Le 20 janvier 1942, sous la direction de Reinhard Heydrich, n° 2 de la SS, de grands dignitaires nazis se réunissent près de Berlin pour mettre en place l’élimination systématique des Juifs en Europe.

Couverture sombre à dominante rouge, avec en fond un château qui se détache et au premier plan des hommes qui tiennent une réunion. Aucun autre détail ne fait penser au contenu du livre, si ce n’est une croix gammée que l’on devine en bas à droite et surtout les 7 lettres de ce nom tristement célèbre qui se détachent en caractère d’imprimerie sur la couverture : WANNSEE. Peu de gens savent que c’est dans une vaste demeure spoliée par les nazis, dans une banlieue chic et aisée de Berlin, que le 20 janvier 1942 de hauts dignitaires nazis menés par Reinhard Heydrich, SS de sombre réputation qui sévit alors à Prague, vont décider du massacre systématique des Juifs d’Europe, avec la mise en place de ce qu’ils vont nommer la « Solution Finale », c’est-à-dire la création de grands centres de mise à mort à l’est de l’Europe. Belzec, Treblinka, Sobibor, Majdanek, Chelmno et surtout Auschwitz-Birkenau, ces noms qui glacent le sang, prennent leur forme définitive à partir de ce moment-là. Dès lors, la mort devient une industrie, les massacres des Juifs un génocide et la Shoah une réalité. Les choix esthétiques de l’ouvrage prennent toute leur force : le rouge pour le sang des victimes, le noir, la noirceur de l’âme humaine. Fabrice Le Hénanff montre que ce qui s’est décidé ce jour-là à Wannsee a fait rentrer le monde dans une ère de l’horreur, quand une poignée d’hommes a décidé de la mort systématique de plusieurs millions.

 

Une réunion banale pour la plus terrible décision

Sont réunis à Wannsee des hauts dignitaires nazis, des bureaucrates de haut rang qui s’occupent de grands ministères Berlinois. Viennent s’y ajouter de véritables bourreaux qui, depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, ont déjà à leur actif de nombreuses victimes en Europe de l’Est. Fabrice Le Hénanff a pris soin, fort à propos, de présenter à la fin une galerie de ces protagonistes. Parmi tous ces noms, deux se détachent pour le grand public. Tout d’abord Eichmann, rouage essentiel dans la mise en place de la Solution Finale, connu du public à cause de son arrestation rocambolesque en Argentine par le Mossad en 1960, puis par son procès tenu l’année suivante à Jérusalem. C’est en couvrant ce dernier que la philosophe Hannah Arendt a défini le concept de « banalité du mal », concept qui sied parfaitement à l’atmosphère voulue dans cette œuvre. Et puis Heydrich, l’un des nazis les plus féroces, qui a déjà mis au pas la Bohème et qui fait régner la terreur à Prague. Monstre sanguinaire, adjoint d’Himmler, Heydrich est à l’origine de la mise en place des grands centres de mise à mort en Europe de l’Est, suite à la conférence de Wannsee. Quelques mois après, il meurt assassiné à Prague par des résistants tchèques.

À la lecture de Wannsee, on se rend tout de suite compte que les nazis les plus connus et les plus influents (Hitler, Goering, Himmler, Goebbels) sont absents. On a l’impression que cette réunion du 20 janvier 1942 est tout à fait banale, elle accouche pourtant d’un massacre. Mais, à la lecture de l’ouvrage, on devine peu à peu que les personnes convoquées ne le sont pas par hasard. Schöngarth ou Lange sont de véritables bouchers opérant déjà en Europe de l’Est, à la tête des Einsatzgruppen. Ces groupes paramilitaires suivent l’avancée de la Wehrmacht afin de « nettoyer » le terrain des Juifs et des Communistes depuis l’attaque de l’URSS en juin 1941. Fabrice Le Hénanff s’appuie sur de nombreux documents historiques : les détails de cette fiction plongent leurs racines dans la réalité. Car il s’agit bien d’une œuvre de fiction. Comme le rappelle l’auteur en avant-propos, certains détails de la conférence ne nous sont pas parvenus ; il a donc dû combler les « manques ». Avec en toile de fond la guerre, les massacres à l’Est, le racisme et l’antisémitisme des nazis, l’atmosphère pesante est recréée. Wannsee est une œuvre glaçante à cause du fond. Grâce à son traitement graphique particulièrement soigné et esthétique, Le Hénanff réussit parfaitement à retranscrire cette réunion et l’horreur qui en a découlé.

 

Une plongée dans l’horreur

Wannsee, c’est clairement une plongée dans l’horreur de la Seconde Guerre mondiale, le conflit le plus meurtrier de l’Histoire, le plus violent aussi, car pour la première fois l’idéologie nazie produit une volonté d’exterminer tout un peuple de façon industrielle, à une échelle jamais atteinte jusque-là. Cette horreur, Fabrice Le Hénanff la met parfaitement en scène avec un choix d’aplats de couleurs à dominante sombre qui évoquent à la fois le manque de luminosité hivernale, mais surtout la noirceur de l’âme des bourreaux nazis qui décident, sans sourciller, du meurtre de masse de plusieurs millions de Juifs. Son travail sur les portraits des principaux protagonistes est remarquable de réalité : il en ressort la froidure d’un Heydrich, qui était un homme impassible. On devine l’obéissance aveugle de tout un groupe devant les manipulations de ce dernier, qui les terrifient, comme on peut le lire sur certains visages.

Le Hénanff a choisi de mettre en avant un style plutôt hachuré, effectuant des allers-retours sur le terrain de l’Est où la terre est déjà en train de se gorger de sang. Les portraits, si criants de réalité, sont parfois forts justement floutés en une masse anonyme quand il s’agit de prendre les décisions et de faire face à Heydrich, comme si aucun ne se détache face au monstre pour lui signifier les conséquences de cette décision. L’alternance de la mise en page participe au rythme de lecture. Certains choix incitent au ralentissement, et par là à l’approfondissement. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’évoquer le massacre des Juifs par les Einsatzgruppen à Babi Yar le 29 septembre 1941, l’inscription des cases dans une étoile de David fonctionne parfaitement et renforce la démonstration. La mort est omniprésente dans l’ouvrage, mais on ne la voit pas, si ce n’est par métaphore, avec cette référence au Maus de Spiegelman, lorsque la souris finit par être égorgée par le chat : elle préfigure les juifs innocents qui vont tomber, une fois la décision arrêtée, dans les griffes des nazis. La mort rode, elle entoure de son noir manteau cette vaste demeure de Wannsee, comme la nuit, moment où se termine cette réunion rapide qui allait précipiter le sort de millions de malheureux.

Wannsee présente les deux heures de l’histoire de l’humanité durant lesquelles la « Solution Finale » a été décidée. Sa lecture nous glace le sang et les choix esthétiques de Fabrice Le Hénanff nous replongent dans la période difficile de la Seconde Guerre mondiale avec solennité. Les couleurs sombres qui dominent rappellent à la fois l’uniforme noir des SS, mais aussi le sort des Juifs européens qui vient d’être scellé. Le rouge, seule couleur « vive » mise en avant dans Wannsee est la couleur du sang, celui de plus de 6 millions de Juifs qui périssent dans les différents massacres perpétrés par les nazis. Avec Wannsee, la fiction est rattrapée par l’Histoire : malgré la gravité du moment, la proposition graphique rend compte avec justesse de cette nonfiction