Un roman fait de plusieurs récits, à la deuxième personne du pluriel, à travers lesquels l'auteur explore la fragilité de nos vies actuelles et à venir.

Laurent Quintreau est l'auteur de plusieurs romans. Le quatrième (Ce qui nous guette), qui vient de paraître aux éditions Rivages, est à notre avis particulièrement réussi. Il a accepté de répondre à quelques questions pour accompagner sa recension sur Nonfiction.

 

Nonfiction : Vous paraissez attaché à une forme de roman fait de récits mettant en scène des personnages différents, que tiennent ensemble l’un ou l’autre thème que le roman est ainsi l’occasion d’explorer. Pourquoi cela ? D’où cela vient-il ?

Laurent Quintreau : Je ne vois pas comment une fiction produite dans un univers piloté par des algorithmes et des indicateurs pourrait survivre à un récit linéaire, « post-balzacien » (même si cette expression est à prendre avec des pincettes, le Balzac swedenborgien de Séraphita ou de La Peau de chagrin nous restitue un monde grouillant de mystères et de trous noirs qui peuvent aussi mettre à mal notre sens de la continuité !). Pour se situer à l’autre extrémité du spectre narratif, un récit tissé d’une seule voix prête plus facilement à cette illusion narcissique et douillette (que l’on trouve souvent dans la littérature autofictionnelle contemporaine) que le monde tourne autour de soi alors que plusieurs points de vue mènent à une certaine forme de décentrement. Si écrire, c’est naviguer dans la grande mer de l’altérité, il n’est pas  superflu d’établir une cartographie précise de toutes les occurrences et les états (physico-chimiques, biologiques, professionnels, métaphysiques, amoureux…) que l’on peut y trouver. Les « thèmes » que vous évoquez sont précisément ces capsules « d’autreté » que diffusent en permanence ces giga-octets de données disponibles à tout instant, sur les écrans et dans l’air que nous respirons. Cette conception d’une littérature comme production d’objets hirsutes, aussi peu réductibles au reflet (d’une vie intérieure, d’une réalité sociale…) qu’à la pure construction formelle (Mallarmé, nouveau roman…) doit autant à une fréquentation assidue de Sterne, Melville, Perec ou Borges qu’aux nuits de débats consacrés à la Chose littéraire au temps de la Revue perpendiculaire, dont j’ai été membre fondateur. 

 

Vous égrenez tout au long du livre comme des petits cailloux qui annoncent les développements futurs, au point que le lecteur pourrait être tenté de surinterpréter certains indices qui n’auraient pas cette fonction. Pour illustrer, la bataille en arrière-plan du premier récit devrait-elle être vue comme la prémonition de quelque chose, comme le fait que le personnage du troisième récit en vienne aux mains, par exemple ? Plus généralement, que pourriez-vous dire concernant ces renvois ou plutôt ces anticipations, la manière dont ils fonctionnent et dont vous les avez pensés ? 

Certains évènements se répliquent et grossissent au fil du texte et il en est de même pour le projet global du roman, comme l’indique son titre. Au-delà (ou plutôt en-deça) de la préméditation ou d’une quelconque posture prophétique, le futur dont il est question s’annonce par bribes, par fragments. Pour le décrypter, on devrait parfois se faire chien, poule ou serpent, animaux dont on connaît la capacité à pressentir l’imminence du séisme grâce à un paramétrage inconscient de toute une série de modifications physico-chimiques. C’est au moment de l’écriture que se tisse en sous-main cette matière parcourue d’effets prédictifs, voire rétroactifs. Comme si chacun de ces renvois ou anticipations constituaient des mini-blocs d’espace-temps capables de dupliquer et amplifier, dans une logique plus fractale que médiumnique, les gènes dont ils sont porteurs. 

 

Le récit en deuxième personne est une technique assez rare. Son utilisation dans un roman fait de récits faisant intervenir une succession de personnages produits des effets encore différents de ceux que l’on associe habituellement à cette technique. Comment l’avez-vous choisie et quand et comment en avez-vous pris conscience ? 

Cette utilisation de la deuxième personne, localisée quelque part, était pour moi la seule forme compatible avec l’aspect fragmentaire de notre monde, et du texte. En focalisant la narration sur de multiples « vous » (pourrait-on parler de focalisation interne multiple ?), je m’autorise ainsi à aller chercher le lecteur (le double de ce « vous », son semblable…) pour le faire déraper sur des socles ontologiques de plus en plus glissants et instables. Avec, invariablement, une logique sensorielle du type froid/chaud/glacial à l’œuvre : le « vous » d’attaque implique une forme de volontarisme narratif, le référentiel de localisation joue l’effet d’adoucisseur avant que la terre ne se dérobe sous les pieds des personnages du livre (et j’espère sous ceux du lecteur). Ce qui nous guette, c’est aussi les mésaventures du je pensant (donc potentiellement moi, vous, les autres…) qui se cogne contre une absence soudaine de cadre et se fait des bosses de plus en plus grandes à l’entendement, pour parler comme Wittgenstein, jusqu’au cauchemar logique de la dernière partie. Il y a eu des précédents littéraires de cette utilisation de la deuxième personne, je pense bien sûr à La Modification de Michel Butor, mais l’intériorité douce-amère des vingt heures de questionnements intimes dans un compartiment de train sont aux antipodes de ce dehors qui engloutit les dix personnages de mon roman.

 

A vous lire, on comprend que l’amélioration du cerveau et a fortiori la réincarnation ont peu de chance de pacifier les humeurs. Au contraire, les problèmes s’amoncellent et s’aggravent dans la seconde partie. C’est le fonctionnement social que vous interrogez à travers l’effet produit sur l’individu. C’était déjà l’objet de votre précédent livre sur le travail, un essai celui-là. En quoi le roman permet-il autre chose ou peut-être d’aller plus loin dans cette voie ?

Effectivement, Le Moi au pays du travail interrogeait la manière dont le travail affectait les subjectivités, en ponctuant une trentaine de récits pris sur le vif de balises théoriques, philosophiques, juridiques ou anthropologiques. Cette dimension sociale est également au cœur de Ce qui nous guette, même si elle s’est métamorphosée en constituant de la réalité au même titre que les cellules cérébrales, les canicules, les envolées mystiques ou les films d’horreur qui peuplent le roman. Sur ce point-là, net avantage comparatif du roman sur l’essai qui permet de triturer à loisir ce matériau du social et le confronter à d’autres pour assembler des mondes possibles, voire probables, qui pour certains d’entre eux, deviennent réels.

Pour revenir à votre question sur l’amélioration du cerveau, il serait pour le moins surprenant, pour ne pas dire miraculeux, que ce genre de manipulations (qui semble se préparer avec des implantations de cellules gliales sur les souris, dont la revue Science a fait état), ait pour bénéfice collatéral de « pacifier les humeurs ». Le plus probable est l’accroissement de « l’insociable sociabilité de l’homme », pour reprendre l’expression Kant. Opposant les bergers d’Arcadie, aussi paisibles que les troupeaux qu’ils faisaient paître, aux hommes qui font avancer l’histoire, le créateur de l’impératif catégorique regrettait que la rivalité, l’égoïsme, la cupidité, l’envie de dominer, soient précisément à l'origine du développement des sciences, des arts et de la culture. De fait, vous pourrez améliorer les performances calculatoires du cerveau (mais à jouer à ce petit jeu-là on sera toujours perdant, et la victoire de Deep Blue sur Kasparov en 1997 restera une première) vous ne changerez pas cette mécanique infernale, de même que vous n’extirperez jamais les pulsions de mort de l’Eros bondissant. A moins, peut-être, de transformer l’homme en quelque chose de radicalement différent

 

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