L’auteur inventorie à travers une série de récits les situations souvent pénibles que vivent les sujets au travail.

L’auteur   se livre dans cet ouvrage à une exploration de la manière dont le travail affecte la subjectivité, en procédant à partir d’une trentaine de récits d’hommes et de femmes (un tiers de femmes seulement, mais le Bétor recouvre des métiers à forte prédominance masculine) qu’il a pu recueillir, soit comme conseiller du salarié, soit en assurant, avec d’autres, la permanence juridique de son syndicat, voire en distribuant des tracs en bas des tours de La Défense, ou encore au travers d’entretiens sollicités pour élargir le champ de son étude en termes de secteurs économiques et de métiers.

Une telle démarche a plus souvent été entreprise s’agissant d’une situation particulière, comme celle de perte d’emploi par exemple, ou sous la forme d’enquêtes quantitatives, comme celles sur le bonheur au travail, mais dont on peut penser qu’elles laissent dans l’ombre certaines dimensions que capte plus facilement le récit. Elle se rapproche cependant beaucoup de la démarche poursuivie par Vincent de Gaulejac et ses co-auteurs, dont Le capitalisme paradoxant   , parmi d’autres ouvrages, permettra de se faire une idée.

Ici, pas de théorie à l’arrivée, mais une série de regroupements en trois parties de trois chapitres chacune, qui montrent ainsi successivement, pour la première, L’asymétrie du cadre, des désirs contrariés (se reposer, pouvoir s’occuper de son enfant, être augmenté, poursuivre ou reprendre des études), des manières de se laisser envahir par son travail (adhérer sans distance à une image valorisante du métier, confondre les sphères privée et professionnelle ou tout simplement confondre sa vie avec son travail) ou encore différentes façons de se retrouver sans travail et sans rien (du fait de la maladie, d’un chef qui vous a pris en grippe, d’un accident ou encore d’un licenciement économique).

Pour la seconde, Prisonniers des process, de nouvelles formes d’aliénation aux outils de gestion (logiciels informatiques, méthodes de réduction des coûts, systèmes de reporting ou encore systèmes d’autorisation et de mot de passe), des formes de démesure où tombe l’économie lorsqu’elle ne connaît plus de limites, lorsque que celle-ci se propose de développer ou reconfigurer à son profit la personnalité de ses employés, lorsqu’elle promeut et organise l’ineffectivité du droit du travail (car il n’est pas besoin de « simplification » pour cela, agiter la crainte de représailles ou dissuader de se former tout collectif permettent d’atteindre le même effet) ou encore lorsqu’elle prône une surveillance omniprésente, obsessionnelle de chaque salarié, et enfin différentes manières de surmonter pour les sujets un accident du travail ou une maladie professionnelle : reconversion ou non, révision radicale de son investissement au travail ou non.

La troisième et dernière partie, Les utopies nécessaires, explore différentes manières de rompre avec ces situations (ou les mécanismes de défense que peut faire émerger le moi comme les définit l’auteur). Tout d’abord, en s’engageant pour changer le travail, quitte à ce que ce soit en rêve uniquement, pour les nostalgiques de la révolution prolétarienne, ou, plus concrètement, en adhérant à une coopérative de production ou encore en se syndiquant et œuvrant sur le terrain pour améliorer les conditions de travail et faire reconnaître les droits des salariés. Ou bien en changeant radicalement de vie, même si ce n’est qu’en rêve, là encore, comme ce couple qui souhaiterait reprendre un jour une ferme, ou en vrai, en se mettant à son compte ou en acceptant de vivre de petits boulots en marge du système économique ou encore en devenant prof de yoga (comme ce salarié rencontré par l’auteur). Ou enfin, une catégorie plus surprenante à première vue, en se satisfaisant de ce que l’on a, que cela traduise un goût particulier pour le bonheur, une disposition poétique, une renonciation à la carrière ou une valorisation des relations humaines au sein d’un collectif dévalorisé.

Le format choisi et peut-être la manière dont l’échantillon a été constitué interdisent à l’auteur de sonder plus profondément encore les « intermittences du moi », en particulier en mettant celles-ci plus systématiquement en relation avec l’activité concrète de travail, même s’il y parvient tout de même quelque fois. On pourra peut-être aussi lui reprocher d’arpenter plutôt la face sombre, même s’il prend grand soin d’éviter de tomber dans une dénonciation manichéenne. Mais on sort de ce livre avec la conviction que ce que le travail fait au sujet mérite de retenir toute notre attention et qu’il faudrait ainsi se préoccuper davantage de cette question lorsqu’on traite de l’évolution nécessaire des organisations de travail ou des formes du dialogue social, ce qui, par les temps qui courent, suffit à en faire un livre dont il faut recommander la lecture.

 

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