Du 12 au 14 octobre auront lieu les Rencontres Philosophiques d'Uriage, co-organisées par la Société Alpine de Philosophie. Sa présidente Anne Eyssidieux présente les enjeux de cette 9e édition.

Les Rencontres Philosophiques d'Uriage, organisées par l'Office de tourisme d'Uriage et la Société Alpine de Philosophie, se donnent pour objectif de « rassembler des auteurs contemporains, philosophes ou experts d'autres savoirs ouverts au questionnement philosophique, afin de permettre à un public le plus large possible de réfléchir à des sujets et des problèmes qui concernent la vie de la Cité et nous préoccupent tous. » Dans cet entretien à Nonfiction, partenaire de l'événement pour sa 9e édition, Anne Eyssidieux présente les enjeux des Rencontres et de la question soulevée en 2018.

 

Les Rencontres Philosophiques d'Uriage contribuent à la réflexion commune sur un certain nombre d' « actualités intempestives » : l’an passé vous avez traité la question de la résistance et de l'obéissance, cette année vous interrogez le présent et l’avenir de l’humanisme. Mais l’enjeu est aussi de remettre un prix littéraire.

Anne Eyssidieux : Oui. C'est Jean Pierre Carlet qui préside avec beaucoup de bienveillance et d’intelligence le comité de lecture et remet solennellement le prix des Rencontres d’Uriage. Cette année, quatre livres d’auteurs qui interviennent dans les Rencontres d’Uriage sont en lice : Les robots font-ils l’amour ?, de Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier (2016), Le complexe des trois singes, d’Etienne Bimbenet (2017), Penser et agir avec la nature, de Catherine Larrère et Raphaël Larrère (2015) et Trois utopies contemporaines, de Francis Wolff (2017).

L'originalité de ce prix, c'est qu'il est décerné par des non spécialistes, mais qui ont du goût pour la philosophie. Les lecteurs sont en effet tous des amateurs de philosophie et non des professeurs ou des universitaires spécialistes des questions abordées. Ils se réunissent régulièrement, de juin à octobre, pour discuter des ouvrages, ce qui donne souvent lieu à des débats passionnés ! Nous voulons avec ce prix montrer qu’il est possible à tout citoyen de lire des ouvrages de philosophie et qu’il peut forger son propre jugement, en étant initié et accompagné dans sa lecture par un philosophe, comme Socrate qui aidait ses interlocuteurs à « accoucher » de leur propre savoir.

 

Les livres de Francis Wolff, Jean-Michel Besnier, Etienne Bimbenet et Catherine Larrère seront bientôt présentés sur Nonfiction, également. L’élément commun qui les réunit à Uriage, c’est donc la question de l’« humanisme » : comment doit-on l’entendre, telle que vous la posez ?

L’idéal humaniste, qui place l'homme au cœur de sa réflexion et les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres, a nourri notre culture et notre représentation de l’homme, mais il est aujourd’hui en crise.

D’un côté, le développement de courants transhumanistes a pour ambition affichée de transformer radicalement les capacités physiques et cognitive de l’espèce humaine par des améliorations techniques, de manière à dépasser les limites de la condition humaine telle que nous la connaissons. A terme, il s’agit d’éliminer la soufrance, la maladie, le vieillissement et de vaincre la mort elle-même, en se rendant comme immortel. Certains imaginent ainsi que l’on pourra à terme, dans un avenir qui n’est pas si lointain, transférer complètement le contenu de notre esprit sur des ordinateurs, nous rendant par là même comme immortel. L’homme entrerait ainsi dans le royaume des post-humains, d’humains augmentés et améliorés par la technique, voire pourrait s’hybrider avec les machines. Mais comment l’homme pourrait-il dépasser ainsi sa condition de mortel ? Ne serait-ce pas chercher à devenir un dieu ? Il y a là ce que le Grecs identifiaient comme une forme d’hubris, de démesure qui se retourne toujours contre celui qui se rend coupable d’excès, appelant sur lui la némesis, la vengeance ou la colère des dieux. C’est le ressort des grandes tragédies grecques, celles de Sophocle ou d’Eschyle, et cela pourrait bien nous arriver si nous n’en tirons pas des leçons.

Or paradoxalement, les partisans du transhumanisme, alors même qu’ils prétendent améliorer l’espèce humaine et dépasser les limites de la condition humaine, se réclament de l’humanisme. De fait, la pensée humaniste classique insiste sur le caractère perfectible de la nature humaine et affirme sa confiance en sa capacité de s’améliorer indéfiniment sur tous les plans. L’homme se définit par sa dimension historique et sa capacité à se détacher et s’élever au-dessus de toute détermination naturelle. Comme le pensera Sartre, dont l’existentialisme se réclame encore de l’humanisme, le destin de l’humanité est précisément de de ne pas avoir de destin, ce qui fait sa liberté. « L’existence précède l’essence », ce qui signifie que l’homme n’a pas d’essence fixe, qui serait déterminée une fois pour toutes. Il n’a même pas de nature au sens strict, ou plutôt il est l’être dont la nature l’arrache sans cesse à toute forme de naturalité et l’éloigne toujours plus de l’animalité. C’est ainsi que la modernité rationaliste a consacré une partition de la réalité où le monde humain figure en son centre, en lui opposant tout ce qui n’est pas humain, à commencer par la nature et l’animalité.

Or, de ce côté-là aussi, l’humanisme est critiqué de toute part comme vision étroitement anthropocentrée du monde. Le développement de philosophies de l’environnement et de l’éthique animale entend montrer non seulement que l’homme n’est pas au centre du monde, ce que dans son narcissisme exorbitant il se plaisait à croire, mais que l’homme n’est qu’un animal comme un autre. Ce qui est en cause n’est pas seulement la prétendue supériorité de l’homme sur l’animal, qui justifierait qu’il s’en rende maître et possesseur, voire qu’il l’exploite sans considération pour sa nature sensible ni respect pour sa manière d’être et d’habiter le monde : cette nouvelle critique va en réalité bien plus loin en remettant en cause de manière radicale l’idée d’une différence d’espèce entre l’homme et les autres animaux. De fait, l’homme a toujours défini son humanité en se comparant à l’animal, en faisant de sa conscience et de sa pensée la marque de sa supériorité. Dans cette perspective, l’homme est au centre et se définit par sa différence avec l’animal. C’est un thème majeur de l’humanisme, mais qui porte en lui les germes de sa propre contradiction. Penser l’homme comme centre de tout en déterminant cette centralité comme capacité à échapper à toute assignation, c’était avouer une incapacité, pour la pensée humaniste, à nommer le « propre » de l’homme qu’elle s’ingéniait à trouver dans des propriétés aussi différentes que le langage, la raison, la politique, la technique ou encore l’art. En somme, la centralité de l’homme tiendrait à son caractère excentrique : seul parmi les animaux, il serait resté l’animal sans qualité, désanimalisé, non déterminé.

Quant à l’animal, il est défini négativement et apparaît dans l’histoire de la philosophie comme « celui qui n’a pas »: qui n’a pas d’âme, de langage, d’histoire, de raison, de société, etc. L’animal n’est pas une personne et pour cette raison, il ne lui a longtemps été reconnu aucun droit. Il s’agit au contraire, pour les défenseurs de la cause animale, d’effacer la spécificité de l’humain pour permettre d’inclure l’homme dans une communauté de vivants dont il ne peut s’abstraire sans se détruire lui-même. Mais peut-on vraiment supprimer toute différence et abolir toutes et les frontières qui nous séparent des animaux ? Les débats sont aujourd’hui très vifs pour savoir comment définir l’humain et saisir sa particularité qui fait de nous des hommes et pas seulement des animaux.

Ainsi, nous semblons avoir perdu les repères qui traditionnellement nous permettaient de nous distinguer clairement d’un côté des machines et de l’autre des animaux. Le paradigme humaniste semble aujourd’hui pris dans un étau : les frontières entre l’homme et l’animal, la nature et la culture, la technique et la biologie semblent se déplacer jusqu’à s’abolir. C’est de constat qui invite à se poser la question aujourd’hui : Peut-on encore être humaniste ? Et si oui, sur quels fondements construire un nouvel humanisme, qui ne retombe pas dans les travers de l’humanisme classique ? C’est la question et le défi que se proposent les Rencontres Philosophiques d’Uriage !

 

Vous pouvez consulter ici le programme des neuvièmes Rencontres Philosophiques d’Uriage.