Et si la transition numérique détruisait la coopération, au profit de la collaboration, et nous empêchait d'avancer dans la transition écologique ?

Eloi Laurent publie ces jours-ci L'impasse collaborative, critique radicale de la transition numérique comme destructice de la coopération. Un livre important parmi tous ceux qui tentent ces derniers temps de saisir les déterminants d'une situation économique et sociale dont la raison nous échappe. Il a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter cet ouvrage.

 

Nonfiction : Vous venez de publier un livre qui est un plaidoyer en faveur de la coopération sociale. Comment s’inscrit-il dans le cadre de vos travaux ? 

Eloi Laurent : Si l’on voulait donner un sens cohérent à mon agenda de recherche et d’enseignement en France et aux Etats-Unis, ce serait de développer une économie radicale, au sens étymologique du terme : délaisser les dimensions superficielles de l’économie (croissance, compétitivité, discipline budgétaire) pour s’intéresser à ses causes profondes et à ses véritables finalités. J’ai consacré en début d’année un ouvrage aux indicateurs de bien-être, de résilience et de soutenablité qui vise à dépasser la croissance comme projet social. Je m’intéresse ici, en amont, aux ressorts profonds de l’activité économique, et donc à la coopération. 

On voit bien, à la lumière du bricolage idéologique du « Prix Nobel » d’économie cette année   qui revient à affirmer l’idée que la croissance est la solution à la crise climatique, l’intérêt de revenir aux racines de la pensée économique : la coopération pour le bien-être. 

 

Que recouvre selon vous cette notion de coopération et pourquoi est-elle si importante à vos yeux ?

La distinction centrale que j’opère dans le livre et qui est, je crois, assez nouvelle, consiste à opposer coopération et collaboration. On pourrait penser que collaboration et coopération sont simplement synonymes. Je pense au contraire que trois dimensions au moins les séparent : la collaboration s’exerce au moyen du seul travail, tandis que la coopération sollicite l’ensemble des capacités et finalités humaines ; la collaboration est à durée déterminée, tandis que la coopération n’a pas d’horizon fini ; la collaboration est une association à objet déterminé, tandis que la coopération est un processus libre de découverte mutuelle. Je soutiens dans le livre que c’est la coopération, et non la collaboration, qui est la source de la prospérité humaine. Car si l’on collabore pour faire, on coopère pour savoir. Et j’identifie un dangereux paradoxe : nous assistons, simultanément, au règne de la collaboration et au recul, peut-être même au déclin, de la coopération. La coopération est aujourd’hui dévorée par la collaboration.

 

Précisément, vous expliquez que nous vivons actuellement une crise de la coopération. A quoi reconnaît-on une telle crise ? Comment survient-elle ? 

Je ne saurais dire comment elle survient mais je tente de cerner à quoi on peut la reconnaître. Je vois trois symptômes de la crise de la coopération que nous vivons et que je détaille dans le livre : l’épidémie de solitude, qui, plus que la montée tant décriée de l’individualisme, isole les personnes et les empêche de faire société ; les nouveaux passagers clandestins – multinationales, 1 % les plus fortunés… –, qui, à force de contourner, ridiculiser et saboter règles fiscales et droit social, finissent par décourager la coopération ; enfin, la guerre contre le temps, induite par une transition numérique hypertrophiée et une transition écologique négligée, qui rend incertain l’avenir de la coopération sous la pression conjuguée d’une accélération du présent et d’un obscurcissement du futur.

 

Vous attachez en effet une grande importante au rapport au temps, tel qu’il est reconfiguré par la révolution numérique, d’une part, et par les crises écologiques et le dérèglement climatique, d’autre part. Pourriez-vous nous en dire un mot ? 

Il me semble que le début du 21ème siècle se caractérise par une double crise temporelle. La première tient à l’accélération du présent sous l’effet de ce qu’il est convenu d’appeler la « transition numérique ». Cette accélération du présent n’est pas sans rappeler le début du 20ème siècle, où la conjonction de l’industrialisation, de la mondialisation et de l’urbanisation agitait et bouleversait les sociétés occidentales. À cette époque aussi, les structures mentales et sociales ont été secouées par le rythme technologique. La seconde crise temporelle rappelle plutôt la fin des années 1960 : l’avenir est comme obstrué par les crises écologiques, à commencer par le dérèglement climatique, de la même manière que, au plus fort de la guerre froide, la crainte de l’apocalypse nucléaire bouchait les horizons. La difficulté propre à notre époque tient au fait que ces deux crises se produisent conjointement : alors qu’elles devraient s’atténuer réciproquement, elles s’aggravent mutuellement. C’est dans ce télescopage entre un temps court omniprésent et un temps long perdu de vue que se noue la guerre contre le temps dans laquelle nous sommes embrigadés. L’explication que je propose à ce malaise temporel est que la transition numérique constitue un obstacle croissant pour la transition écologique, de sorte que les horizons de la coopération sont doublement brouillés par la crise du présent et par celle de l’avenir. La guerre contre le temps, en particulier le temps libre, que nous avons déclarée à travers la transition numérique est aussi une guerre contre le temps long, celui de l’écologie. 

 

Vous consacrez la conclusion aux moyens de sortir de cette situation, qui passeraient à la fois par une reconquête des imaginaires et une réforme des institutions dans le cadre de la mise en œuvre de quelques chantiers prioritaires à vos yeux. Pourriez-vous encore éclairer ce point ?

Les imaginaires servent à donner du sens au passé, les institutions servent à se projeter vers l’avenir. Les imaginaires façonnent les valeurs, les institutions orientent les comportements. Il faut donc travailler sur ces deux plans de concert. Le premier chantier, déjà amorcé, est celui de la déconstruction de l’économisme ambiant et de la sortie de la croissance. Il faut sans relâche démystifier un discours économique aujourd’hui réduit, dans sa version dominante, à un ensemble de mythologies de plus en plus irréelles et destructrices, réformer son enseignement et inscrire les nouvelles façons de penser l’économie au cœur des politiques publiques. Deuxième chantier : restaurer la puissance coopérative du système fiscal et social. La grande réforme institutionnelle à conduire sur ce terrain est non seulement la lutte résolue contre les paradis fiscaux mais aussi et surtout la lutte contre la concurrence fiscale et sociale en Europe. Enfin, troisième et dernier chantier : il faut décélérer la transition numérique afin d’accélérer la transition écologique. L’imaginaire clé ici est que la transition numérique simplifie la vie et fluidifie les échanges, tandis que la transition écologique entrave l’économie et punit les individus. Ces deux idées devraient presque être inversées pour refléter la réalité. La réforme institutionnelle à envisager ici consiste à mettre le numérique à distance, dans l’espace et dans le temps. Le droit à la déconnexion des salariés est l’exemple même d’une réforme juridique intelligente qui doit être approfondie et prolongée dans les univers du loisir et de l’éducation