 1993, traversant le siècle du communisme. Elle a réussi à faire publier des extraits de son journal de son vivant, lorsque le système soviétique commençait à se décomposer au milieu des années 1980. Victime des discriminations réservées aux ennemis du peuple, elle appartenait à la bourgeoisie ukrainienne et a été en conséquence privée d’études supérieures. En outre, sa mère est arrêtée et fusillée pendant la grande terreur en décembre 1937 en raison de ses origines sociales, événement qu’Irina garde secret jusqu’à la fin de l’URSS. Le reste de la famille participe à la résistance contre l’occupant. Sa sœur cadette et son beau-frère sont exécutés à ce titre en 1943 en compagnie de leur fille âgée de trois ans.

Comme beaucoup de citoyens soviétiques, Irina a tenu un journal. Mais à la différence d’autres et sous réserves de nouvelles découvertes, le sien évoque la période de la déroute russe en 1941, mentionne l’extermination des Juifs et la situation du pays tout au long des années de guerre. On peut regretter que les éditeurs aient choisi de ne publier que la partie concernant l’occupation allemande alors que ses carnets s’étendent sur la période de 1937 à 1944. Le traducteur justifie un tel choix par l’unité de temps et de lieu. Le journal d’Irina Aleksandronovna Khorochounova est important car c’est une des premières fois que la question de la vie quotidienne durant ce conflit est évoquée de manière aussi crue et claire dans toutes ses dimensions.

 

Kiev en temps de guerre

Le journal s’ouvre sur une période charnière et offre un récit cru et passionnant, car il livre des informations neuves sur le système soviétique. D’abord le choc de l’invasion. L’auteure est incrédule. Mais, la réalité de la guerre prend vite forme. Les vols et les bombardements de l’armée allemande touchent la ville. Très vite, les nouvelles des défaites arrivent. Irina Aleksandronovna n’est pas dupe des communiqués et des informations de la radio soviétique. De plus, l’évacuation de la ville commence, le responsable du Parti et de la police emportant tout ce qu’ils peuvent et détruisent nombres de documents. Les seconds couteaux restent et font régner la terreur. Pendant plusieurs semaines, les nouvelles de la défaite soulignent la rapidité de l’avancée des troupes et la désorganisation complète du régime. Les espoirs de fuir devant l’avancée des troupes s’amenuisent pour finalement disparaître. Les rumeurs sont fréquentes, les « paniqueurs », comme elle les surnomme, diffusent des informations contradictoires et annonçant le plus souvent des défaites. Elle se rend vite compte que l’ennemi avance inexorablement. Kiev est prise quasiment sans résistance et sans combats. Le 17 septembre, elle espère une résistance massive. Le 25 septembre, elle note : « je me suis trompée. Tout s’est écroulé ». Les citoyens sont déchirés, désespérés, la glorieuse armée rouge s’est liquéfiée et a fui sans combattre.

Le récit (indirect) de l’extermination des Juifs lui succède. Le 28 septembre elle constate des arrestations massives. Le massacre de Babi Yar a commencé. En deux jours, les 33 000 juifs de Kiev sont exterminés par balle et jetés dans le ravin par les commandos mobiles de tuerie (les Einsatzgruppen). Le 2 octobre elle note que tous les Juifs ont été tués et exprime sa honte, son indignation et son impuissance. Les jours passent et si Irina n’oublie pas les morts, elle témoigne de son impuissance et de sa désolation.

 

Kiev sous la botte nazie.

Une fois les nazis en place les massacres ralentissent mais ne cessent pas. Tous les « impurs » aux yeux du régime nazi sont exécutés. Irina note les fusillades continues à Babi Yar. Elles durent en effet toute une partie de l’année 1942 et jusqu’en 1943. Après les premiers massacres, il y a encore plus de 70 000 exécutions sommaires. Elle décrit aussi la mise en place du nouveau pouvoir, les Ukrainiens prêts à prendre les places et à collaborer : « les gens changent d’attitude à une vitesse remarquable. De vrais caméléons ». Les mots d’avant la révolution redeviennent en vogue. Les portraits des dirigeants nazis ornent les murs. Certains trouvent un accord tacite avec le nouveau pouvoir, alors que pour les autres les conditions de vie sont de plus en plus difficiles. L’antisémitisme d’une partie de la population ukrainienne revient au grand jour et les pillages de biens des disparus se multiplient.

Espérant un revers militaire pour les nazis, elle fait tout pour se tenir informée mais constate avec désespoir que l’Armée rouge s’éloigne. Elle voit également que les Allemands n’ont que mépris pour les Ukrainiens, y compris pour ceux qui collaborent.

« Nous ne sommes pas considérés comme des hommes », écrit-elle. Elle consigne aussi les rumeurs, les maigres informations qui filtrent sur la guerre et les traces de l’extermination puis, à partir de la deuxième partie de l’année 1942, les déportations dont les échos sont de plus en plus lointains au fur et à mesure que l’œuvre de mort des nazis a fait son travail. Tout au long de l’année 1942 et une partie de l’année 1943 le désespoir est grandissant. Les nazis s’acharnent aussi à détruire toute forme de souvenir de la culture juive, comme en pillant et en emportant méthodiquement toutes les bibliothèques. Enfin, l’année 1943 s’ouvre sans espoir, même si l’écho des combats revient au fur et à mesure que les troupes soviétiques se rapprochent.

 

En définitive, les Carnets de Kiev est un modèle de sources rendues à publiques qui permettent de mieux percevoir ce qu’a été la guerre à l’est par un témoin aussi lucide que critique.