Ecrivain et voyageur, Sylvain Tesson (dé)livre sa rencontre physique et visionnaire avec un poète au paysage violent et aux mots caressants. En cédant parfois à d’inutiles polémiques.

* Nonfiction a publié une première chronique de ce livre, par Sophie Hébert.

 

La poésie d’Homère affecte par ses chants le corps de l’écrivain Sylvain Tesson, livré tout entier au rythme de l’Odyssée traduite par Philippe Jacottet   et de l’Iliade traduite par l’aède Philippe Brunet   . Restituées en une impression bleue dans le texte de Philippe Tesson, les épopées évoquent selon ce dernier, par ce jeu des couleurs, la mer et son complémentaire, le ciel ; le bleu du soleil orangé de Paul Eluard, et peut-être les yeux bleus d’Homère, « seul voyant aveugle»   . L’évocation de Rimbaud, à qui on doit cet oxymore, rejoint bien d’autres écrivains. Ils se succèdent sous la plume de Sylvain Tesson dans un jeu d’associations libres mais pas arbitraires. Un vers d’Homère évoque tel poète ou tel philosophe, voire tel sportif. Le poème homérique porte en lui la mémoire de toute la littérature à venir. Le texte bleu, d’abord séparé, finit par se combiner à celui de Sylvain Tesson sans que ni l’un ni l’autre ne renonce à sa singularité. Emprunter n’est pas copier. Les textes conservent une totale autonomie.

 

Correspondances d’Homère

Baudelaire a consacré un sonnet aux « correspondances », aspect essentiel de sa perception du monde qui se distancie de la métaphore. Pour lui, une sensation produite par une image en appelle une autre mais peut également évoquer un sentiment ou une idée. A son tour Sylvain Tesson joue aux correspondances avec les multiples images du poème d’Homère. Il s’est installé sur l’île des Cyclades lors de la rédaction de son livre, pour saisir dans le récit d’Homère la correspondance imagée avec le paysage de ce lieu.

Pour lui, le génie des lieux a rendu possible le génie du poète. Une écriture n’est pas désincarnée : elle ne cesse de renvoyer à une réalité. Selon Sylvain Tesson, le tempêtes ont chez Homère un sens porté par leur violence. Le paysage est plus qu’un decorum. Il y a bien une réalité à l’origine de cette violence des dieux et des hommes. « Et si les monstres odysséens étaient la personnification des tempêtes ? Quand on entend hurler le vent dans les élingues, n’imagine-t-on pas quelque bête réveillée ? Ses mugissements rapetissent l’homme à la valeur d’une puce. L’élément se déchaîne et sa colère prend un visage. Charge au poète de le peindre »   . Première correspondance, première illumination.

C’est donc à une expérience sensitive, comme la définira Baudelaire plusieurs millénaires après Homère, que se livre Sylvain Tesson. Les tempêtes qui déferlent sur les îles des Cyclades, par leurs résonnances dans le corps, pourraient représenter ce corps-à-corps violent avec des dieux. La douceur n’est toutefois pas absente du paysage. Les contraires coexistent dans le monde d’Homère. Le brouillard, la lumière et les îles en sont les ingrédients. « Toute singularité peut côtoyer son contraire sans s’estomper à condition qu’elle reste elle-même »   écrit Sylvain Tesson, soulignant ainsi son refus du multiculturalisme tel que la société actuelle envisage de le pratiquer.

L’analyse psychologique ne l’intéresse pas plus. Peu importe qui était Homère. Peut-être était-il transgenre, écrit l’auteur non sans ironie. L’anecdotique, les enquêtes sans fin pour vérifier le trajet d’Ulysse ou la réalité historique d’Homère, tous ces détours nous éloignent de l’œuvre faite de tempête et de caresses, de dieux qui jouent aux dés avec les humains, de bruit et de fureur. L’essentiel d’Homère est qu’il est le fondateur de la littérature, descriptive ici par son rapport au paysage. L’auteur traverse le texte au rythme du voyage d’Ulysse. Il y trouve des clés pour notre modernité et toute l’aventure humaine. Le texte de l’Iliade « est le récit d’un perpétuel naufrage », mais l’Odyssée est à l’inverse celui d’une reconquête, celle de l’ordre des choses. C’est l’histoire de héros qui portent en eux des valeurs. Héroïsme et honneur sont les valeurs d’Achille croisé par Ulysse aux Enfers, lorsqu’il ne veut plus les porter.

 

De l’oral à l’écrit : une autre histoire de correspondance

L’aventure de Sylvain Tesson a commencé sur France Inter en 2017, où il racontait et lisait Homère ; où il devenait sa parole vive auprès des auditeurs. Puis il a rendu au poète sa parole pour écrire sa traversée des mots et un abordage qui fut une rencontre et non un sabordage, encore moins un pillage. Il écrivit ensuite pendant un mois, le temps d’un été, sa proximité d’Homère, leur intimité. Il fallait trouver la juste distanciation dans la proximité, trouver sa propre parole, son écriture dans un jeu de mise en abîme de l’Iliade et l’Odyssée. Il s’agissait de sentir les justes correspondances.

S’il est parti sur une île des Cyclades, c’était pour ressentir la présence des éléments naturels, surtout marins, qui forgèrent cette écriture poétique. Les vers d’Homère chantent une aventure, un monde. Hostilité des dieux, des destins tragiques où tout est une histoire de hasard, de dieux qui jouent aux dés dans le ciel étoilé, le destin des humains. Pour les Dieux « les hommes sont la variable d’ajustement » de leurs agissements   . Nietzsche, éclairant le texte de sa présence, donne à penser l’artiste comme celui qui accouche d’une étoile qui danse. Musical, le poème homérique donne envie aux lecteurs de danser « baignés de la lumière d’un monde sans espoir »   écrit Sylvain Tesson.

D’autres poèmes à venir sont ramenés à la présence de la mémoire par leur association aux vers d’Homère. Ulysse avance dans le poème « comme s’en vont les écrevisses » aurait pu dire Apollinaire. « A reculons, à reculons »   . Il surgit encore sous le bateau ivre de Rimbaud   , attendant qu’on embarque.

 

Parole de la révélation

Parole de la vision, parole énigmatique d’un Tirésias annonçant une suite à l’Odyssée qui n’aura pas lieu, contrairement à la Guerre de Troie, la poésie est ce verbe qui révèle. En cela elle est proche du verbe divin du Livre qui enseigne le passage vers un ailleurs, le destin des hommes. L’Iliade est ce livre du destin. Dans l’ordre de la mesure du poème, Homère donne à voir toute la démesure des hommes et des dieux. Ces derniers poussent à l’agitation les hommes. Patrocle et Achille en sont exemplaires par leur furie guerrière. Sylvain Tesson de citer à ce propos Pessoa : « Agir c’est connaître le repos »   . Aucun des deux ne connaît le répit. Achille offre par amitié à Patrocle les armes qui le conduiront à ce goût pour donner la mort. Il va même jusqu’à lui conseiller la modération, lui qui connaîtra plus tard, à la mort de son ami, la folie meurtrière en massacrant tout sous le poids de la colère.

Le projet de l’écrivain est d’établir la correspondance de notre modernité avec ce qui n’est pas ce que d’aucuns nomment « langue morte ». Force du destin et malédiction des hommes, tel est pour Sylvain Tesson le thème musical de l’Iliade. Comme Achille, nous fuyons les fleuves qui « débordent de dégoût »   , nous craignons les noyades dans la furie qui déborde la mesure de notre réflexion. Correspondance des époques derrière les différences. Notre démesure nous mène vers le précipice.

 

Suite musicale

Le thème musical suivant compose une Suite. Après l’Iliade, l’Odyssée chante les menaces de l’oubli. C’est d’abord contre l’oubli de soi que se bat Ulysse. L’île des Lotophages est exemplaire de cet engourdissement où nous conduit une douce torpeur. La violence n’est pas le seul danger encouru par les hommes. L’Odyssée fait suite à la célébration de la mort d’Hector, après l’acceptation d’Achille de restituer ce qui reste du corps du meurtrier de Patrocle. Ce répit dans la violence, l’hubris (la démesure, le désordre), sera de courte durée. La guerre de Troie reprendra, mais pas dans l’Iliade. C’est l’Odyssée qui en héritera sauvant par la narration l’histoire de l’oubli. Acte de naissance de la littérature.

Sylvain Tesson voit dans ce Poème le Livre d’heures d’un homme qui échappe à la frénésie collective pour devenir simplement mortel. Les monstres se succèdent dans un monde ouvert au merveilleux, au livre d’aventure. Les Sirènes, femmes-oiseaux, tentent de séduire Ulysse pour noyer celui qui s’appelle « Personne », privé de son identité, menacé maintenant de la perte de son projet de retour, de sombrer dans l’oubli. Puis c’est Charybde, gouffre béant, et Scylla, un rocher colossal, qui emportent avec eux quelques marins. La fin des épreuves ce sera le massacre de tout l’équipage pour avoir profané l’île d’Hélios en sacrifiant les vaches sacrées. Ulysse est seul, échoué. Secouru par Nausicaa, hébergé, il va pouvoir rentrer chez lui, aidé d’Athéna. Ce retour marque en même temps la fin du récit d’aventure. Retour à la mesure, l’ordre des choses, la raison.

 

Pas journaliste, écrivain

C’est ainsi que se définit l’auteur, refusant un quelconque devoir de vérité. Ceci explique le refus de toute présentation académique de ses propos. Propos qui rencontrent parfois des lieux malheureusement communs sur la mort annoncée du grec et le latin, le discours de la distinction bourdieusienne, l’attaque en règle de ceux que Sylvain Tesson nomme les pédagogues : une critique sociale assez convenue qui nous éloigne, comme Sylvain Tesson l’écrit lui-même, de la quintessence des choses. Cet écart, qui se veut rapprochement du texte d’Homère, perd finalement le texte en en faisant un prétexte. Les correspondances littéraires disparaissent pour laisser place à des généralités. Disparaît en même temps cette écriture de la singularité que défend si bien l’auteur au début de son livre, et à la fin lorsqu’il conclut sur la force des épithètes. Si certaines critiques de notre modernité sont la traduction d’une sensation provenant de la lecture d’Homère, d’autres se superposent telles de simples inductions. Embarquer avec Homère n’est pas se laisser embarquer. Charybde et Scylla veillent.

 

Présentation de son livre par Sylvain Tesson

 

Vous pouvez lire un extrait du livre de Sylvain Tesson en cliquant ici.