Fraîchement arrivé de Hollande, Kees van Dongen s’installe dès 1899 à Montmartre et le Bateau-Lavoir lui ouvre ses portes en 1905, aux côtés de Picass

Quelque part du côté de la place du Tertre, en suivant une rue escarpée, le Musée de Montmartre au jardin qui inspira Renoir surgit au détour d’un virage. Ce musée discret, à l’écart de la foule des touristes, attend le promeneur curieux de respirer un autre air que celui de la course contre la montre. Montmartre fut au début du XXe siècle un lieu de rencontres et d’expériences artistiques diverses qui en ont fait un mythe. Cette exposition consacrée à l’influence sur le peintre hollandais Van Dongen de cette période riche en rencontres nous tient cependant à l’écart de toute mythification. Face aux toiles des autres peintres, il se met au travail, il expérimente.

Dans son Guide des collections du Musée de Montmartre, la critique d’art du Figaro Jeanine Warnod fait revivre le temps du Bateau-Lavoir : « Sur la place Émile-Goudeau, au 13 de la rue Ravignan, se dressait un bâtiment en bois appartenant en 1867 à un mécanicien serrurier nommé François-Sébastien Maillard. D’abord manufacture de pianos, le baraquement fut le 1er juillet 1889 divisé en ateliers sur les plans de l’architecte Paul Vasseur. Vu de face, ce n’était qu’un rez-de-chaussée. Une fois entré, on se trouvait au troisième étage donnant sur la rue Garreau. Des couloirs se coupaient à angle droit, des portes s’alignaient délabrées, les escaliers craquaient, les murs en bois suintaient. En 1893, Maufra recevait là Gauguin qu’il avait rencontré à Pont-Aven, et dans ce bâtiment surnommé alors « maison du Trappeur », Paul Fort créait son « Théâtre d’art », sans argent et avec des moyens de fortune, révélant des pièces symbolistes de Verlaine, Laforgue, Rémy de Gourmont et Maeterlinck. C’est en 1904 que Picasso et sa bande d’Espagnols vont révolutionner l’esprit de la maison. Il occupe l’atelier du céramiste Paco Durrio et prolonge sa période bleue misérabiliste en période rose des saltimbanques, pleine d’espérance après sa rencontre avec Fernande Olivier tenant un petit chat devant la fontaine, seul point d’eau au pied de l’escalier. Autour de Picasso se trouvaient Van Dongen venu de Hollande, Freundlich d’Allemagne, Modigliani d’Italie, Derain, Vlaminck et plus tard son compatriote Juan Gris. Ajoutons les poètes Apollinaire, Max Jacob, André Salmon qui le portèrent à bout de bras, diffusant ses œuvres tant qu’il resta inconnu. Ce sont eux qui trouvent le nom Bateau-Lavoir. Max Jacob l’aurait ainsi appelé en voyant du linge à sécher la première fois qu’il y pénétra ; André Salmon y trouvait une même résonance. »   .

Depuis le 16 février et jusqu’au 28 août 2018, on y expose les œuvres de Van Dongen, déjà présent au Grand Palais dans le cadre de l’exposition « Les Hollandais à Paris ». Cependant au Musée Montmartre, l’approfondissement de la présentation du travail de ce peintre, sur une courte durée, permet de ressaisir les passages, les rencontres, qui détermineront son œuvre. Si son origine géographique est ici de faible importance, sa rencontre avec Picasso s’avère décisive. Aussi lorsque Van Dongen lui confiera : « La peinture c’est une invention d’homme du nord… »   , ce sera tout autant pour lui une façon de signifier une irréductible différence et d’exprimer une profonde ironie, indissociable de son œuvre.

 

Le refus des choix géométriques de Picasso

C’est donc dans cette maison mythique, située place Emile-Goudeau, « Au Bateau-Lavoir », où Picasso entreprit de peindre les Demoiselles d’Avignon en 1907, que Kees van Dongen s’installe. Son séjour y fut bref – entre décembre 1905 et le début de l’année 1907 – mais déterminant quant à l’orientations de sa peinture vers le fauvisme et à son rejet du cubisme. Sa rencontre avec Picasso va être l’occasion de creuser l’écart, et d’opposer à ce dernier d’autres choix esthétiques. Certains tableaux sont à lire comme éminemment polémiques. Cette année 1906 va confronter deux visions de l’art, où Van Dongen entreprend de montrer à partir de ses ruptures avec Picasso une autre représentation du corps. Il y a en outre, dans son travail, la reprise presque laborantine des choix de Picasso dans le but de les détourner.

Sa toile Les lutteuses de Tabarin (1908), est une parodie des Demoiselles d’Avignon, dans un jeu d’inversion des formes rappelant les nus baroques de Rubens, ou le Bain turc d’Ingres (1862), œuvre bannie du Palais royal pendant plus de quarante ans.

 

(Picasso, Les Demoiselles d’Avignon.)

 

(Van Dongen, Les lutteuses de tabarin.)

 

Le peintre se démarque de toute soumission à l’art académique et à ce qu’il nomme une peinture trop intellectualisée. La chair des lutteuses, opposée au tracé géométrique triangulaire des Demoiselles, signe son indifférence à l’héritage cubiste de Cézanne. C’est ainsi que Van Dongen n’est pas à la recherche d’autres lignes ou modèles à partir de ce que ce début du XXe siècle découvre : les Arts premiers. A la différence de Picasso qui s’en sert dans les Demoiselles d’Avignon par exemple, il les utilise comme l’occasion d’expérimenter ce qu’il nomme « la sauvagerie » humaine dans une sorte de reprise de J.J. Rousseau, refusant ainsi toute tentative rationnelle de contrôle de soi et de l’œuvre en train de se faire. La démesure est le terme qui peut définir un travail hostile à une volonté géométrique d’enfermer les corps. Chez Van Dongen, la chair se déploie sur le tableau, exposant un érotisme de la provocation. Son Manège de cochons en porte éminemment la trace.

 

(Van Dongen, Manège de cochons, vers 1904-1905).

 

Heurtant les normes de la bienséance, on est alors étonné de voir disparaître dans ses œuvres ultérieures, plus mondaines, ce goût pour le refus des convenances. Van Dongen se serait-il assagi ? Aurait-il renoncé à ses idéaux politiques qualifiés d’anarchistes ?

 

L’ironie de l’œuvre

Il passait la plupart de ses soirées dans les bals, les cafés montmartrois, proche en cela de Toulouse Lautrec. On le sent traversé par diverses rencontres : le cubisme, le fauvisme. Certains l’ont qualifié d’héritier de Van Gogh. Tout cela peut se justifier. Cependant dans l’intimité du Musée de Montmartre, il apparaît d’abord comme un peintre au ton et au style ironiques. Son Vieux clown au regard qui louche nous offre un regard qui ne sait où se poser, et est dans le même temps le pendant à la borgne de Picasso, La Celestina.

 

    

(Van Dongen, Le Vieux clown - Picasso, La Celestina.)

 

Ou encore cette danseuse qui tient son enfant dans les bras n’est pas sans évoquer comme son envers Les deux frères de Picasso.

 

    

(Van Dongen, Chinagrani, 1906 - Picasso, Les deux frères.)

 

Si la peinture de Van Dongen nous renvoie à un monde inverse de celui de Picasso, il se réclame toutefois dans l’histoire de l’art de ces artistes au regard acéré et ironique. C’est le cas par exemple de Vélasquez. Le peintre espagnol avait peint sans condescendance la cour d’Espagne. Dans le tableau de Van Dongen, Présentation des dames de la cour d’Espagne à l’infante Dona Maria Teresa (1910), dans une sorte d’écho aux Ménines, la situation de la courtisane prête à sourire. La précision accordée au dessin des fesses dans une œuvre où prédomine le flou, n’est pas anodine.

Le portrait de Madame de Plagny qui semble être une commande, au service d’une peinture mondaine, est à lire, contre toute apparence, comme une parodie, qui nous renvoie là encore aux Ménines de Vélasquez. La forme de ses jupons n’est pas sans évoquer en effet ceux de la jeune Infante. Il y a dans le travail de Van Dongen, une véritable satire sociale. Si on a cru voir dans sa peinture mondaine une rupture avec son passé de peintre révolté, il semble qu’une attention particulière aux œuvres montre au contraire la même ironie toujours présente. Sa rencontre avec Picasso aiguisa un style critique qui ne disparut jamais complètement de son travail.

 

    

(Vélasquez, Les Ménines - Van Dongen, Portrait de Madame de Plagny [dit Femme à l’éventail], 1920)

 

Méditations sur le temps de la mobilisation

Cette ironie omniprésente capitule devant les sujets graves. La mort en fait partie. On pense au regard interrogatif de la fillette dans le tableau intitulé La mobilisation, peint vers 1912. L’art trouve ici ses limites. Le peintre interroge le monde en jouant avec la couleur. Face à la guerre, les couleurs sont déjà données. Bleu, blanc, rouge. Là l’ironie cesse. Seul ce regard juvénile nous interroge.

Van Dongen ne peindra pas la guerre, s’éloignant définitivement de Picasso. La fillette nous regarde : la guerre restera hors champ.

 

 

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