Surtout connu pour sa philosophie des sciences, Canguilhem est aussi le penseur d’une « théorie de l’action » qui a sans doute marqué toute la philosophie française du second XXe siècle.
Le philosophe Georges Canguilhem (1904-1995) était un homme et un penseur discret, qui a souvent préféré former d’autres philosophes que de se mettre en avant. Parmi les grands noms de la philosophie du XXe siècle qui lui doivent une partie de leur orientation, on peut citer Michel Foucault, François Dagognet, Dominique Lecourt et bien d’autres. Foucault souligne d’ailleurs, dans son introduction à la traduction anglaise du Normal et du Pathologique de Canguilhem, que « de toutes les discussions politiques et scientifiques de ces étranges années soixante, (…) directement ou indirectement, les philosophes, ou presque tous, ont eu affaire à l’enseignement ou aux livres de G. Canguilhem » .
Une éducation philosophique
Élisabeth Roudinesco a efficacement retracé le parcours de Canguilhem . Il naît à Castelnaudary et suit les cours d’Alain au lycée Henri IV de Paris. En 1924, il entre à l’ENS, dans la même promotion que Raymond Aron, Jean-Paul Sartre et Paul Nizan. A l’issue de cette formation, il enseigne au lycée Pierre de Fermat de Toulouse, en même temps qu’il entreprend des études de médecine. Mais autour de 1936, confronté à l’actualité politique du continent, il abandonne ses positions pacifistes héritées d’Alain, ainsi que la philosophie de son premier maître, et adhère au Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes (CVIA). Il abandonne donc la valeur trans-historique du pacifisme pour s’accorder avec la nécessité historique de passer à l’action, face à Hitler. Plus généralement, pour lui, l’homme doit être l’origine de son mouvement : il doit faire son mouvement au lieu de le subir. Conformément à cet engagement en temps de paix, Canguilhem rejoint la Résistance en 1940, sous le pseudonyme de Lafont. Enfin à l’issue de la Guerre, il prendra la succession de Bachelard à la chaire d’histoire et philosophie des sciences de la Sorbonne.
Durant toute sa vie, Canguilhem a écrit des mémoires, rédigé des cours, ouvert des dossiers sur de nombreuses questions. De tout cela résulte évidemment l’œuvre, connue parce que publiée. La liste des ouvrages publics comporte des travaux qui ont été essentiels à l’approche de l’action médicale, mais aussi à la conception d’une épistémologie moderne : elle analyse en particulier les thèmes de la rupture dans l’histoire des sciences, des rectifications, des mutations, de la construction d’un objet scientifique dans son rapport avec les obstacles épistémologiques. Canguilhem a aussi étudié la filiation des concepts et l’idée d’une histoire des sciences qui serait une histoire de concepts, et non des théories : une histoire qui ferait un pas de côté vis-à-vis des gammes de normes et de règles prétendant règlementer l’agir des savants.
Mais à côté de l’œuvre publiée, on découvre aujourd’hui de nombreux inédits, dont la publication posthume avait été interdite suivant la volonté de leur auteur . C’est à partir de ce fonds que l’auteur de cet ouvrage a conçu sa recherche, qui souligne les hésitations dans l’élaboration de l’œuvre. Emiliano Sfara reprend la question de la genèse des œuvres par l’examen de tout le travail qui les sous-tend et en rendant compte des rapports de Canguilhem avec les penseurs du passé et avec ses contemporains. Elle se concerne notamment sur l’élaboration d’une théorie de l’action qui se démarque de celles qui furent prégnantes à l’époque : celles de Bergson et de Maurice Blondel. Enfin, Emiliano Sfara place cette théorie de l’action au fondement de l’essai sur le normal et le pathologique, d’une manière qui amplifie nettement les considérations de cet essai sur « ce qui est créatif ».
Individu et société
La philosophie générale de Canguilhem a établi des thématiques de recherche durables dans de nombreux champs de la philosophie des sciences.
Dans le champ médical, il a suggéré que le diagnostic d’une maladie relève du contact quotidien avec le malade, de l’étude de ses pratiques de vie. C’est donc par la clinique que le médecin établit une relation avec le patient. Mais cela implique de comprendre qu’en médecine, la norme – par exemple la définition de la santé – ne saurait être fixée préalablement à cette relation. Si la norme est intrinsèque au vivant, elle est variable avec le contexte. Il n’existe pas vraiment de moyenne des rythmes cardiaques, car le rythme d’un coureur ou de celui qui accomplit une activité physique régulière diffère de celui d’un employé de bureau (la remarque valant aussi pour la différence entre cultures et civilisations). Les constantes physiologiques qui paraissent universelles sont en réalité variables. Ce qui compte en médecine, c’est un individu qui est un être agissant dans des contextes environnementaux et sociaux déterminés.
Cette perspective est rapidement étendue par Canguilhem. Par exemple au travail. Le philosophe indique dès 1940 que l’on ne peut réduire le fonctionnement des organismes à la structure physique des machines. Non seulement Canguilhem s’oppose à l’assimilation du cerveau à l’ordinateur, mais il entreprend, pour les mêmes raisons, la critique du taylorisme, dont la propriété est d’opérer un tel type de réduction où les humains sont ravalés au rang de machine. Or la vie est expérience et improvisation, et non machine. Le taylorisme est donc une forme bien élaborée de fascisme appliquée au travail, dans la mesure où ce dernier ôte à l’employé d’usine une norme qui lui appartient, en lui imposant de manière prétentieusement scientifique une norme artificielle venue d’en-haut.
Le débat sur la question de la norme est largement relancé par la lecture des ouvrages de ce philosophe dont l’influence est devenue prégnante, et dont l’intérêt est bien de refuser d’identifier la société humaine à une mécanique ; son enjeu est de récuser la conception de la société comme à une simple distribution dans l’espace d’un « corps » politique, de ses organes, de ses parties et de ses fonctions, selon l’ancienne métaphore héritée. La normativité est une action qui se renouvelle sans cesse. De la même manière que l’activité de fabrication d’un nouvel outil est une activité créative en tant qu’activité pratique. Le parallèle entre cette fabrication et la création artistique (activité pratique de l’artiste non soumise à l’application d’un plan ou d’un modèle) se répète souvent, Canguilhem précisant que si l’on conçoit la création comme la réalisation d’un plan préalablement fixé, on fait de la création une opération définitive dont la technique est imposée, au même titre que sa fin.
Une philosophie de l’action
Si ces thèses sont bien répandues, ce n’est pas à elles que s’intéresse en priorité l’étude d’Emiliano Sfara. Son développement porte au contraire sur le concept d’action, et finalement sur les idées de technique, d’art et de concept qui sont éparpillées tout au long de l’œuvre de Canguilhem, de la jeunesse à la maturité. Le concept d’action est retenu pour sa présence à la fois dans les œuvres publiées et dans les inédits mis au jour par l’auteur. Il relève d’une série d’arguments principaux, puisés dans les cours dispensés par Canguilhem, dans les lycées et les universités, dans lesquels il a enseigné de 1929 à 1971 .
Canguilhem n’a jamais voulu s’occuper de reprendre ces manuscrits, lorsque cela lui a été proposé (en 1986). Il a donc fallu que l’auteur fouille les cartons remplis de ces cours, les analyse, les nettoient un peu, en essayant de les rendre disponibles pour l’élaboration d’une théorie de l’action, laquelle fait l’objet d’un cours en 1966-1967, intitulé : L’action.
Cette question de l’action est évidemment centrale dans le contexte de l’époque. Elle s’étend de la création technique à la création artistique, en passant par la création scientifique. En dehors de références à Aristote (actif-passif) et/ou à Karl Marx, ainsi qu’à l’histoire de la philosophie, elle implique – comme « faire primordial, fécondité et invention » – des notions connexes trop fréquemment utilisées sans précaution : jugement, valeur, volonté, idéal, imagination, etc. Elle ne saurait en cela être réservée aux seuls philosophes du travail ou de la politique. Canguilhem a raison de s’en mêler, ne serait-ce que pour rappeler, du point de vue qu’il occupe, que l’expérimentation scientifique ne coïncide pas avec une méthode fixée une fois pour toute et applicable à n’importe quel cas, mais dessine un chemin de vérification qui peut être modifié en permanence. Ce n’est pas pour rien que les travaux les plus connus de Canguilhem portent sur l’épistémologie (plutôt des sciences du vivant, mais pas uniquement).
Ce qui intéresse le philosophe dans cette question de l’action, c’est la création : ce thème est posé dès 1937, et pleinement développé en 1947.
Avant et après
L’un des points remarquables de l’étude d’Emiliano Sfara est qu’elle entame l’étude de son sujet en travaillant à la fois ce que l’on pensait des thèses de Canguilhem avant la découverte des inédits et ce que l’on peut penser désormais, alors que ces inédits sont disponibles. D’une certaine manière, cela permet de saisir « plusieurs Canguilhem », ou du moins plusieurs manières de se rendre attentif à ses écrits (en négligeant tel ou tel ouvrage, en tenant compte des dates de publication, etc.), alors que son œuvre et désormais le plus souvent abordée en bloc, dans le désordre de l’arbitraire de chacun. En désignant dans la lecture un ordre chronologique potentiel, Emiliano Sfara remet finalement la pensée de Canguilhem en valeur, en donnant à entendre les accents différents qu’elle fit résonner au gré des décennies.