Dans l'ancien palais royal et tribunal révolutionnaire, Stéphane Thidet détourne la Seine pour la faire s’écouler de manière paisible et maîtrisée.

C'est sur une berge de la Seine, à la Conciergerie, que l'artiste Stéphane Thidet a installé son Détournement : poursuivant un travail de longue haleine en lien avec les éléments naturels, il détourne (au sens le plus propre du terme) une partie de l’eau de la Seine, pour la faire s’écouler et serpenter à l’intérieur du monument, avant de la restituer au fleuve. Ainsi se produit un écart louvoyant et inattendu du cours naturel du fleuve. Après la crue de 1910, dont le niveau a laissé sa marque sur les colonnes du monument, l’artiste a souhaité que l’eau du fleuve s’introduise à nouveau entre ces murs de manière paisible et maîtrisée.

Né le 20 mai 1974 à Paris, Stéphane Thidet fut successivement diplômé des Beaux-Arts de Rouen, en 1996, puis des Beaux-Arts de Paris, en 2002. Et s’il enseigne à l’École Supérieure d’Art de Nantes (« Volume et espace »), il est revenu s’installer dans la ville natale, toujours en attente de la « crue centennale » de la Seine. A l’aide d’un dispositif technique élaboré, il en a créé un méandre éphémère, qui s’introduit dans la Conciergerie. L’eau puisée dans le lit du fleuve au niveau du Pont au Change passe au-dessus du quai de l’Horloge, entre dans le monument par ses cuisines historiques pour surgir en cascade dans la majestueuse Salle des Gens d’armes de la Conciergerie. Là, le chemin d’eau circule parmi les colonnes gothiques avant de s’élever et franchir la façade du monument par la grande baie centrale située entre les tours jumelles, en jaillissant en cascade pour se déverser dans le saut-de-loup, le fossé extérieur de la Conciergerie. Voilà pour la mise en scène.

 

Travail d'ingénierie, croisement des savoir-faire : une vieille histoire

Il y a dans le travail de Stéphane Thidet, le désir de se rendre « comme maître et possesseur de la nature », au sens que Descartes attribuait à cette formule un peu trop célèbre et usée. La technique a toujours eu comme finalité de contrôler une nature dite indomptable. Efficacité technicienne qui n'a que faire du Beau selon la tradition philosophique. Cela n'empêchera toutefois pas les artistes de la Renaissance – on pense par exemple à Léonard de Vinci – de mêler savoir-faire et arts. On retrouve chez Stéphane Thidet cet héritage qui ne date d'ailleurs pas de la seule Renaissance   .

 

(L'ingénierie hydraulique selon Léonard de Vinci : une vis d'Archimède mise en rotation à la main et qui pouvait servir de pompe pour faire remonter l'eau.)

 

En effet, on peut retrouver dans ce travail, comme un clin d’œil aux lointains ingénieurs de l'Antiquité, tels que ceux de l'Ecole d'Alexandrie. Les Grecs et les Romains ont été les premiers à poser les bases de l'hydraulique   . Ils sont à l’origine des premiers systèmes rotatifs destinés à transporter l'eau. Ces systèmes étaient utilisés pour relever l'eau dans les aqueducs qui alimentaient les villes et les bains. Dès cette époque, ils avaient découvert les principes de la pompe à piston, de la pompe centrifuge et de la pompe à vide, même s’ils ne les appliquaient pas pour construire des modèles de pompe à eau. L’invention de Héron d'Alexandrie par exemple, démontrait comment « Il y a une autre disposition au moyen de laquelle le liquide est porté peu à peu en haut et y reste, de telle sorte qu’il semble avoir un mouvement ascensionnel continu »   .

Il y a chez l'artiste Stéphane Thidet une reprise de cet héritage, dans la volonté de réunir les divers corps de métier, de ne pas non plus opposer les arts : la poésie, l’architecture, les sciences physiques, ou encore l’alpinisme et la connaissance des montagnes russes et des systèmes d'irrigation, manifestent par leur collaboration, un retour à l'unité des arts.

 

(Stéphane Thidet présente son travail.)

 

Douceur et puissance d'un flux

Pour Rebecca Lamarche-Vadel, critique d’art et commissaire d’exposition au Palais de Tokyo, « cette œuvre favorise une rencontre inédite : celle de la Seine, entrée par effraction, avec la Conciergerie. Y naît un dialogue entre des forces a priori contraires : un bâtiment dont la puissance réside dans son immobilité et son imperméabilité au travers de l’Histoire, et un fleuve dont la pérennité dépend de son mouvement permanent, survivant de la conquête de son territoire par la vitesse. Deux symboles, deux représentations de puissance et d’infini que Stéphane Thidet convoque, afin de laisser surgir les images nées de la rencontre de ces corps étrangers l’un à l’autre. En détournant et domestiquant le flux du fleuve, son énergie et ses rythmes, l’artiste dessine une nouvelle chorégraphie, faisant de la Seine un matériel poétique et malléable, une matière sculptée par les rebonds, détours, et méandres que Stéphane Thidet lui offre dans sa fuite inévitable. »

 

(Détournement de la Seine, de Stéphane Thidet.)

 

Le parcours du fleuve détourné invite en effet à prendre toute la mesure du symbole que constitue la Conciergerie, cet élément du palais de la Cité édifiée à la demande du roi Philippe le Bel au début du XIVème siècle. Son nom renvoyait alors au titre porté par le Gouverneur de la Maison du Roi. Mais les rois de France délaissent le palais à la fin du XIVe siècle pour s'installer au Louvre et à Vincennes. Dès lors, l’activité judiciaire s’y développe et des prisons y sont aménagées. Ce que l'on retient en général de ce lieu, c'est qu’il constituera la prison révolutionnaire de la Révolution Française, où sera notamment incarcérée Marie-Antoinette.

Symbole de la puissance de l'Etat, la Conciergerie voit sa fonction détournée, au même titre que la Seine est détournée de son trajet. En pénétrant cet espace clos et carcéral, l’eau va le revivifier, lui accordant comme une seconde naissance, une Renaissance. Le spectateur de l'œuvre se trouve dans un lieu réglé par le droit et la procédure judiciaire où le mouvement de l'eau vive fait soudain irruption. A la rigidité de la loi indiscutable et indiscutée entre ces murs clos où on paie sa peine, le chant de l'eau oppose la fluidité de ses courbes et la force retenue de ses chutes en cascade. La circulation de l'eau trouble l'ordonnancement du lieu, portant une menace d'inondation qui peut évoquer la foule peuplant les prisons au risque d’un débordement difficile à contenir.

Douce et violente, l'eau est aussi langage. L'eau chante dans l'installation de Stéphane Thidet, de même que, comme l’expliquait Bachelard, il y a une liquidité de la langue nullement propre à une dimension imitative du langage. Il y a une expression qui dit « couler de source », évoquant la simplicité, le spontané, le non équivoque. Langage apaisé sans conflit... c'est ce que chante aussi l'installation dans une sorte d'utopie. A la tour de Babel, porteuse de dissension, l'artiste préfère une architecture plane, où tout circule à la vue de tous.

Circulation, circonvolution... l'eau porte en elle ce désir de renouveau, de jouvence, libérant le spectateur pour un temps des contraintes de la vie sociale. La Conciergerie fut un temps un tribunal politique. A la rhétorique opaque des procès s'oppose maintenant un langage originaire porteur de réconciliation : celui de la poésie. Parole fleuve, elle n'en finit pas de couler... de source.

 

Installation à voir à la Conciergerie

2, boulevard du Palais

75001 Paris

01 53 40 60 80