« Le fascisme ne fut pas la variante ensoleillée du national-socialisme mais un régime d’oppression et de terreur, fondé sur la violence ».

En 2003, Silvio Berlusconi affirmait que « Mussolini n’a jamais tué personne »   et s’inscrivait alors dans un processus de banalisation et de réhabilitation du fascisme à l’œuvre depuis les années 1990 en Italie. Nombreux ont été les penseurs du totalitarisme à nier ou à atténuer la dimension totalitaire du fascisme. Hannah Arendt le percevait davantage comme une dictature nationaliste, alors que Jacques Maritain y voyait plutôt un semi-totalitarisme. L’historien Renzo de Felice lui-même parlait, dans ses premiers travaux, d’un totalitarisme de façade. Ce fut Emilio Gentile qui aborda le premier l’Italie comme un véritable laboratoire des régimes oppressifs.

Avec Totalitarisme fasciste, Marie-Anne Matard-Bonucci propose une synthèse ambitieuse, logiquement dédiée à Pierre Milza, sur le système fasciste. En raison du regard porté par une partie de la société italienne sur cette période, l’historienne doit rappeler que « le fascisme ne fut pas la variante ensoleillée du national-socialisme mais un régime d’oppression et de terreur, fondé sur la violence »   . En douze chapitres, elle souligne les aspects fondamentaux du régime tout en proposant des thèmes plus originaux, traitant par exemple du rire dans l’Italie mussolinienne. Plus particulièrement, elle présente un questionnement renouvelé et ambitieux sur l’antisémitisme du régime, ou sur la dimension impériale du projet fasciste.

 

Une société sous contrôle

Comme l’action l’emporta au départ sur l’idéologie, le fascisme mit du temps à émerger en tant que système de pensée. Dans ce processus, la Grande Guerre constitua autant une source d’inspiration qu’un moment de régénérescence dans une Italie jugée en décadence. Il fallut attendre 1928-1929 pour qu’un véritable corps doctrinal soit proposé. Si Mussolini demeurait une référence constante et justifiait ses inspirations par ses lectures de Nietzsche, sur l’Empire romain et surtout de Machiavel, ce fut véritablement Giovanni Gentile qui pensa l’essence du fascisme. Il parvint à élaborer une habile synthèse entre ses propres orientations philosophiques et les conceptions politiques du dictateur.

La réforme fasciste s’appliqua à tous les pans de la société, en commençant par l’imposition d’une « novlangue » – d’une langue conforme à l’idéologie du régime. Marie-Anne Matard-Bonucci explique ainsi avec brio comment fut interdit le pronom « Lei » (« Elle »), équivalent à la troisième personne du singulier de notre vouvoiement, ce qui entraîna des situations cocasses au cours desquelles les Italiens devaient opter pour le tutoiement ou le vouvoiement. En 1931, l’utilisation des dialectes par les journalistes fut également prohibée. Le chapitre consacré au rire dans le régime fasciste rappelle encore que les seuls portraits du Duce souriant étaient réservés aux enfants, alors que l’ensemble des publications humoristiques furent proscrites. Il s’ensuivit une chasse aux double-sens et aux allusions frôlant le ridicule.

 

La violence intrinsèque au fascisme

La violence apparaissait autant comme un moyen que comme une fin du fascisme. Plongeant ses origines dans l’ombre portée de la Grande Guerre, elle se maintint avec le meurtre ciblé d’opposants politiques et la répression des grèves agricoles. Elle atteignit son acmé avec les camps de concentration, à l’image de celui de Danane en Somalie et des villages rasés en Éthiopie. Ce seuil de violence fut à nouveau atteint en Yougoslavie en 1941, quand des villages furent incendiés et des familles fusillées en cas d’absence du mari. Au cours des 600 jours de Saló, qui firent suite à la chute de Mussolini, la guerre civile déploya cette brutalité entre les Italiens eux-mêmes. L’occupation de Rome entraîna 23 120 morts, dont les responsables furent souvent nazis, mais dont certains étaient aussi des Italiens. Pour Marie-Anne Matard-Bonucci, si la violence accoucha de l’histoire dans le marxisme, elle incarnait l’histoire pour le fascisme.

La comparaison avec les autres régimes totalitaires de l’époque aurait pu être plus poussée. Si la violence fut constante en Italie, elle n’a pas atteint la mesure paroxystique de la terreur soviétique, ni le bilan macabre de l’URSS et du IIIe Reich. En revanche, les massacres, l’utilisation du gaz et les déportations dans les camps de Libye, d’Érythrée, d’Éthiopie et de Somalie ne sont pas sans rappeler les pratiques soviétiques et nazies. La mise en scène sous forme de « chasse » de la traque des chefs de rébellion   aurait aussi pu être accentuée dans la lignée des travaux de Christian Ingrao   .

 

Entre idéologie et pragmatisme, le virage antisémite

C’est sur la révolution anthropologique voulue par le régime qu’Anne Matard-Bonucci est la plus précise et la plus novatrice. Cette révolution reposait sur deux volets : la violence coloniale et l’antisémitisme. Anne Matard-Bonucci y a déjà consacré plusieurs travaux. En Italie, l’antisémitisme a revêtu des formes très différentes de celles qu’il a connu en Allemagne et même en France. L’historien Léon Poliakov a minimisé l’impact des lois raciales dans la péninsule tandis qu’Hannah Arendt a affirmé que le fascisme n’avait pas été antisémite. Tout comme Renzo de Felice en 1961, elle insistait sur l’influence allemande dans la décision d’exclure les Juifs. Il a fallu attendre les cinquante ans des lois raciales de 1938 pour voir la parution de travaux pleinement consacrés à cette question, dont ceux de Michele Sarfatti. Pour ce dernier, l’antisémitisme fasciste apparaît davantage comme une évolution interne au fascisme que comme une conséquence des nouveaux liens avec le régime hitlérien. À la différence de Renzo de Felice, Michele Sarfatti insiste également sur la continuité entre le racisme colonial et l’antisémitisme d’État. Les guerres coloniales furent en effet un laboratoire d’expériences. Marie-Anne Matard-Bonucci ajoute à juste titre qu’après les guerres d’Éthiopie et d’Espagne, les lois de 1938 ont permis de remobiliser un fascisme alors en phase de stagnation.

À la différence de ce qui s’est produit dans l’espace nazi, les lois de 1938 ne furent précédées d’aucune discrimination envers les Juifs, malgré les prescriptions des penseurs antisémites du régime tels que le philosophe Julius Evola. De même au lendemain de ces lois, l’Italie manquait encore d’une véritable culture antisémite. En quelques semaines, ce retard fut rattrapé par une intense production iconographique contre les Juifs. Mussolini réinventa ici la figure de l’ennemi dans un processus découlant à la fois de l’influence allemande et de l’évolution du fascisme recherchant alors un second souffle. Pour autant, le régime ne fit pas appel aux violences contre les Juifs : il s’agissait avant tout de « déjudaïser » la culture italienne. Finalement, si Marie-Anne Matard-Bonucci souligne les nombreux points communs qui relient le racisme et l’antisémitisme italiens, la violence pratiquée dans la péninsule est restée incommensurable avec celle qu’ont connue les colonies.

 

Le fascisme en situation coloniale

C’est sur la politique coloniale italienne que Totalitarisme fasciste apporte les développements les plus marquants. S’inspirant en partie des récents travaux de Nicola Labanca, Marie-Anne Matard-Bonucci déplore le manque de parallèles établis dans les études sur le régime fasciste entre la politique mussolinienne et son entreprise coloniale – ce qui s’explique notamment par le fait que les spécialistes de l’Empire ne sont souvent pas les mêmes que les historiens du fascisme. Dès l’annonce de la conquête de l’Éthiopie, cette guerre fut présentée comme une victoire de la justice sur la barbarie. Pour autant, au même moment, les colonialismes britannique et français connaissaient de profondes inflexions. Marie-Anne Matard-Bonucci parle ici d’une « guerre d’expansion menée à contretemps de l’histoire »   . Aucun des autres régimes totalitaires ne mena une telle opération outre-mer. Les 330 000 soldats italiens envoyés, ainsi que les 350 avions et 250 chars, témoignaient de la brutalité de cette guerre.

Les terres conquises ont été présentées comme un Eldorado permettant aux Italiens les plus modestes d’accéder à la propriété foncière et de côtoyer des femmes dont était vantée la beauté légendaire. C’est sur ce point que s’opéra le virage profondément raciste du régime. Jusqu’en 1936, les Italiens y vivaient en concubinage avec des femmes autochtones. En Érythrée, sur les 3 500 Italiens présents, un tiers étaient des métis car ces derniers pouvaient obtenir la nationalité italienne. Or en 1936 s’opéra une vive brutalisation du colonialisme fasciste, illustrée par la bataille de la race. Il existait sans doute une grande différence entre les ordres venus de Rome et leur application à l’échelon local – différence qu’il reste à approfondir. Mais 1936 marque dans tous les cas un tournant majeur : si les Italiens pouvaient continuer à satisfaire leurs besoins sexuels avec les femmes vivant sur place, les unions étaient désormais proscrites. L’Italie mit donc en place avec rapidité et radicalité un racisme biologique fondé sur la pureté du sang qui n’existait pas dans de telles proportions quelques années auparavant.

En somme, pas plus qu’il ne saurait être assimilé ou opposé aux totalitarismes soviétique ou nazi, le fascisme italien n’a pas eu de nature stable d’un bout à l’autre de son histoire. C’est sans doute ce qui fonde, à son endroit, une tolérance durable mais non moins mensongère.

 

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Notre entretien avec Marie-Anne Matard-Bonucci, à propos de Totalitarisme fasciste, propos recueillis par Anthony Guyon