Avec l’exposition Freeing Architecture, l’artiste japonais Junya Ishigami pense l’architecture dans un lieu hors d’elle-même.

Les destructions consécutives à la dernière guerre ont contraint le Japon à un effort de reconstruction sans précédent. Ni l’usage du béton à grande échelle, ni la marque des grands principes de l’architecture internationale ne sont absents de cette entreprise. Le Corbusier ou Frank Lloyd Wright eurent un rôle d’influenceurs non négligeables. Cependant à la fin des années 1980, on y assiste au développement d’un art architectural assez minimaliste, se détachant des héritages multiples de l’architecture et nous renvoyant plutôt à une recherche hors limites, dans une invitation à sortir des classifications établies.

 

Repenser l’architecture

Junya Ishigami, jeune architecte au travail récompensé à de nombreuses reprises, présente son travail à la Fondation Cartier jusqu’au 18 juin 2018 en le comparant à des paysages composés par la nature, à des nuages ou à des forêts. Son architecture se rattache à une poétique qui cherche paradoxalement à s’éloigner de la tradition et de l’héritage architectural. Comme on peut le lire à l’entrée de l’exposition, sa perspective revient à faire « comme si nous construisions des bâtiments dans un monde où il n’existait aucun concept architectural ». Au lieu de s’enraciner dans le sol, ses oeuvres s’en détachent par souci de légèreté, sans pourtant renoncer à l’habiter. Même sur le plan horizontal, le travail de Junya Ishigami crée un sentiment d’élévation. Si l’architecture est l’art d’élever des édifices, elle est ici une véritable poïétique se tenant à l’écart du poids des matériaux. La ligne suffit à évoquer l’essentiel. Junya Ishigami pense l’architecture selon une analogie avec la pierre qui se construit dans le temps par sédimentation et érosion. Elle témoigne d’un souci de disparition et d’oubli, à l’intérieur de la mémoire. Penser librement, comme il l’écrit encore, c’est se demander à qui s’adresse l’architecture, « dans un contexte où tous les éléments sont sur un pied d’égalité ».

Héritière de la tradition esthétique qui la classe en première position des arts, l’architecture a pour caractéristique paradoxale d’avoir toujours emprunté aux autres arts et sciences, auxquels elle offre par ailleurs un cadre.

Ishigami s’inscrit dans le courant minimaliste de Toyo Ito et Kazuhio Séjima. Toyo Ito est parfois décrit comme un architecte de l'essentiel : il s'est toujours opposé à l'architecture monumentale, lui préférant la création d'espaces souples et malléables. De son passage chez l’architecte Kikutake, Ito retiendra l'imagination constructive. D'autres architectes de la génération précédente influenceront Toyo Ito. Parmi eux, Kazuo Shinohara, dont les espaces minimalistes et le traitement en blanc des intérieurs le marqueront fortement. La carrière d’architecte de Kazuhio Séjima a débuté avec les maisons Platform I et II (1988 et 1990). C’est en 1991 que son architecture, graphique et épurée, s’impose durablement avec le projet de grande ampleur Saishunkan Seiyaku Women’s Dormitory.

 

(Kazuhio Séjima – Saishunkan Seiyaku Women’s Dormitory.)

 

Le devenir du souvenir dans sa présence

Junya Ishigami conçoit l’environnement alentour comme une partie intégrante de chacun de ses projets, tel celui de La forêt à Tochigi au Japon : dans une prairie située à proximité immédiate du site de construction d’un hôtel, Junya Ishigami a imaginé un jardin. Avant d’être une prairie, cette vaste étendue a été une forêt puis une rizière, dont les vestiges de l’ancien système d’irrigation étaient encore visibles au lancement du projet. La présence d’un passé enfoui rend effective cette sédimentation, où le passé sert de fondement à l’œuvre.

 

(Junya Ishigami - La forêt à Tochigi au Japon .)

 

L’imagination créatrice ne part pas de rien. Pour ce jardin, Junya Ishigami a choisi de recréer une forêt en replantant les arbres qui ont été enlevés du site de construction de l’hôtel et dont les dimensions sont similaires à celles de la prairie. Parsemé d’une myriade d’étangs, ce jardin est une sorte de condensé des précédents états du site : les arbres sont réarrangés à la manière d’une forêt très dense, un tapis de mousse recouvre la terre comme dans le sous-bois d’autrefois, et l’ancienne vanne d’irrigation de la rizière est réactivée pour alimenter les étangs, où l’eau coule en continu à différents débits.

Le choix de la mousse – un mot qui a une multiplicité d’occurrences dans la langue japonaise – n’est pas hasardeux. Véronique Brindeau, dans Louange des mousses   , explique l’attachement des japonais à celle-ci. Différents des jardins secs, les « bonkei », ces « paysages en bassin » composés de mousse, se retrouvent sur les rouleaux peints du Kasuga Gongen   .

 

 

Ce paysage est proche de la thématique de l’origine du monde, associant paradoxalement au mythe poétique le langage de la rationalité technique. Paysage arboré, il signe aussi la rupture avec l’art chinois du bonzaï dont il prend le contrepied : occupation des lettrés chinois, l’art du bonzaï a toujours marqué la distinction sociale, ce que rejettent ici les œuvres monumentales de Junya Ishigami.

A l’inverse, les 8 villas in Dali, projet de complexe touristique, s’insèrent dans un paysage de pierre remanié par l’architecte. Intégrées comme piliers au toit en béton armé de 300 mètres de long, elles mêlent intérieur et extérieur. La présence du sable ouvre sur l’infini, estompant les contours, par un jeu de vide et de plein.

 

(Junya Ishigami - Les 8 villas in Dali.)


Le sens se trouve dans cet invisible blanc sableux nous rappelant Lointain intérieur d’Henri Michaux : « L'éducation des frissons n'est pas bien faite dans ce pays. Nous ignorons les vraies règles et quand l'événement apparaît, nous sommes prises au dépourvu.
C'est le Temps, bien sûr. (Est-il pareil chez vous ?) Il faudrait arriver plus tôt que lui…
((Extrait Lointain intérieur, « Je vous écris d’un pays lointain ».).

 

Retenir le temps qui passe

Cloud Arch , une autre création, est une gigantesque porte faisant office de nouveau monument urbain qui se dresse de part et d’autre de George Street, devant l’hôtel de ville de Sydney. Tel un grand nuage dessiné à main levée, cette arche d’une hauteur de 60 mètres forme une fine ligne blanche dans le ciel de Sydney, changeant de forme selon le point de vue. Lorsque le vent souffle, l’arche fluctue lentement.

 

(Junya Ishigami – Cloud Arch)

 

A l’inverse de ce monument urbain et public, où la poésie s’installe sur la ville, il y a d’autres créations de l’architecte qui donnent aux jardins leur envol, dans un présent qui conservé le passé de l’intime. Telle est House, un projet de maison pour les parents et la grand-mère de Junya Ishigami, sur l’emplacement de la maison familiale actuelle. Pour dessiner ce projet, il cherche l’inspiration dans ses souvenirs du lieu. Le grand jardin au sud et le sol de l’immense pièce tapissée de tatamis se fondent en une seule étendue, dans la continuité de la plaine au loin. La pente unique et légèrement courbe de la toiture végétale descend vers le jardin, lui aussi incliné. Ainsi, le toit et le sol deviennent un seul espace continu, protégé par des haies et des rangées d’arbres cachant entièrement les maisons voisines modernes.

Mêlant passé, présent et futur, Junya Ishigami cherche à surprendre le temps passé dans la dynamique du trait architecturale en devenir. Il se dégage de ce travail une force du trait et de la courbe qui allège le poids du temps de l’éphémère. Travail de l’imaginaire et de la sensation, l’architecture crée un monde proche de la tradition des estampes. Habiter c’est contempler son lieu de vie, et pas seulement l’utiliser. Là est d’ailleurs toute la distinction avec l’urbanisme.