Les magazines commencent à reprendre leur maronnier de l'été : les régimes. Et au Moyen Âge ? Les hommes et les femmes faisaient régime bien différemment...

Revoilà le printemps : la saison des premiers rayons de soleil, des projets de vacances et… des recettes de régime dans les magazines. Il y a encore quelques années, on aurait dit les « magazines féminins ». Mais depuis les années 2010, Messieurs, vous êtes comblés : vous avez aussi vos pages « perdez 5 kg avant l’été » rien que pour vous, toujours en subtilité et en nuance. Spéciale dédicace à GQ

Est-ce que tous ces régimes sont un délire de notre société ? En un sens oui, mais ils sont loin d’être une invention : dès le Moyen Âge on pratiquait des régimes. Simplement, on s’y prenait très différemment.

 

Les régimes médiévaux : une affaire médicale

 

Les régimes envahissent la littérature médiévale à un moment bien précis : au XIIIe siècle. Ce n’est pas que l’on ait ignoré l’importance de l’alimentation auparavant. Mais au XIIIe siècle se diffusent des idées et des textes, notamment ceux que l’on a traduit de l’arabe dans le contexte de l’école de médecine de Salerne, dans le sud de l’Italie, où enseignent depuis environ deux siècles de célèbres docteur-e-s. Ces textes proviennent en partie d’un corpus médical antique, dont les auteurs les plus connus sont Aristote ou Galien. Ils s’inscrivent donc dans un courant de pensée ancien, qui lie intimement médecine et alimentation. Voilà pourquoi, au Moyen Âge comme dans l’Antiquité, on ne fait pas un régime pour perdre une taille de ventre, mais pour rester en bonne santé. Mais attention, ça ne veut pas dire qu’on peut oublier toute discipline !

Les textes scientifiques qui se diffusent à l’époque sont tous unanimes : l’alimentation est une manière de conserver un équilibre corporel. Or cet équilibre repose sur un savant mélange de… seulement quatre propriétés : le chaud, le froid, le sec et l’humide. C’est ce que l’on appelle la théorie des humeurs. Pour le dire vite, on est en bonne santé quand ces quatre éléments sont bien équilibrés.

Les aliments sont donc listés en fonction de leur nature. Ainsi les fruits crus sont considérés généralement comme froids et humides, et il faut parfois les limiter. (On est donc loin du « cinq fruits et légumes par jour ».) Comme les poissons d’ailleurs, humides parce qu’ils vivent sous l’eau, et généralement tout aussi froids. Quant à la viande, elle est considérée comme chaude, mais avec d’infinies variations. Le gibier, celui qu’on chasse, sera ainsi plus sec que les animaux d’élevage, qui ne bénéficient pas du même exercice physique. Bref, manger bien, c’est avant tout bien maîtriser les propriétés de ce que l’on mange. À ce rythme, on comprend que les papes, les empereurs et les princes aient eu besoin d’un médecin pour se mettre au régime…

 

Manger, bouger (dormir) : l’affaire d’une vie

 

En effet, l’alimentation ne suffit pas pour maintenir cet équilibre. Elle s’insère dans toute une discipline de vie qui prend en compte les différentes activités : l’exercice physique, le sommeil et la veille, parfois aussi l’activité sexuelle (moins pour les papes en théorie). Bref, pas de régime à la légère, et surtout pas de régime standard : il s’agit simplement d’adopter un mode de vie qui permette de ne jamais tomber malade. D’ailleurs, on parle à l’époque de regimen sanitatis : du régime de santé… et donc pas de simples diètes temporaires. C’est un effort constant, qui s’inscrit dans le cadre d’une médecine préventive.

Ces régimes de santé s’adaptent d’ailleurs en fonction des individus. Il y a des règles générales : les femmes sont dites froides et humides, par rapport aux hommes chauds et secs ; ou alors les jeunes chauds et humides par rapport aux vieux froids et secs. Mais au-delà de ces règles, chaque individu doit rechercher son propre équilibre. Ce savoir se diffusera au XIVe et XVe siècles au-delà des cours princières, sous la forme de conseils adaptés et parfois simplifiés. Il n’empêche, on attend beaucoup de son alimentation.

Certains médecins y cherchent même des moyens de retarder le vieillissement et de prolonger la vie (en restant chauds et humides, parce que ce sont les caractéristiques des jeunes selon la théorie des humeurs : vous suivez la logique ?). En plus des conseils alimentaires, ils adoptent aussi des pratiques apparentées à l’alchimie, qui est alors une forme de science. Sauf qu’au lieu d’avaler des pilules contre le vieillissement comme nous, les plus riches ‒ à commencer par les papes et leur entourage ‒ consomment plus volontiers de l’or dilué…. Comme quoi, chaque époque a ses excès. Simplement, les médiévaux ne l’auraient pas fait pour perdre des bourrelets…

 

Les régimes et la faim

 

Alors est-ce que le Moyen Âge n’a vraiment pas connu la diète ? Si, mais pas pour des raisons de santé : pour servir la morale religieuse. Dans une religion qui considère la gloutonnerie comme un des sept péchés capitaux, le jeûne est extrêmement valorisé. Pratiqué notamment par certains clercs, il est aussi respecté par des laïcs en quête de pénitence. Parfois jusqu’à l’extrême. Au XIIIe et XIVe siècles les « mystiques », des femmes appelées ainsi car elles souhaitent atteindre une expérience plus personnelle et sensorielle de Dieu, se lancent dans des jeûnes si stricts qu’ils sont considérés par l’institution comme des miracles… ou alors condamnés pour leur extrémisme. Certaines deviennent végétaliennes, certaines ne se nourrissent plus que d’hostie, et certaines, enfin, meurent littéralement d’inanition, comme Catherine de Sienne. Au point que les historiens ont forgé pour les désigner le terme de « saintes anorexiques ». Mais il s’agit d’un phénomène limité dans le temps, marqué par le besoin d’une frange féminine de la population de se réapproprier la religion. Peut-être aussi de contrôler plus étroitement leur corps. Bref, une fois encore, l’alimentation dit beaucoup des tensions sociales de l’époque.

Le jeûne est donc bien considéré par les médiévaux comme une forme de privation. De même que la privation de sommeil ou d’activité sexuelle, il doit marquer le triomphe du spirituel sur le matériel. Mais ces pratiques empruntes de religion diffèrent des normes de santé.  Ces dernières prônent l’équilibre par la discipline et l’organisation de l’alimentation par la connaissance de son corps et des propriétés des aliments. Giacomo da Confianza le dit bien lorsque, au XVe siècle, il rappelle une série de règles de vie nécessaires à une bonne alimentation :

« Quand l’appétit pousse à manger, ne pas tarder à l’entendre et de fait, ne pas supporter la faim. Car comme le dit Avicenne […] Il convient en outre que personne ne mange si ce n’est après le désir [de manger], ni ne tarde à le faire lorsque le désir s’enflamme »

Bref la prochaine fois que vous passez devant une page de magazine spéciale régime, respirez un coup et pensez à Avicenne. C’est tellement bien dit qu’on peut arrêter de regarder notre ventre, et lui laisser le mot de la faim.

 

Pour aller plus loin :

- Danielle Jacquart, « La nourriture et le corps au Moyen Âge », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 13 spécial, 2006, p. 259-266.

- Marilyn Nicoud, Les régimes de santé au Moyen Âge : naissance et diffusion d’une écriture, Rome, École Française de Rome, 2007.

- Agostino Paravicini Bagliani, Le corps du pape, Paris, Seuil, 1997 [traduction de la version italienne, 1994]

À lire aussi sur Nonfiction :

- Catherine Kikuchi, « ACTUEL MOYEN ÂGE – Femmes de science »

- Sophie Dumas, « Qu'est-ce que la médecine ? »

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