Quels furent les différentes filières et moyens utilisés par les dirigeants nazis pour fuir à la fin de la guerre et éviter d'être jugés pour leurs crimes ?

Gerald Steinacher, professeur à l'université Nebraska-Lincoln aux États-Unis, est un spécialiste de l'histoire des crimes de guerre. A ce titre, il officie comme expert au sein de différentes commissions internationales. Dans Les nazis en fuite, il ne s'intéresse ni aux crimes, ni aux auteurs eux-mêmes, mais aux filières qui ont permis à de nombreux nazis de quitter le IIIème Reich dans les dernières semaines du conflit, voire des années plus tard.

Certains d'entre eux, tristement célèbres, comme Josef Mengele (le « docteur » d'Auschwitz) ou Adolf Eichmann (un des décideurs de la « Solution Finale ») ont ainsi pu rejoindre l'Amérique du Sud pour s'y cacher, parfois jusqu'à leur mort. Si certains sont découverts par les « chasseurs de nazis » comme Simon Wiesenthal, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup réussissent à quitter l'Europe. Jusqu'à présent, la recherche historique s'était surtout intéressée à l'histoire des personnages et peu aux filières qui ont favorisé la fuite de dizaines de criminels de guerre, parfois avec toute leur famille. C'est ce que nous propose d’explorer Steinacher qui, d'origine autrichienne, connaît parfaitement les chemins empruntés par ces nazis dans leur fuite.

 

Chemins qui mènent quelque part

Les nazis en fuite répertorie et présente les différents itinéraires de fuite empruntés par les nazis à partir de 1945. L'ouvrage s'ouvre d'ailleurs sur une carte centrée sur l'Italie. Les passages alpins en provenance du Reich sont divers et empruntent tous les anciennes filières de contrebande pour converger ensuite dans la région italienne du Tyrol du Sud, principalement dans la localité de Bolzano où se rejoignent tous les fuyards. Ils se rendent ensuite à Vérone puis se répartissent sur plusieurs itinéraires en direction du port de Gênes ou de Rome pour se rendre par la suite vers leur lieu de refuge, principalement en Amérique du Sud. L'Italie devient alors une véritable plaque tournante pour l'expatriation des anciens hiérarques du IIIème Reich, même si d'autres itinéraires, via la Suisse ou l'Espagne, sont eux aussi en place, mais beaucoup moins fréquentés que la voie transalpine. C'était, selon Steinacher, « la voie la plus courte, mais aussi celle qui présentait le moins d'obstacles bureaucratiques ».

Comment ces criminels pourtant connus ont-ils réussi à passer incognito ? Ils ont certes bénéficié d'aide, nous le verrons par la suite, mais ils se sont surtout mêlés au flot de réfugiés qui rentraient chez eux après la guerre. Dans cet imbroglio administratif, dans des pays qui cherchaient encore une nouvelle organisation après des années de totalitarisme, les nazis se sont fondus dans la masse, pour devenir des réfugiés parmi d'autres, sans que les autorités locales ne cherchent vraiment à comprendre qui ils étaient. L'Italie est, en 1945, en plein chaos : elle se réveille après plus de vingt années de fascisme et surtout après un conflit qui a tourné dans les derniers mois en une guerre civile entre les derniers fascistes de la « République de Salo », soutenus par les Allemands, et les antifascistes qui cherchaient à libérer le territoire.

 

L’aide involontaire de la Croix Rouge et du Vatican

Les nazis en fuite cherche aussi à comprendre quelles ont pu être les filières utilisées par les criminels nazis pour fuir. En Italie, ils ont bénéficié de celles du Vatican, mais aussi de la Croix Rouge internationale. En effet, cette dernière a délivré dans les derniers mois de la guerre et dans les mois qui ont suivi des dizaines de milliers de titres de voyage que les personnes pouvaient se procurer rapidement, sans que le CICR ne vérifie l'identité des mandants. Steinacher montre bien que des centaines, voire des milliers de nazis, se faisant passer pour des réfugiés, ont pu ainsi se procurer des papiers qui leur ont permis de circuler tranquillement dans la péninsule italienne puis de prendre un bateau à destination de l'Amérique du Sud. Profitant du désordre et de l'afflux de réfugiés, qui souvent avaient tout perdu, ce qui rendait les identifications impossibles, des criminels de guerre ont ainsi pu, tranquillement et légalement, quitter l'Europe avec des papiers valables, mais sous de fausses identités.

Ce même schéma se reproduit chez les services du Vatican chargés de venir en aide aux réfugiés. Les membres de Caritas International, qui ont eux aussi énormément œuvré pour les réfugiés dans toute l'Europe, ont aussi servi malgré eux à aider des nazis à s'enfuir incognito vers leur lieu de refuge. Pour les mêmes raisons que le CICR, même s'ils tentaient de vérifier l'identité de ceux qui demandaient des papiers, cela était impossible, à cause des destructions et des désorganisations administratives engendrées par la guerre.

Comme de nombreuses personnes l'ont suspecté à l'époque, le CICR et le Vatican se sont rendus complices involontaires de la fuite de criminels, qui n'ont pu ainsi être jugés à la Libération. Il faut dire aussi que certains nazis sont allés jusqu'à se faire baptiser pour obtenir la protection de l’Église et surtout sa miséricorde. Tromperie suprême de la part de personnes souvent ouvertement antireligieuses sous le IIIème Reich, qui voyaient là un moyen d'absolution de leurs crimes et surtout de faciliter leurs déplacements dans une Italie des années 1940 où la religion catholique est omnipotente. Le Pape ayant accordé sa protection aux réfugiés, personne dans le pays n'osait contrôler ces milliers de réfugiés présents dans la péninsule.

Il y eu aussi de véritables réseaux d'exfiltrations qui se mirent en place, depuis l'Europe centrale, souvent aidés par les Américains, qui voyaient là un moyen de « retourner » des anciens nazis pour devenir des espions ou des informateurs face aux Communistes. Ainsi, alors que la Guerre froide débute à partir de 1947, ces réseaux d’exfiltration servent à évacuer du bloc communiste des agents qui aident les États-Unis ; parmi eux, il y avait d'anciens nazis, « criminels de guerre reconvertis » selon Steinacher.

 

Pourquoi l'Amérique du Sud et l'Argentine en particulier ?

Après 1945, la majorité des anciens criminels nazis a choisi la fuite vers l'Amérique du Sud, et plus particulièrement l'Argentine qui est alors leur première destination. À la chute du IIIème Reich, l'Argentine Péroniste manifesta sont intérêt à l’égard des anciens nazis qui pouvaient l'aider à la fois à moderniser son économie, mais aussi la doter de scientifiques et de militaires de premier plan. Perón avait une admiration certaine pour les puissances de l'Axe : Buenos Aires chercha donc à recruter les anciens nazis, mais dû le faire de façon détournée car elle ne pouvait avouer être le lieu de refuges de personnes à l'origine du plus important génocide de l'Histoire. L'Etat argentin mis en place un véritable réseau, avec des agents discrets en Italie, pour attirer ces anciens nazis.

Cette immigration nazie était facilitée par la tradition migratoire ancienne des pays germaniques vers l'Amérique du Sud et en particulier l'Argentine qui comptait avant 1945 selon Steinacher plus de 240 000 individus germanophones. Paradoxalement, une partie d'entre-eux étaient des Allemands qui avaient fui le Reich depuis 1933 à cause de leur opposition à Hitler ou de leur judéité. Après la défaite de l'Axe, l'Argentine apparu donc pour beaucoup de nazis comme une destination naturelle, car ils savaient qu'ils pourraient passer inaperçus parmi tous les anciens réfugiés germanophones.

 

Dans la foulée des émissions de Michel Pomarède, « Les chasseurs de nazis », diffusées durant l'été 2018 sur France Culture, Les nazis en fuite de Gerald Steinacher se lit comme un « roman-vrai », comme une véritable enquête policière construite à partir de nombreuses sources éparses et souvent peu accessibles au public. Cela montre aussi que, malgré leurs crimes, beaucoup de nazis sont apparus, après-guerre, utiles à des régimes, notamment dans un contexte de Guerre froide. En lisant Steinacher, on découvre ainsi la dure réalité de la Realpolitik américaine ou argentine au lendemain de la guerre la plus meurtrière de l'Histoire, marquée par la Shoah. Dans leur fuite, sous une nouvelle identité, ces bourreaux se sont alors achetés une virginité que quelques « chasseurs de nazis » comme Simon Wiesenthal ou le Mossad ont parfois pu percer.