Peu connu du grand public, Gérard Lebrun a ouvert nouvelles perspectives à l’histoire de la philosophie en lisant les œuvres comme jamais achevées et toujours ouvertes à de nouvelles lectures.

Gérard Lebrun philosophe est un livre collectif dont l’objet ne se réduit pas à l’auteur désigné par son titre : à partir de diverses entrées dans son œuvre, ce livre propose en réalité une réflexion d’ensemble sur l’histoire de la philosophie. Cette histoire n’est pas le mémorial des hauts faits de la réflexion, commémorant l’acte de naissance de concepts figés dans la narration du discours qui les porta. Une véritable histoire de la philosophie doit être vivante et non un cimetière. Si l’universalité d’une réflexion porte en elle les déterminations de l’époque qui la vit surgir, le moment actuel de sa lecture est gros d’un renouveau des enjeux qui relient une pensée ancienne à des questions qu’elle n’avait pas en vue.

Plusieurs fils sont tirés des œuvres de Gérard Lebrun, principalement consacrées à la grande philosophie allemande   . Ils ne laissent aucun doute sur l’intérêt de lire aujourd’hui ce professeur de philosophie qui, par ses lectures attentives, a rectifié un certain nombre de contresens sur les œuvres les plus régulièrement convoquées de l’histoire de la pensée. Où l’on apprend par exemple à se détourner de l’héritage hégélien de Marx pour mieux mesurer l’héritage que celui-ci a reçu de Kant.

 

Le parcours phénoménologique de Gérard Lebrun

Au fil de la lecture, on croise bien-sûr de nombreux philosophes qui ne cessent de se lire dans des temps différents. De la lecture de Hegel à celle d’Althusser ou à celle de Nietzsche, en passant par Kant, Spinoza, Leibniz, pour n’en citer que quelques-uns, le livre rassemble en son sein diverses périodes et des questionnements propres à chacune d’entre elles. Le risque est grand alors de se perdre dans les méandres des textes et des œuvres, de ces multiples rencontres, et de n’y trouver aucune unité. Pourtant ce travail collectif sur Gérard Lebrun n’est ni un puzzle aux pièces errantes, ni un kaléidoscope. « On peut éprouver un sentiment de vertige en découvrant cet enchevêtrement mouvant de penseurs, ce déconcertant emboîtement de poupées gigognes où tel philosophe est tantôt inclus, incluant, tantôt dominé, tantôt dominant » écrit Juliette Simon   . La cohésion du livre tient à ce que chaque philosophe convoqué est comme une figure de la construction de la réflexion de Gérard Lebrun : chacune fait écho à sa perspective phénoménologique, qui en retour le protège de se faire l’héritier de Kant, de Hegel, ou de Nietzsche. L’ouvrage collectif peut ainsi être lu comme une phénoménologie de l’esprit, celle de Gérard Lebrun, montrant la fertilité de l’analyse de Hegel. La généalogie de Nietzsche n’est toutefois pas bien loin, conduisant à une relecture de Hegel. Mais en se rapprochant de Nietzsche, les figures hégéliennes se voient ramenées à un jeu de représentations finalement inertes dont il faut se séparer.

 

De la phénoménologie de l’esprit à son déplacement

C’est là le pari qu’assument Gérard Lebrun et ses commentateurs : il s’agit en quelque sorte d’embarquer, au risque de n’accoster nulle part. Renoncer aux représentations qui font obstacle à la réflexion, tenir à l’écart la tentation de se positionner comme un sujet « face à » ou « contre » x – attitude induisant une totale extériorité de la pensée au monde. Comme l’écrit Pierre Macherey citant Gérard Lebrun à propos de Hegel, « à quoi bon lire un philosophe si l’on refuse a priori d’entrer dans son jeu ? »   . Le parti-pris de cet ouvrage est de suivre Gérard Lebrun comme il suivait les auteurs : en laissant de côté un faux rapport au temps, en renonçant au privilège de la « théorie » qui ne cesse jamais de nous renvoyer à la science, comme si le concept même de « théorie » échouait à se penser en dehors de son domaine d’application. Renoncer au langage de la théorie, telle est peut-être une des raisons qui conduira Gérard Lebrun à lire Nietzsche, tout en restant avec Hegel, jouant sur ce qu’il y a de surprenant à les associer. Il y a en effet un penchant naturel à faire des associations par similitude   qui mène à une assimilation des philosophes entre eux, niant par là toute singularité de la pensée. Si la pensée est la même, alors on est loin de la philosophie. Comme dans la Phénoménologie de l’Esprit, il faut rompre avec le naturel trop spontané, ce qui ne signifie pas répéter Hegel.

Ce travail de commentaire explicite le sens du travail de Gérard Lebrun : il dégage une approche pour le lire, mais aussi pour lire aussi toute œuvre philosophique. Tout comme Hegel refuse de se tenir à l’extérieur de la pensée, Lebrun invite à plonger dans les œuvres selon une nécessité qui se combine au hasard. Gérard Lebrun a en effet consacré de nombreux ouvrages à l’histoire de la philosophie. Au-delà de ses lectures de Kant, Hegel, Nietzsche et Pascal, pour n’en citer que quelques-unes, sa réflexion invite tout historien de la philosophie à réfléchir sa pratique et à suivre la mobilité du texte, afin d’y trouver sa propre mesure.

Ce choix n’est pas anodin. Gérard Lebrun, par sa fréquentation des œuvres du passé, s’est toujours refusé à privilégier la théorie sur la pratique. Sa lecture de l’œuvre de Kant montre comment ce dernier donne congé à la théorie. Nulle théorie méthodique de l’histoire de la philosophie n’est dès lors établie par le philosophe. Refusant la fixation de la pensée dans des représentations localisables temporellement et spatialement, ayant pour effet de nier la fluidité de la pensée et surtout son inachèvement, il montre par son travail, le nécessaire retour sur soi de la pensée, produisant à chaque fois des figures inadéquates d’elle-même, et rejouant alors la partie. Mais ce retour n’est pas celui d’une conscience malheureuse. Les concepts sont pris à partie par d’autres concepts, d’autres langages tenus par des philosophes. La lecture dialectique s’associe à la généalogie. Et dans une même dynamique, l’ouvrage collectif sur Gérard Lebrun reprend pour son compte les intentions du philosophe, n’hésitant pas à jouer des dissonances, tirant ainsi quelques leçons de Kant :

« Pour Lebrun, il ne s’agirait pas d’une simple inconséquence ou contradiction de Kant, mais bien plutôt d’une dissonance entre deux motifs. A côté de l’injonction théorique intervient alors la pratique, dont la nécessité de limiter la raison scientifiste […] »   .

 

Le refus d’une lecture « édifiante »

Le refus de Hegel d’élaborer une pensée édifiante et dogmatique est ce que retient Gérard Lebrun pour son travail. Il s’agit de déambuler dans les mots du texte sans pour autant en faire une promenade exotique « à travers le bruit et le fureur ». Pour Gérard Lebrun, il s’agit de sortir d’un rapport hostile au monde qui est celui de la technique, écrit Marcio Suzuki   . Il ne faut pas chercher l’absolue maîtrise d’une extériorité, mais sortir de ce rapport objet/sujet qui isole la conscience dans son rapport au monde. Le projet est de se détacher de la démarche scientifique pour aborder celle de l’esthétique, au sens de jugement de goût, radicalement différente de la démarche hypothétique de la théorie. Il s’agit de se tenir à l’écart du monde des hypothèses, et de construire d’autres scénarios.

Il y a ainsi une singularité propre à chaque philosophe et à chaque lecteur qui n’a pour méthode que celle qui consiste à refuser une lecture dogmatique ou édifiante. L’histoire de la science ne se déroule pas dans un temps chronologique et spatial. Canguilhem insistait dans ses travaux sur « les normes de vérification » au sein de chaque science. Les sciences sont des aventures contingentes portées par des noms singuliers : Galilée, Torricelli, Claude Bernard, etc. Il n’y a pas de science en général. La tâche est d’identifier les diverses sciences car c’est à l’intérieur des sciences que se produisent les révolutions scientifiques.

C’est d’ailleurs ce qu’écrivait Hegel : il s’agit d’éviter une lecture qui fixe dans une « finitisation mystifiante ». En d’autres termes, une œuvre n’est jamais achevée et de ce fait encore moins sa lecture. Le « savoir absolu » dont parle Hegel n’est en rien une prétention à détenir la vérité. Ce en quoi la démarche de Hegel est « révolutionnaire », c’est qu’il a révélé qu’il n’y a pas à chaque fois des philosophies nouvelles qu’il conviendrait de rectifier ou réfuter. Il s’agit bien plutôt de « déceler à travers elles les règles d’un jeu que tous les systèmes jouaient à leur insu »   , à savoir « une autre régulation du langage »   . D’être attentif seulement « à sa syntaxe interne de discours, sans lui prêter à l’avance des visées théoriques une fois pour toutes identifiables et classables »   .

Lire Hegel pour lui-même, sans grille de lecture préconçue, sans autre mesure que lui-même, c’est aussi lire Gérard Lebrun de cette façon, et plus largement tous les philosophes. Voilà une des raisons qui consiste à mettre en corrélation plusieurs analyses pour échapper à l’illusion d’une analyse faussement totalisante. C’est à une lecture en relation que nous invite ce travail, image en radicale opposition à l’idée de système. Gérard Lebrun écrivait à propos des auteurs classiques : « Je crois […] que le meilleur hommage que nous puissions rendre aux penseurs classiques est de les lire et de les comprendre tout en comprenant en même temps pourquoi, aujourd’hui, nous ne pouvons plus être ni aristotélicien, ni cartésien, ni kantien, ni marxiste, comme nous l’aurions été à l’époque où vivaient ces penseurs »   .

Philosopher c’est entrer dans un discours qui a sa logique et sa nécessité. S’il n’y a pas d’extériorité au discours sous peine de retomber dans les pièges de la représentation, on comprendra que le savoir absolu chez Hegel est pur processus, mouvement de l’esprit, mouvement de la pensée qui refuse de fixer dans une représentation étroite car déterminée. Le modèle esthétique pour ressaisir cette idée est celui de la sculpture de Rodin ou celle de Michel Ange   . Parfaire n’est possible que s’il y a de l’inachevé. Ainsi implose le concept de limitation, de finitude. Il s’agit de laisser le travail de la pensée s’expliciter dans sa propre marche, celle de la vie. S’éclipse alors le fait de vérité. Comme le scientifique se situe à l’intérieur de la science, d’où il découvre une nouvelle perspective, la philosophie fait elle aussi des choix dans les singularités en présence de ce qui fait son histoire. C’est toute la leçon de Canguilhem.

 

Un temps du discontinu et du ralenti cinématographique

Chaque œuvre de Gérard Lebrun peut se lire comme un scénario, explique Juliette Simont   . Une œuvre philosophique ouvre sur divers questionnements : « Soit un réservoir de textes, de philosophes, de problèmes : quelle figure prend-il si, adoptant telle stratégie, on l’approfondit dans telle direction ? Une fois arrivé au bout du chemin ou de l’histoire, un autre scénario prend la relève »   . En recourant au langage du cinéma, la philosophie se libère du modèle hypothétique de la théorie scientifique. Le texte déploie un langage qui modifie sa signification selon ses rencontres, et à ce titre ne peut être lu comme un système clos. L’image cinématographique introduit à la question du hors-champ. Lire un auteur, c’est faire advenir dans le champ de la caméra une question, au prix de laisser d’autres questions en-dehors de son champ, pour un temps au moins.

La limite d’un ouvrage collectif est qu’il livre nécessairement une analyse fragmentée en une multiplicité d’essais individuels, personnels et particuliers, en s’efforçant de ne pas s’en tenir à une simple addition de « points de vue ». Nous aboutirions alors très vite à une collection de visions de l’œuvre, nous renvoyant à une vision du monde, autre nom de l’idéologie. La singularité des approches ne signifie pas leur radicale séparation, car il ne s’agit pas de classer. Tirer des fils de tous ces textes entrelacés permet de montrer comment Gérard Lebrun déstabilise l’ordre chronologique de l’histoire   . Il lui substitue une « géographie mentale »   où chaque interprétation est sans cesse reprise et actualisée, à l’image de l’éducation promue par Platon. Sortir de la caverne sombre, c’est se localiser ailleurs.

Philosopher, c’est ainsi habiter sans cesse d’autres lieux, ne jamais être localisable. Cela consiste ainsi à surprendre. Le projet de Gérard Lebrun est de rester à l’intérieur du langage pour enquêter sur les mots et leur histoire. Il s’agit de mettre à jour à travers quelle interprétation déterminée sont nommées les choses. Ainsi le passé nous constitue-t-il sans pour autant avoir une nécessité rationnelle. L’enquête philologique consistera à établir le parcours de ces mots qui nous font, et dont il faut apprendre à se méfier – un décor trop familier nous figeant souvent dans ses déterminations.

Sortons alors de la caverne. Emma Ingala Gomez le dit autrement : « La philosophie, ainsi ne peut pas être une accumulation de solutions toutes faites, mais une problématisation vive »