Le sinologue et philosophe Jean-François Billeter revient sur l'idée, défendue par son confrère François Jullien, d'une Chine radicalement différente de l'Occident.

Depuis plusieurs décennies, la place de la Chine sur la scène internationale s’accroît fortement, au point que pour de nombreux observateurs, la question de sa prépondérance mondiale n’est plus une question en « si ? » mais en « quand ? ». Cette évolution impose de se pencher sérieusement sur le modèle sociopolitique chinois. A ce titre, Jean-François Billeter apparaît comme l’un des guides les plus qualifiés pour nous aider à le parcourir. Sinologue, professeur à l’Université de Genève jusqu’en 1999, il a publié depuis le mitan des années 2000 une douzaine d’essais aux éditions Allia, principalement sur la Chine, la philosophie et la traduction. A la croisée de ces différents centres d’intérêt, la réédition augmentée de son Contre François Jullien est l’occasion d’en apprendre plus sur la genèse du modèle chinois et sur ses liens historique avec le pouvoir.

 

Une prétendue altérité chinoise

Contre François Jullien date de 2006 et a contribué à la notoriété de Jean-François Billeter auprès d'un public plus large que celui des seuls spécialistes des études chinoises. D’emblée, Billeter souhaite qu’on lui pardonne son titre accrocheur. Ce dernier n’est motivé que par la reconnaissance dont jouit le philosophe François Jullien. Considérant que son « influence » consécutive est « en grande partie néfaste », Billeter estime nécessaire de réfuter certaines des conceptions de Jullien les plus dommageables pour la connaissance de la Chine en Occident.

Billeter s’inscrit tout d’abord en faux contre « l’idée que la Chine est un monde complètement différent du nôtre, voire opposé au nôtre. » Il revient de façon ante-chronologique sur la genèse de ce « mythe » auquel auront contribué entre autres Victor Segalen – avec son exotisme imaginaire –, le sociologue Marcel Granet – avec l’idée d’une singularité chinoise – ou encore Pierre Ryckmans (alias Simon Leys) pour qui la Chine constitue « l’autre pôle de l’expérience humaine »   . Ces propagateurs contemporains ne font que reprendre une conception déjà en vogue au XVIIIe siècle, puisque Voltaire et plusieurs philosophes des Lumières firent de la Chine l’opposé de l’absolutisme de l’Ancien Régime. En cela, François Jullien se contente de réactiver un mythe bien français, dont le sous-bassement politique expliquerait d’ailleurs le succès de sa pensée. En effet, Billeter considère qu’il existe un parallèle entre cette image de la Chine et le « mandarinat laïc » né sous la IIIe République. Pourtant, ironiquement, cette vision voltairienne de la Chine est largement issue de celle créée par ses ennemis : les Jésuites, alliés de l’Empire chinois.

La « naissance de l'Empire » chinois est à la source de cette vision transmise à travers les siècles et les continents. L’Empire aurait instrumentalisé la culture afin de faire coïncider ordre impérial et ordre naturel. Ce que nous avons coutume d’appeler « civilisation chinoise », ou parfois « confucianisme », serait donc d’origine idéologique. Fondé sur l’observance d’une stricte hiérarchie sociale, l’acceptation de la domination et l’absence de réelle alternative, ce modèle a pourtant fait l’objet de débats en Chine tout au long du XXe siècle : entre rejet pur et simple, critique de sa genèse, adaptation de certains de ses traits au modèle occidental, désirs de conservation et de retour aux sources. Les incidences politiques de ce questionnement se retrouvent dans les débats relatifs aux « libertés politiques et [à] la démocratie », ou à la place accordée à l’individu en Chine.

Selon Billeter, Jullien s’inscrit dans un courant comparatiste opposant la Chine à l’Occident, en vertu du principe qu’un détour par ce pays nous permettra de mieux nous comprendre. Partant, il construit une Chine imaginaire autour de son propre discours et ignore les différences existantes au sein de la tradition philosophique européenne, comme entre les écoles allemande, anglaise, écossaise ou française. Ainsi « la conséquence la plus grave de la démarche des intellectuels comparatistes est la suivante. Dans leur souci de construire deux histoires parallèles formant le pendant l’une de l’autre, ils négligent tout ce qu’il y a de discontinu, de contradictoire ou d’inachevé, bref de problématique de part et d’autre. » De surcroît, dans son entreprise, Jullien ne prend guère en compte « l’histoire » et ne livre pas de réelle « critique » de la pensée étudiée. Il contribue même à propager « l’illusion de pouvoir faire rapidement le tour de cette Chine. […] Les conséquences sont fâcheuses. Beaucoup de ses lecteurs s’enferment dans une sorte d’ignorance prétentieuse qui rend impossible un éventuel dialogue avec des citoyens chinois. », confortant parallèlement les discours du pouvoir chinois.

 

Sinologue ou philosophe ?

A ces critiques, François Jullien aurait l’habitude de répondre qu’« il ne se considère pas comme sinologue, mais comme philosophe qui se sert de la Chine comme d’une “commodité théorique” pour nous amener à considérer du dehors notre propre univers intellectuel ». Or, toujours selon Billeter, il paraît difficile d'accorder à Jullien la capacité à nous décentrer réellement à cause de son utilisation défectueuse des auteurs chinois et de leurs textes. Leurs citations souffrent systématiquement d’un manque de contextualisation dommageable à leur bonne compréhension. Jullien privilégie symptomatiquement les « notions », dont Billeter conteste les choix de traduction. A ce propos, il parle d’un « effet d’étrangeté artificielle » : « C’est ainsi que l’exotisme naît bien souvent, chez François Jullien et chez les sinologues en général, d’un choix de traduction contestable. » Là encore, Jullien ignore les « possibilités » qui s’ouvrent à lui et empêche de facto la comparaison et la saisie de la vraie différence, puisqu’elle est postulée d’emblée et se retrouve dans le langage retenu.

Enfin, Jullien considérerait que « la "pensée chinoise" serait une pensée de "l’immanence" parce qu’elle n’éprouve pas le besoin de se poser quoi que ce soit d’extérieur à la réalité dans laquelle l’homme évolue et agit. » Si, pour Billeter, ce parti-pris a initialement inspiré à Jullien des « analyses justes, parfois profondes », l’absence de « critique de cette pensée » s’est transformée en impasse qu’il n’a pas quittée depuis. Jullien n’aurait pas su voir en quoi cette vision du monde est largement tributaire et intiment liée à l’idéologie impériale évoquée par Billeter : « Si la question des fins ne peut être posée dans un tel monde, c’est qu’il obéit tout entier à une finalité qui ne doit pas être remise en question : le pouvoir. » Par ailleurs, « A force de faire l’éloge de cette pensée captive qui ne s’applique qu’aux moyens, aux méthodes et aux manœuvres, et qui est donc avant tout soucieuse d’efficacité, François Jullien s’est peu à peu découvert des affinités avec les hommes d’affaires » en raison des liens existants entre la « lutte pour le pouvoir d’un côté, la recherche du profit de l’autre » et l’absence d’une interrogation sur « la véritable question des fins ». Finalement, l’opposition entre Occident et Chine avancée par Jullien ne serait pas pertinente puisqu’elle recouvre celle séparant le despotisme de la démocratie qui traverse de fait ces deux espaces géographiques. Jullien serait ainsi aveugle face au combat de certains Chinois pour la liberté.

Pour sa part, Billeter propose « de poser d’emblée l’unité foncière de l’expérience humaine, de chercher à comprendre à partir de là le texte qu’on a sous les yeux et de rendre ensuite le plus naturellement possible en français ce que le texte dit », ce qui permettrait de mettre « alors simultanément en évidence ce que l’expérience chinoise et la nôtre ont en commun et ce qu’elles ont de différent. »

L’essai originel de Billeter s’accompagne dans cette édition augmentée de plusieurs annexes, dont un compte rendu du Houai-Nan-Tseu publié dans la Bibliothèque de la Pléiade : Billeter fait aux directeurs de sa publication les mêmes griefs qu’il fait à Jullien, en leur reprochant leur parti pris d’une altérité chinoise ainsi que certains de leurs choix de traduction. Ces annexes comprennent aussi des extraits de l’autobiographie d’un dissident chinois des XVI et XVIIe siècles (Li Tcheu, Regard ému sur ma vie), qui montre déjà une contestation individualiste du modèle impérial. Billeter joint encore la recension d’un ouvrage collectif en défense de François Jullien, publié en réaction au livre de Billeter. A cette occasion, Billeter explicite certains des arguments déjà avancés dans son essai : « Ce que je reproche à François Jullien, c’est de s’être paré de l’autorité du [sinologue] pour accréditer un certain discours sur la Chine et de se retrancher derrière les droits imprescriptibles du philosophe quand ce discours est contesté. » De son côté, Jean-François Billeter combine les qualités du sinologue et du philosophe auquel il sait ajouter celles de l’historien soucieux du contexte mais également de restituer complexité et évolutivité à des pensées incarnées