Une interprétation originale et novatrice de la Poétique d'Aristote appelée à faire date.

Commençons par la lecture de l’un des passages les plus célèbres de l’histoire de la philosophie :

« Nous parlerons plus tard de l’art d’imiter en hexamètres et de la comédie, et nous allons parler de la tragédie en dégageant de ce qui précède la définition de son essence. II. La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature. »

Le lecteur aura aisément reconnu la définition de la tragédie que donne Aristote dans la Poétique (1449b 21-26). Définition d’interprétation difficile notamment en raison de la référence à la célèbre catharsis – véritable crux interpretationis des études aristotéliciennes depuis des siècles. La traduction même du mot est notoirement problématique : faut-il traduire par « purification », « purgation », ou par « épuration » ? Le mot a-t-il un sens originellement religieux ou médical ? Le seul point qui paraisse à peu près acquis est que le mot apparaît en grec dans les deux contextes : liée aux rituels de purification, la catharsis désigne l’action par laquelle on nettoie, on purifie, on purge, le plus souvent en utilisant de l’eau, mais aussi par le feu ; dans le contexte médical, on parlera de catharsis pour désigner l’expulsion ou l’évacuation d’un liquide infecté. Ces deux sens se retrouvent chez Aristote, par exemple dans certains écrits biologiques où il parle des règles, de la miction ou de l’éjaculation en utilisant le mot de catharsis – en exploitant les deux significations du mot puisque le sang des règles est aussi bien considéré comme impur du point de vue religieux.

 

L’introuvable définition de la catharsis

Il reste qu’on ne voit pas bien le rapport entre ces usages du mot et celui qu’il en fait dans le chapitre 6 de la Poétique pour penser le plaisir propre de la tragédie. Dans le contexte de sa réflexion esthétique (et non pas biologique), Aristote reste muet sur le sens qu’il entend donner au concept de catharsis, et le seul texte parallèle dont nous disposions, lequel se trouve dans le livre VIII des Politiques (6-7), se révèle d’un maigre secours, d’une part parce qu’il n’y est pas fait mention d’une catharsis tragique mais d’une catharsis musicale, et d’autre part parce qu’il faut se demander s’il est de bonne méthode de rapprocher deux textes qui appartiennent à des œuvres qui poursuivent des projets intellectuels aussi différents l’un de l’autre. Aristote, d’ailleurs, renvoie expressément le lecteur des Politiques à la Poétique pour une élucidation du concept de catharsis (1341b 38-40), signifiant clairement par là que ce n’est pas ici qu’on en trouvera une explicitation. Or la partie de la Poétique censée contenir la définition du concept semble avoir été perdue. Notons toutefois qu’Aristote ne dit pas non plus qu’il utilise le concept de catharsis dans les Politiques dans un autre sens que celui qu’il revêt dans la Poétique : il indique seulement que c’est dans ce dernier ouvrage qu’il se montre plus précis.

L’une des récentes interprètes de la Poétique d’Aristote, à savoir Mary-Ann Zagdoun, concluait son étude du concept de la catharsis par ces mots éloquents : « il faut se résoudre à ignorer, sinon la signification, du moins le processus de la catharsis aristotélicienne, dont nous ne devinons que les grandes lignes, suffisamment pour y reconnaître un apport majeur d’Aristote à l’esthétique de tous les temps »   .

Mais les efforts innombrables d’interprétation déployés depuis des siècles pour tenter de venir à bout de ce concept énigmatique ne l’auraient-ils pas été en pure perte ? Le passage issu de la Poétique, censé livré la définition de la tragédie, ne serait-il pas tout simplement corrompu, c’est-à-dire inauthentique ? Ne serait-il pas le fait, non pas d’Aristote, mais d’un obscur copiste de l’antiquité ou du Moyen Âge – une glose interpolée demandant en tant que telle à être purement et simplement biffée du texte aristotélicien ?

 

L’hypothèse de l’inauthenticité

Telle est l’hypothèse, apparemment folle, avancée par Claudio William Veloso en 2007 dans un article paru dans les Oxford Studies in Ancient Philosophy   , à la suite de quelques rares spécialistes d’Aristote   , en déclenchant par là même l’une des polémiques les plus vives qui ont agité ces dernières années le monde feutré des antiquisants. Sans forcer la note, on pourrait aller jusqu’à parler d’une véritable levée de boucliers : William Marx n’hésitera pas à voir dans le geste de Veloso une forme de terrorisme   ; Pierre Somville soupçonnera l’auteur d’une audace aussi sacrilège de mégalomanie   ; d’autres, tels Daniele Guastini   , Pierre Destrée   , et Stephen Halliwell   , plus modérés dans leur condamnation, se contenteront de déplorer pareille outrance interprétative.

En l’état, disent-ils d’une seule voix, rien ne justifie la suppression de la clause finale de la définition de la composition dramatique telle qu’elle apparaît dans le chapitre 6 de la Poétique. L’hypothèse d’une glose interpolée est, dans le meilleur des cas, une supposition aussi invérifiable que gratuite, qui contredit l’esprit même des textes aristotéliciens. Quelle que soit l’interprétation exacte qu’on donnera de la purification tragique, la définition fournie au chapitre 6 indique clairement qu’il faut la tenir pour la fin ultime de l’art.

Le grand intérêt du livre de Claudio Veloso que publient ces jours ci les éditions Vrin, est de bousculer ce consensus tranquille en apportant enfin tous les arguments nécessaires, dont il faut bien reconnaître qu’ils étaient encore absents de l’article de 2007. L’argumentation est serrée, extrêmement érudite et de nature à ébranler les convictions les mieux assurées. Plutôt que de chercher à la résumer ici – un compte rendu, comme le disait Georges Canguilhem, ne pouvant qu’inviter le lecteur à se rendre compte –, nous nous demanderons quelle interprétation alternative Veloso propose-t-il de la finalité de l’imitation tragique ? S’il n’y a pas place pour une catharsis dans la définition de la tragédie, alors quel est le but principal de ce type de composition ? Quel est l’usage approprié de la tragédie par le spectateur-auditeur-lecteur ? La réponse de Veloso est contenue dans le sous-titre de son livre et tient en un mot : Diagogè. Faute de mieux, on peut traduire ce dernier mot par « passe-temps » ou mieux par « passe-temps intellectuel ». Selon Veloso, Aristote aurait écrit la Poétique, parce que la technique de composition d’histoires (comme les autres techniques imitatives, mais à un degré supérieur) offre au public l’occasion d’un passe-temps fondé sur l’usage minimal des capacités intellectuelles. En ce sens, comme l’écrit le Préfacier du livre, à savoir Marwan Rashed, « les arts mimétiques serviraient à l’utilité publique en donnant aux auditeurs rassemblés le temps d’une représentation ou d’une lecture l’occasion d’exercer leurs facultés intellectuelles de la manière la plus noble possible pour le non philosophe ».

Interprétation séduisante qui implique notamment de rattacher la Poétique à l’enquête politique, ce que s’empresse de faire Veloso dans des pages qui comptent parmi les plus fascinantes de son étude. Comme il le montre, on trouve chez Aristote, non pas une « politisation » de l’esthétique – contrairement à ce que certains interprètes ont prétendu récemment –, mais plutôt une « esthétisation » de la politique et de l’éthique, si du moins on accepte de qualifier d’« esthétique » l’exercice de la pensée contemplative ou théorétique, c’est-à-dire d’une pensée dont la visée n’est pas une action ni une production. Interprétation séduisante, disions-nous, mais surtout : interprétation puissante appelée assurément à faire date, dont les thèses et les conclusions n’ont pas fini d’être discutées