Les séries, un nouveau mode d'écriture de l'Histoire ?

Omniprésentes et populaires, visionnées sur téléviseur, sur ordinateur, tablette et smartphone à toute heure du jour et de la nuit, de plus en plus souvent comparées au cinéma en termes de prestige et de budget, les séries actuelles n’ont plus grand-chose en commun avec les feuilletons d’antan. Bien que l’Histoire leur fournisse souvent un matériau de choix, paradoxalement, les séries ont encore assez peu suscité l’intérêt des historiens. Ce livre, issu d’un cycle de conférences tenues à l’université de Genève en 2016, contribue à corriger le tir, en livrant le regard de plusieurs chercheurs sur diverses séries historiques.

 

Une Histoire plurielle et nationale

Quatre modalités principales de traitement de l’Histoire sont déclinées par les studios. La représentation de figures historiques (Marco Polo, Elisabeth II, Pablo Escobar…) est la plus courante. On trouve ensuite la représentation d’une société donnée, mais peuplée de personnages entièrement fictifs, comme Downton Abbey qui décrit l’aristocratie et la domesticité britanniques de la Belle Époque. L’Histoire peut enfin être mise en fiction, par des dystopies (Westworld, The Handmaid’s Tale) ou des uchronies : The Man in The High Castle évoque par exemple les États-Unis occupés par l’Allemagne nazie et le Japon après une Seconde Guerre mondiale dont l’issue aurait été différente.

Deux périodes historiques en particulier se taillent la part du lion : le Moyen Âge et la première moitié du XXe siècle. Ce constat général n’ignore pas certaines inflexions culturelles significatives. Les Espagnols privilégient ainsi les XVe et XVIe siècles (Isabel, Carlos Rey Emperador), alors que les Britanniques préfèrent le XIXe siècle, quand le soleil ne se couchait jamais sur l’empire (Victoria, Jonathan Strange & Mr. Norrell). Les séries, on le voit, peuvent aussi participer à l’écriture d’un roman national.

 

Reconstituer le passé

Après une introduction rédigée par Thalia Brero et Sébastien Farré, qui contextualise à partir d’un large corpus cette mise en série de l’Histoire, le lecteur trouvera dans l’ouvrage cinq monographies détaillées, sur Kaamelott, Vikings, Les Tudors, The Knick et Masters of Sex, recouvrant une période qui va du haut Moyen Âge à la guerre froide. Chaque série fait l’objet d’une contribution particulière, mais on peut en dégager des questionnements communs, qui soulignent la cohérence de la réflexion développée dans ce livre. La question des modalités de reconstitution du passé, notamment, est récurrente. Sur quelles sources s’appuient les scénaristes et les metteurs en scène pour recréer la Scandinavie du VIIIe siècle, la société curiale d’Henri VIII ou la ville de New York au début du vingtième siècle ? Sarah Olivier nous apprend ainsi que, même une série aussi potache que Kaamelott mobilise largement la littérature arthurienne et l’historiographie antique et médiévale. Dans The Knick, étudié par Alexandre Wenger et Philip Rieder, pour reconstituer les salles d’hôpital des débuts du XXe siècle, Steven Soderbergh a puisé aussi bien dans des sources manuscrites que dans des cartes postales d’époque.

Cela n’empêche pas les historiens de manifester parfois un légitime scepticisme devant certaines reconstitutions. Nicolas Meylan évoque l’exemple de Vikings. Ses créateurs, sans doute confrontés à la relative rareté des sources disponibles sur la période concernée, ont privilégié la création d’une imagerie fondée sur des mythes scandinaves et des documents tardifs : par exemple, la spectaculaire séquence du sacrifice humain au Temple d’Uppsala (fin de la saison 1) a été nourrie de la chronique d’un chrétien, Adam de Brème, datant de la fin du XIe siècle, et donc bien postérieure aux faits évoqués – en plus d’abonder en clichés antipaïens, dans une démarche habituelle à l’hagiographie chrétienne. Pour atténuer le caractère gore de la cérémonie, les réalisateurs, Ciaran Donnelly, Ken Girotti et Johan Renck, ont d’ailleurs dû mobiliser la grammaire cinématographique : sacrifice réalisé hors champ, emploi d’une musique consonante malgré la dimension sanglante de l’événement… Cet exemple montre que les sources consultées peuvent être à l’origine de la production, dans les séries, de discours visuels allant plutôt à l’encontre des connaissances historiennes. Ce qu’offre la série, c’est donc une reconstitution du Moyen Âge scandinave hors-sol, décontextualisée, une histoire mythique délibérément située hors de l’Histoire.

 

Des anachronismes assumés

Si l’anachronisme constitue le risque permanent de toute reconstitution historique, les différentes contributions ne se limitent pas à leur repérage. Car il est bien connu que les historiens ont rarement une grande influence sur les reconstitutions audiovisuelles du passé (au cinéma comme dans les séries). Cela est en accord avec les attentes des spectateurs, qui ne s’attendent pas à visionner un documentaire pédagogique mais un spectacle riche en péripéties aisément assimilables selon les critères contemporains, et avec celles des producteurs, qui investissent beaucoup et qui, pour rentrer dans leurs frais, parient plus volontiers sur le divertissement que sur un didactisme souvent jugé pesant. Certains showrunners comme Michael Hirst (Vikings, Les Tudors) vont d’ailleurs jusqu’à assumer que l’interprétation des historiens n’a pas à faire spécialement autorité dans leur travail, tout étant, dans les séries audiovisuelles, question de vision et d’interprétation.

Dans ce cadre, l’anachronisme acquiert un autre statut que celui d’un gag potache ou d’une recherche trop hâtive menée par un assistant de production. Au contraire, les effets de temporalité dominent. Les Vikings de la série éponyme ressemblent à des hipsters contemporains et sont tatoués comme des rockers. Un épisode des Tudors, série analysée par Nicolas Fornerod et Daniela Solfaroli Camillocci, censé se dérouler en 1535, montre la coupole de la basilique Saint Pierre de Rome, achevée en 1626. L’erreur est assumée, car elle s’inscrit dans un code spectaculaire jugé prioritaire sur la vérité historique : il s’agit de permettre au public du XXIe siècle de reconnaître un lieu (Rome) à travers une image qui lui est familière.

De même, Les Tudors mettent en scène, sous les traits du comédien Jonathan Rhys-Meyers, un roi jeune, avec un corps mince et musclé, érotisé selon les critères dominants des fictions audiovisuelles contemporaines, qui ne ressemble pas franchement à l’Henri VIII portraituré en son temps par Holbein le Jeune. Cette représentation a d’ailleurs nourri une vive polémique. Cette focale placée sur le sex-appeal du souverain apparaît toutefois sur ce plan conforme aux témoignages contemporains. Considéré à son avènement comme le plus bel homme de la chrétienté, le souverain n’a pas toujours été vieux et obèse. La série offre donc un conflit de représentations, opposant sa vision à celles héritées de l’historiographie et du cinéma.

 

Une Histoire à problématiser

Même s’il est admis que l’efficacité narrative primera toujours sur l’historicité, les séries peuvent toutefois s’inscrire avec profit dans certains débats historiographiques. Cette contextualisation permet d’ailleurs de (mieux) comprendre les choix narratifs des studios. Les Tudors offrent par exemple un discours rénové sur le rôle d’Henri VIII dans la construction d’un État monarchique moderne. La série s’éloigne en cela de l’historiographie traditionnelle qui présente le roi comme un tyran ou un prototype de serial killer.

Quant au sujet de The Knick, il ne se résume pas à la transformation d’une médecine routinière et limitée en une science efficace et audacieuse. Cette production mobilise l’imaginaire américain en représentant les chirurgiens comme des cow-boys en blouse blanche, engagés dans la conquête d’une nouvelle frontière. Cette quête est également représentée dans Masters of Sex qu’analyse Delphine Gardey.

Centrée sur la vie des sexologues américains William Masters et Virginia Johnson, la série s’attache à montrer comment un fait de science devient un fait de société. Leur recherche de l’isonomie devant l’orgasme et d’une sexualité déconnectée de sa dimension reproductive ne se contente pas de questionner les habitudes du milieu médical, elle remet aussi en question le modèle dominant de la société américaine des années 50, fondée sur l’image passive de la femme au foyer. Cela permet à la série de s’emparer d’un sujet historique pour susciter une réflexion sur les normes de genre à portée tout à fait contemporaine.

 

En conclusion

Les séries confrontent l’historien à un ensemble de paradoxes. Minutieusement documentées, elles comportent de nombreux anachronismes plus ou moins volontaires et désignés comme tels. De diffusion mondiale, elles contribuent à réécrire ou reconduire certains romans nationaux. C’est aussi le statut de l’Histoire qui est questionné : celle-ci ne risque-t-elle pas de se trouver réduite à un prétexte pour le tout-puissant divertissement ? En tout état de cause, un des intérêts de The Historians est de montrer, de manière pratique, ce que des chercheurs peuvent dire au sujet de ces séries. Contextualiser, confronter les représentations, interroger l’historiographie, sont au cœur de nos pratiques. En cela, les séries – comme Marc Ferro l'avait montré en son temps pour le cinéma – relèvent bel et bien du territoire de l’historien.