L’odyssée radiophonique et savante de Sylvain Tesson sur le grand Homère.
Un été avec Homère fut l’odyssée radiophonique proposée par Sylvain Tesson, sur les ondes de France Inter l’an dernier. D’écoutes en direct en podcasts de rattrapage, les émissions de ce savant feuilleton devinrent livre, publié en ce début d’année 2018 aux Éditions des Équateurs.
Dans un bref avant-propos, Sylvain Tesson, dont l’œuvre et la vie forment, sur un autre parallèle, une autre épopée, nous engage tout d’abord à rapprocher Antiquité et actualité, mythe et réalité, Ulysse et nous-mêmes, afin que le texte homérique ne soit pas seulement appréhendé par le lecteur comme un éternel et inaliénable chant universel, mais également comme un lieu d’apprentissage atemporel et incontournable de la complexité des hommes et du monde.
Comme Ulysse aux milles ruses, Sylvain Tesson se veut protéen. Au fil des neuf chapitres d’Un été avec Homère, il se fait tour à tour loup de mer, poète, conteur, pédagogue, idéologue, voire prophète, avec toujours, en ligne de mire, la nécessité d’expliquer moins la lettre que l’esprit de L’Iliade et de L’Odyssée. Cet appel pressant à la lecture d’Homère – précisons : à une lecture libre, personnelle et sensible de ces textes – n’est autre qu’un acte d’engagement visant à s’opposer au « cauchemar post-humaniste » de nos sociétés actuelles.
On ne trouvera pas, dans cet ouvrage, de discours complexes sur l’origine historique du texte, de considérations pointilleuses sur l’identité d’Homère, ni même d’interminables gloses sur tel ou tel passage du texte : en effet, Sylvain Tesson critique, parfois avec une grande virulence, ce type d’expertises – ainsi que leurs initiateurs – qui, selon lui, en raison de leur recherche effrénée du détail souvent inutile, ruinent la leçon essentielle de L’Iliade et de L’Odyssée. Une chose est sûre : l’auteur préfère que son auditeur-lecteur soit autodidacte plutôt qu’universitaire.
Raconter Homère aujourd'hui
Il faut pourtant en passer par un exercice purement pédagogique : raconter deux histoires, celle de la guerre de Troie et celle du retour à Ithaque. Après une brève et poétique errance consistant à peindre la géographie homérique, Tesson le conteur entame son propre récit de L’Iliade, « poème du destin ». Si rien n’est oublié – du très féminin casus belli au bouclier d’Héphaïstos, de la colère d’Achille aux morts de Patrocle et d’Hector, du jeu complexe des Dieux à la noblesse du vieux Priam, avec, en toile de fond perpétuelle, l’hybris et ses nombreux prétendants, troyens ou grecs d’ailleurs –, si n’est rien oublié, donc, on s’aperçoit rapidement que ces îlots narratifs, eux-mêmes artificiellement décousus puisque les chapitres sont divisés en très courtes séries, ne peuvent que gêner la lecture de celui qui découvrirait Homère par les yeux de Tesson. L’auditeur-lecteur doit connaître parfaitement l’histoire avant de s’engager plus avant dans le propos.
Succède L’Odyssée ou le retour de « l’ordre des anciens jours » : « L’Iliade était le thème musical de la malédiction des hommes. […] L’Odyssée est le livre d’heures d’un homme qui échappe à la frénésie collective et cherche à renouer avec sa condition de mortel – libre et digne. » De nouveau, le récit se raconte par bribes, progressant selon les passages textuels topiques, c’est-à-dire selon les épreuves traversées par Ulysse – de la révélation de son identité chez les Phéaciens à son retour forcément rusé à Ithaque, des rencontres mystérieuses de Circé ou des Lothophages au moment terrible de la catabase. « Mon nom est personne » serait le premier jeu de mots de l’Histoire et Ulysse un héros sacré, n’ayant rien à envier à un certain « stoïcien crucifié ».
Une lecture décliniste
Il ne faut pas se méprendre, cependant : Un été avec Homère n’a rien d’un fade résumé du texte homérique. D’abord, Sylvain Tesson nous offre une lecture choisie de L’Iliade et de L’Odyssée, qu’il relit à travers le prisme d’oppositions structurantes, mais jamais réductrices, révélatrices, au contraire, du chatoiement des rapports humains : hommes/dieux, paix/guerre, mesure/démesure, ordre/désordre, phronesis/hybris, identité/oubli, constance/inconstance, liberté/destin, souveraineté/soumission, plénitude/intranquillité… Le monde grec, rappelle-t-il, n’a jamais tranché, à l’instar des religions monothéistes, entre le Bien et le Mal – et c’est ce qui fait sa valeur et sa richesse. Ensuite, l’auteur convoque fréquemment d’autres auteurs, par le biais de citations choisies, pour nourrir sa vision des textes, recourant, à sauts et à gambades, à Pessoa, Arendt, Apollinaire, Nerval, Jünger, Camus, Weil, Déon, Berenson, Lévi-Strauss, Henry Miller, et bien d’autres. Auraient-ils cependant cautionné l’usage de leur pensée au profit d’un propos dangereusement décliniste ?
Car nous aurions pu nous arrêter là si la démarche de Sylvain Tesson n’allait pas plus loin que ce noble désir de sensibiliser le lecteur contemporain aux enjeux pérennes soulevés par L’Iliade et par L’Odyssée. Quoi de plus pertinent, en effet, que de chercher à renouer les liens essentiels qui se tissent, envers et contre tout, entre le monde antique, tel qu’il se donne à lire dans sa littérature, et l’histoire contemporaine – à la suite d’un Jean-Pierre Vernant ou d’un Pierre Vidal-Naquet ? Quoi de plus judicieux que de vouloir rappeler, pour le rétablir en nos temps troublés, ce modèle que fut l’homme grec dans son rapport à soi, à l’autre et au monde ? Car aux passages subtils et poétiques, qui donnent l’envie folle et de relire l’Homère de Philippe Brunet et de Philippe Jaccottet et de se conformer aux injonctions ontologiques de Sylvain Tesson succèdent, douloureux talon d’Achille, des considérations, pleines d’ironie et d’aigreur, sur le monde comme il (ne) va (pas) ou sur la médiocrité aveugle de l’homme du vingt-et-unième siècle car « l’homme reste fidèle à lui-même, animal grandiose et désespérant, ruisselant de lumière et farci de médiocrité. Homère permet d’économiser l’abonnement à la presse ». La thèse de « l’invariabilité de l’homme » pourrait, à première vue, entraver partiellement les remarques déclinistes – mais il n’en est rien car Sylvain Tesson ne retient de son contemporain que sa part de l’ombre : sont visés, entre autres choses, la pensée « égalitariste » et ce « hideux principe de l’égalité », le byzantinisme universitaire et les « Sherlock Holmes des études homériques », les pédagogues de l’Éducation nationale dans leur rapport aux études antiques ou le professeur qui brime de son encre rageuse l’élan poétique de l’élève, les experts en tous genres « techniciens de l’incompréhensible », Zuckerberg « inventeur de la version numérique de la flaque d’eau de Narcisse », le « culte du présentisme » qui, par le biais des réseaux sociaux, signe « la désagrégation automatique de la mémoire »… D’autres exemples suivent, mais ceux-là suffisent à éclairer l’état d’esprit qui se dégage d’Un été avec Homère.
Plus encore (pire encore ?), tout épisode homérique semble se faire apologue, et L’Iliade et L’Odyssée passent, de temps à autre, pour d’utiles prétextes à discourir sur les dangers que court le monde : « Les joutes compliquées de Zeus ont leur équivalent au Moyen-Orient », la course folle du Scamandre pour engloutir Achille correspondrait aux révoltes de notre nature polluée, pillée, les courtisans de Pénélope cherchant à briguer le pouvoir d’Ulysse auraient « leurs réincarnations [qui] se disputent aujourd’hui les mânes des républiques », les sirènes seraient « l’incarnation, avant la lettre, de Big Brother […], préfiguration de ce cauchemar dans lequel nous barbotons avec un plaisir consenti : le big data de nos vies », comme si « Homère nourrissait la prescience de ce qui adviendrait au xxie siècle : le contrôle intégral grâce aux offices des GAFA ». Quant au héros grec, il s’opposerait en tout point à « l’héroïsme occidental [qui] consiste à afficher sa faiblesse. Sera héros celui qui peut prétendre avoir pâti des effets de l’oppression. Être une victime : voilà l’ambition du héros d’aujourd’hui », le héros aidé des Dieux rappellerait « cette vieille chimère de l’homme augmenté, imposture technoïde de notre temps », et « les grandes divinités – olympiennes, hier » – sont « politiques aujourd’hui ».
Ainsi, comme tous les déclinistes (et qu’il nous en coûte d’écrire cela à propos de Sylvain Tesson), l’auteur fustige-t-il, d’une plume parfois abusivement âcre, tout ce que le progrès ou la modernité ont détruit sous l’angle civilisationnel et cosmique. L’avant, idéalement celui d’Homère – celui où la guerre se fait pour la restauration de l’honneur et non pour des raisons idéologiques ou religieuses, celui de l’aristocratie des braves et des vrais héros et non de la victime encensée, celui de la parole sacrée et non de l’image hypnotique, celui où le rapport au monde (et à la nature, notamment) est fait d’acceptation et de consentement et non de domination et de pillage, celui où le vivant est multiple, chatoyant, miroitant et non étouffé dans une vision binoculaire réductrice – serait à regretter…
Un été avec Homère perd en intérêt, et donc en force de conviction, lorsque le propos, heureusement ponctuellement, se fait amer et réduit l’homme et le monde à leurs seuls défauts – « Pourquoi t’obstines-tu à vouloir te hisser au-dessus de toi-même ? » –, vision unilatérale car caricaturale qui va à l’encontre, paradoxalement, de tout ce que Sylvain Tesson tente d’inculquer à son lecteur. On acquiesce cependant à cette lecture de L’Iliade et de L’Odyssée lorsqu’elle rappelle que la littérature aide à vivre mieux, donne corps à la vie, ou encore, à l’image du dernier chapitre « Homère et la beauté pure », lorsqu’elle célèbre la voix auctoriale et le rôle fondateur et sacré du texte. Restons sensible, enfin et malgré tout, aux appels à la réflexion et à la vigilance : le temps, car il ne s’agit pas de le nier, est à l’orage d’acier…
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