Aujourd'hui, un idéal d'égalité des chances qui est contredit par la réalité ; au Moyen Âge, un idéal de maintien de la société dans son ordre originel, mais des ascensions sociales fulgurantes...

Faut-il sélectionner les bacheliers à l’entrée à l’Université ? C’est ce que propose la réforme votée rapidement le 15 février dernier, que nombre d’étudiants et de professeurs rejettent aujourd’hui par le blocage des bâtiments ou le refus de trier les dossiers. Il faut dire que les critères de sélection semblent très opaques, et font craindre une dérive rapide vers moins de méritocratie. En bref, par le choix de critères déterminant socialement (maîtrise des langues, activité extra-scolaires, etc. ‒ si vous avez des enfants, mettez-les tout de suite aux claquettes !), on craint que la machine à sélectionner ne se mette en place non pas à 18 ans (les résultats au bac), mais bien avant, dès 12 ou 13 ans.

Or toute notre idéologie politique et sociale repose sur l’idée de méritocratie : l’idée qu’en travaillant dur, chaque individu peut s’élever dans la société en une seule génération. C’est un idéal puissant, mais pourtant très récent : il a à peine quelques siècles. En fait, pour mieux montrer à quel point l’idée de méritocratie n’est jamais un acquis, rien de tel qu’une plongée au Moyen Âge, à une époque où l’idéal social est l’exact contraire. Au Moyen Âge, on rêve d’une société où le rôle de chacun est déterminé à la naissance.

 

Aristocratie et méritocratie

Le monde médiéval est aristocratique. C’est-à-dire qu’il est dirigé par une catégorie de la population identifiée comme « meilleure » : les nobles. Or ce statut est héréditaire, ce qui signifie que l’on est meilleur de père en fils. C’est un peu comme une dystopie de science-fiction, sauf que c’est le système qui précède nôtre, et dure bien, bien plus longtemps.

Ce système est donc fondamentalement opposé au nôtre. Dans une société démocratique, on recherche sinon l’égalité, du moins l’égalité des chances. Dire et montrer que la mobilité sociale est possible est essentiel pour justifier la position des dirigeants en démocratie : ils sont là parce qu’ils ont mérité cette place. Du point de vue de la mobilité sociale, notre monde serait donc l’inverse de celui des médiévaux : ils rêvent d’une société idéalement fixe, sans ascension ni chute, alors que nous rêvons d’une société mobile, où chacun pourrait faire son chemin.

Mais les choses se passent-elles vraiment comme cela ? Au Moyen Âge, pas forcément. Dès que l’on creuse derrière les images d’Épinal, on trouve de belles ascensions, et on réalise que certaines périodes ont connu une mobilité sociale plus marquée. C’est par exemple le cas pendant la guerre de Cent Ans, du XIVe au XVe siècle, lorsque Français et Anglais s’entretuent à intervalles réguliers pour le trône de France. Entre les batailles et les rançons, une bonne partie de la noblesse française y passe, et ces morts nombreuses ouvrent de nouvelles places pour quelques ambitieux.

 

De drapier à chancelier : l’histoire fabuleuse des Juvénal des Ursins

Jean Juvénal va connaître ce type d’ascension sociale foudroyante. Son père est drapier à Troyes. Bien sûr on peut être drapier et immensément riche, mais au Moyen Âge, les métiers manuels ou les métiers d’argents sont peu reconnus socialement. Les nobles affectent d’être au-dessus de ces problèmes, et les marchands ne se mêlent donc pas du pouvoir. Mais Jean a un autre atout dans sa manche : profitant du développement relativement récent des universités, il a étudié le droit, est devenu juriste, puis sera prévôt des marchands de Paris. Bien marié, il lance donc ses enfants vers des carrières prestigieuses. Certains seront évêques, d’autres juristes, et d’autres chevaliers. Quant aux filles, elles peuvent choisir une vie religieuse, et espérer devenir abbesse, ou opter pour un mariage bien sélectionné, ce qui renforce les alliances de la famille. Les ascensions sociales existent donc bien au Moyen Âge. Même si elles se font en famille, souvent sur plusieurs générations.

Le personnage le plus connu de cette famille arrive donc à la troisième génération : c’est Guillaume Juvénal, qui entre temps a adjoint à son nom le qualificatif « des Ursins », puisque la fleur d’ursine a été ajoutée à l’héraldique familiale. Il sera au service de Charles VII, un roi qui manque de fidèles pendant les premières années de son règne, et qui le récompensera en le nommant chancelier de France. Son grand-père drapier aurait été fier de lui.

 

Deux façons d’être nouveau-riche

Les Juvénal des Ursins sont de nouveaux nobles. Ils se hâtent donc d’adopter toutes les marques sociales de la noblesse pour effacer leur origine bourgeoise. Dans le tableau en tête de l’article, on les voit en groupe, agenouillés vers ce qui devait être une figure de dévotion. Le tableau est une copie de l’époque moderne, pourtant tout y est. Les chevaliers ont leurs épées et leurs éperons, les évêques leur crosse et leur mitre, les femmes laïques plus de bijoux qu’elles ne peuvent en porter. Et les cases en dessous disent bien leur place sociale. Le tableau est aujourd’hui au Musée de Cluny, mais il a été peint dans les années 1440 pour décorer le fond d’une chapelle de Notre Dame que la famille louait aux chanoines. C’est aussi l’époque où les grandes familles obtiennent des espaces privés à l’intérieur des cathédrales, pour faire leur salut, mais aussi exhiber leur richesse. Ils jouent donc cette carte à fond : ils se présentent en famille, comme des membres à part entière de la noblesse française.

Le style même de la peinture renforce cette impression : pas d’audace picturale, peu de jeu de lumière ou de profondeur, alors que ces possibilités existent déjà mi-XVe. Au contraire, l’espace est figé, exactement comme la société rêvée du Moyen Âge, et tous les visages sont identiques, comme si les individus et leurs différents mérites ne comptaient pas face à la noblesse de la famille prise comme un groupe. Surtout, pas d’extravagance, il faut adopter les codes d’un art gothique déjà bien installé pour s’intégrer dans la haute société. Bref ce tableau est l’inverse du rêve méritocratique : il dit une société où chacun est et reste à sa place, et où les codes culturels expriment notre place dans cette société. Alors même que l’histoire des Juvénal des Ursins dit exactement le contraire…

C’est intéressant parce que dans notre société aussi, les images idéales finissent par être décalées de la réalité. Nos images idéales vantent les belles ascensions sociales individuelles : acteurs ou hommes politiques aiment à montrer qu’ils ont mérité leur place, qu’ils sont partis de loin. Certes de tels parcours sont possibles, il en existe quelques exemples. Mais ils sont loin d’être la majorité.  Nos images de Golden Boys cachent le fait qu’aujourd’hui la mobilité sociale intergénérationnelle reste l’exception plus que la norme. Finalement les images modèles d’ascension que l’on nous tend servent peut-être plus à nous rassurer, à nous dire que chacun est à sa juste place, qu’à représenter la réalité.

C’est peut-être dans ce décalage qu’il faut chercher le malaise actuel face à la réforme de l’université. Nos codes culturels vantent la méritocratie, la réalité diffère de plus en plus, et quand l’écart entre les deux s’agrandit aussi subitement, l’équilibre craque.

 

Pour aller plus loin :

- Philippe Contamine, Charles VII : une vie, une politique, Paris, Perrin, 2017

- Élisabeth Crouzet-Pavan, « La pensée médiévale sur la mobilité sociale. XIIe-XIVe siècle », in La mobiltà sociale alla fine del medioevo, Rome, École française de Rome, 2010, p. 69-96.

- Aller voir l’œuvre au Musée de Cluny dès qu’il réouvre.

 

À lire aussi sur Nonfiction :

- Jean Bastien, « Combattre ou non les inégalités, et au nom de quoi ? », compte-rendu de De l'inégalité, de Harry Frankfurt.

- Florian Besson, « ACTUEL MOYEN ÂGE (32) – Le tabou de l'argent »

- Annabelle Marin, « ACTUEL MOYEN ÂGE – Jacques Cœur et Emmanuel Macron, de la banque au pouvoir ? »

 

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