Présentation de l’un des quatre livres en lice pour le Prix du livre des rencontres d’Uriage, consacrées cette année au thème des défis porté à l’humanisme par le XXIe siècle.
* Francis Wolff concourt avec ce livre au Prix du livre d'Uriage . Un autre compte-rendu du même livre a déjà été proposé sur Nonfiction.
« Misère du politique », pourrait-on dire en lisant ce livre consacré à la possibilité de l'humanisme. Francis Wolff, d'un ton assez vif, s'attache ici à mesurer les enjeux des nouvelles positions individualistes que sont les trans- ou post-humanisme et l'animalisme, qui, en se séparant de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ont renoncé aussi bien à un « nous » rassemblant l’humanité qu’à l'idée même de « l'homme ». Paradoxalement, les remises en cause des conceptions traditionnelles de l’homme et la fin de la distinction homme-animal donnent naissance, au pire à un repli communautaire, et dans tous les cas à un culte des différences.
« C'est parce que nous ne croyons plus à la cité juste, ni à la Cité, ni à la Justice, que nous multiplions les foyers de revendication » explique Francis Wolff. Un individualisme qui ne redoute pas ses contradictions, et qui a abandonné la question de l'égalité des droits sans oublier ses exigences en matière de droits personnels, a contribué à ce que de l'intérêt des uns et des autres, on ne conserve parfois plus que le sien.
La faillite des idéaux issus de 1789
De la Déclaration de l'égalité des droits, qualifiés de droits formels par Marx qui défendait leur suppression au titre qu'ils ne servent que l'intérêt bourgeois , la modernité récente serait passée à un discours réclamant ce que Luc Ferry nommera les Droits-Créances – mais Francis Wolff trouve du reste bien rapide l’analyse de cette mutation proposée par l’ancien ministre . Cette mutation correspond à l'évolution des Constitutions. Les droits formels de 1789 en appellent à un « agir » (droits de) et non à un « droit à » (le droit au travail par exemple), qui prévaut dans la Déclaration de 1958. La conséquence en fut un idéal révolutionnaire dénonçant les inégalités sociales mais confondant égalité et identité. Le communisme, dans sa réalisation historique, fut sous cet angle un contresens, dans la mesure où il visait à constituer un « nous » réduit au silence.
Dans ce contexte d’un renouvellement fondamental des conceptions des « droits » de l’homme, le « trans-posthumanisme » et l'animalisme forment des utopies enracinées dans un refus des Lumières et de la croyance aux progrès de la raison dont elles étaient porteuses. La conséquence en est l'effondrement des utopies politiques qui étaient nées de la philosophie des Lumières et de son idéal révolutionnaire.
Dire le monde
Il ne s'agit pas ici pour Francis Wolff de rédiger un livre en se situant à l'extérieur d'une situation qu'il suffirait de dénoncer. Pierre Macherey écrivait en 1997, à propos d’un précédent livre de Francis Wollf, Dire le monde, ce que l'on pourrait appliquer à ce nouveau livre :
« Francis Wolff l’a écrit animé du désir de s’exprimer, non plus seulement, comme le font des historiens de la philosophie, au nom d’un autre et en s’abritant sous son autorité, « Platon dit que », « Aristote dit que », mais au sien propre et en prenant des risques, « moi, Francis Wolff, je dis que », ce qui est tout autre chose. C’est tout autre chose, non seulement parce que ce qu’il faut appeler la « philosophie » professée ainsi au nom de Francis Wolff est sur bien des points différente de celle des grands anciens avec lesquels il reste en permanence en dialogue sans pour autant se placer comme un satellite dans l’orbite de pensée propre à aucun d’entre eux (…). Ceci serait d’ailleurs, au fond, le thème directeur de tout l’ouvrage, qui (…) développe la distinction entre deux façons de s’exprimer, (…) et par là d’instaurer un certain type de rapport au monde (…) .
D'où un style polémique qui, pour certains, peut déranger. Ce serait en fait passer à côté du sens de la démarche de l'auteur, qui a justifié dans d'autres ouvrages ce qu'il avance à nouveau ici. Son souci est l'homme, l'humanité. Or face aux discours « trans-posthumanistes » ou encore animalistes, il faut non pas convaincre avec des arguments relevant de la tradition, mais parler à partir de sa position (ou situation), qu'il ne s’agit pas de confondre avec du relativisme. Le philosophe doit dès lors construire un discours où la philosophie se fait action et éthique.
A la façon des sophistes, Francis Wolff reprend à son compte, dans l'introduction, la phrase de Protagoras : « l'homme est la mesure de toute chose ». Dans le dialogue du même nom, Platon avait dénoncé l'empire des sophistes, leur relativisme sceptique et leur force de manipulation. Le même Platon avait toutefois écrit, à plusieurs reprises, qu'il fallait trouver un juste discours pouvant philosophiquement persuader ceux chez qui les sentiments primaient sur la réflexion. C'est à cette difficulté que tente de faire face Francis Wolff. S'inspirer des Anciens en prenant ses distances : n'est-ce pas ce qu'il a proposé dans son livre, Penser avec les Anciens ? C’est que la raison est loin d'avoir la force nécessaire pour emporter l'adhésion contre un discours irrationnel qui présente une vision, une représentation du monde. Or ces « utopies trans-posthumanistes et animalistes » obéissent bien à la logique de la représentation, de la fiction.
Les utopies « trans-posthumaniste », obéissant à la loi du flux et du changement, exposent un discours sans cesse en mouvement, soumis au principe de la différence et défendant un progrès technique cherchant à faire taire l'homme. Dans cette vision, la fatalité est reine. Les utopies « trans-posthumaniste » se fondent en effet sur la croyance au progrès illimité de la technique, notamment biomédical. Là où le discours prend une dimension utopique, c'est lorsqu'il nous sort de la condition humaine pour « l'améliorer » . Si le discours médical cherche à réparer, le discours utopique vise à améliorer l'humain, à l'amener à se surpasser par des « augmentations », à lever les limitations humaines et, par conséquent, à dépasser l'humain. De ce fait, s'est répandu un discours sur l'humanisation de la machine. Cependant, ajoute ironiquement Francis Wolff, on ne verra jamais une machine avoir mal aux dents. Pourquoi ? Parce qu'elle n'a pas l'expérience de la douleur, et ceci parce qu'elle n'a pas de corps. Elle peut réaliser ce pour quoi elle est programmée, mais sans le vivre, sans le dire.
L'utopie animaliste s’enracine pour sa part dans une vision du monde très différente, qui observe moins un progrès irrésistible de l’humanité que son immobilité, à l’image de la permanence du monde dans son ensemble. Elle rabat ainsi la condition humaine sur la condition de tout être composant ce monde stable, en affirmant que « l'animal humain est animal » ; ce qui revient à concevoir le monde et l’homme dans des termes qui sont avant tout ceux de l'identité.
Pour une utopie à la mesure de l'homme.
Le discours de Francis Wolff utilise des « indicateurs ». Il parle de l'homme à partir d'ici et maintenant. Son utopie à lui est celle d'un « je » qui s'engagerait au nom d'un « nous ». Si les « Lumières » le guident, ce n'est pas dans l'intention de faire un retour en arrière, comme les animalistes, ou de se projeter dans un futur, à l'image du « trans-post-humanisme ».
A l’inverse, ces deux discours, détournés de l'horizon humain des Lumières, semblent renouer avec d’autres traditions anciennes. L’un évoque le mobilisme héraclitéen à travers une technologie programmatique qui court à la perte de l'humain, à sa disparition ; l’autre évoque l'immobilisme parménidien, attaché à l'animalité de l'homme, rend celui-ci impensable. C'est pourquoi il s'agit de désigner, d'indiquer la direction de l'humanité.
A cette fin, Francis Wolff écrit à partir d'un « nous » en train de se faire. Ce « nous » réside dans ce qui est commun à tous les hommes : le langage. L'humain est d'abord « un être parlant », et le fait même d’écrire comme de parler revient à mettre cette désignation en acte, à passer de la puissance (qui définit) à l'acte (qui réalise), pour reprendre Aristote : la lecture et l’écriture témoignent déjà de cette destination de l'homme au langage.
Pour une philosophie des Lumières … aristotélicienne
La proposition de Francis Wolff est donc de défendre une utopie du « cosmopolitisme de la paix ». Celle-ci s’oppose aussi à « L'Idée d'une histoire Universelle d'un point de vue cosmopolitique » de Kant. Pour débarrasser l’humanité de l’idée que certains hommes pourraient lui être étrangers, il faut que les seules frontières acceptables soient celles de l'humain. Or l'humain, si on se rappelle ce qu'écrit Aristote, est « un animal politique » fondamentalement « parlant » : « Il a en effet pour spécificité d'utiliser un langage (logos) qui ne permet pas seulement l'expression des émotions ou des passions (comme chez les animaux simplement sociaux) mais bien l'affirmation ou la négation de valeurs (bien et mal, justice ou injustice) et donc le dialogue... » . Sortir de la géographie des nations et de leur séparation, c'est adhérer à un droit universel qui refuse les différences, un droit cosmopolitique qui n'est énonçable que par l'homme. C'est cela l'humanisme, pour Francis Wolff : la priorité du langage qui permet de construire une utopie au service d'un « nous ».
Un « nous » à la troisième personne
L'utopie cosmopolitique s'exprime à la troisième personne. Elle peut cependant habiter le « nulle part », à la façon de Diogène. C'est l'éthique libertaire qui s'exprime ainsi à la première personne. C'était aussi celle de « dire le monde » de Francis Wolff, s'inscrivant dans un « je ». A la deuxième personne, l'éthique cosmopolitique se fait compassion. A la troisième, elle prend ses distances : « j'ai le même point de vue quel que soit le point de vue que j'occupe » . Ce que cherche l'éthique cosmopolitique c'est la justice globale. Où trouver ce juste ?
« C’est par exemple, le « spectateur judicieux » de David Hume, le « spectateur impartial » d'Adam Smith, la « volonté générale » de Rousseau, l' « impératif catégorique » en troisième personne de Kant ou le voile d'ignorance de John Rawls... »
Le cosmopolitisme, ainsi pensé, ouvre la porte à ce devoir d'accueil de tout être humain appartenant à une communauté politique, voire à la sortie des particularismes nationaux, voire même à un Etat mondial.
Il y a pour finir ce devoir d'optimisme, qui conclut le livre de Francis Wolff.
* Un autre compte-rendu du même livre a déjà été proposé sur Nonfiction.