Mazarin, la figure décriée de Dumas, est aussi un des grands constructeurs de la monarchie française, entre l’Italie et cour de France.

« Mazarin était seul et se sentait faible.

— Étranger ! murmurait-il ; Italien ! voilà leur grand mot lâché ! »

Alexandre Dumas, Vingt Ans après, 1846, Ch. 1

Quand on aborde un livre d’histoire sur Mazarin, on ne peut s’empêcher d’avoir en tête le portrait du cardinal dans l’ombre de Richelieu, pleutre, pingre, dissimulateur… en un mot, Italien ! En tout cas selon l’image caricaturale que les textes polémiques de l’époque en donne. Pourtant, Olivier Poncet nous avertit dès l’entrée de son livre : si l’on attend une « caricature facile et drôle », lisons plutôt les mazarinades ; si l’on cherche « des aventures haletantes », mieux vaut se tourner vers Dumas ; « mais si l’on est curieux d’une autre histoire, une histoire qui parle cette fois à notre temps et qui nous parle à l’occasion un peu de nous, une histoire qui n’invente pas pour plaire, mais qui voudrait essayer de plaire pour expliquer un peu mieux, alors peut-être ces pages d’un historien retiendront-elles l’attention    ».

Cette introduction toute en retenue propose au lecteur un contrat qui a été amplement rempli. Ce livre est définitivement un livre d’histoire, intelligent, fin, permettant de mieux comprendre les rouages du pouvoir monarchique français, les relations internationales du XVIIe siècle, les rapports d’amour-haine de ces sœurs-ennemies que sont la France et l’Italie. Mais c’est aussi un livre qui se dévore, une écriture vivante et enlevée, une histoire qui raconte autant qu’elle explique. C’est enfin un miroir à nos propres fantasmes, à nos propres rapports de pouvoir, proposant un détour par le passé pour mieux comprendre le présent.

 

Mazarin, un Romain à la cour de France

 

Il s’agit donc d’abord de se débarrasser des images qui entourent le cardinal italien, successeur de Richelieu et ministre du roi de France. Qu’un Italien ait pu atteindre le cœur du pouvoir de la monarchie française semble aller de soi au moment de la mort de Richelieu en 1642, mais n’a pas cessé d’être contesté par la suite. Est-ce une bizarrerie ? Comment cette prise de pouvoir a-t-elle été rendue possible ? Quelles en sont les conséquences sur la politique française, sur la monarchie ? Ce sont à ces questions que le livre cherche à répondre.

Il faut donc repartir des origines italiennes de Mazarin. Issu de la famille des Mazzarino, le jeune homme grandit dans l’ombre des grandes familles de la noblesse romaine : les Colonna auxquels son père est attaché, les Borghese d’où est issu le pape Paul V, les Barberini qui est la famille du pape Urbain VIII. La carrière de Mazarin se tourne d’abord vers les armes avant de se diriger vers la cléricature, malgré beaucoup d’hésitations. Sa carrière décolle, mais le pape se méfie de ce prélat un peu trop francophile, à un moment où l’Espagne est présente de plain-pied dans la péninsule italienne. La méfiance devient tellement forte que Mazarin quitte – ou plutôt fuit – Rome dans des circonstances rocambolesques en 1639 pour devenir le bras droit de Richelieu, tout puissant ministre du roi de France.

Dans ces débuts, se trouvent les ferments de la politique mazarine en France. Son attachement familial à Rome fait qu’il investit la ville une fois sa réussite française consommée, même s’il ne reviendra jamais dans la Ville éternelle. Cardinal romain, il entretient toujours des relations étroites avec la papauté, même si ces rapports sont parfois tumultueux. La religion de Mazarin ne l’empêche jamais de considérer avant tout ses allégeances politiques. Enfin, il considère que la rivalité entre la France et l’Espagne doit se jouer particulièrement en Italie, d’où une politique volontariste en la matière.

Il serait cependant trop facile d’expliquer Mazarin uniquement par ses débuts et l’auteur ne le fait d’ailleurs pas. S’il montre bien comment l’italianité de Mazarin le conduit à donner une grande importance au terrain italien dans la rivalité contre l’Espagne, à la lutte contre les Ottomans que les États italiens connaissent de première main, ce livre dresse avant tout le portrait d’un Italien à la cour de France, qui la sert avec un grand pragmatisme, sans favoriser des Italiens contre des Français, sans esprit de système, et donc sans ce machiavélisme qu’on lui a souvent attribué.

 

Une révision plutôt qu’une réhabilitation

 

La légende noire de Mazarin, construite du temps de la Fronde et des mazarinades, a la vie dure et l’auteur le rappelle régulièrement. Que ce soit les chansons satiriques, les mazarinades qui décrivent Mazarin paré de tous les vices attribués aux Italiens, ou les mémoires du cardinal de Retz, le plus spirituel des ennemis du ministre, on l’a accusé de pressurer le peuple, de voler, de placer ses parents, de mener une politique personnelle. Il ne faut donc pas oublier que Mazarin devient ministre dans une période de grande tension en France, due notamment à la politique de son prédécesseur, Richelieu qui, avec beaucoup d’autoritarisme, avait à la fois maté les nobles et augmenté les impôts du peuple. Au-delà du contexte, ce livre permet de restaurer la finesse, la complexité, et sans doute les contradictions de ce personnage, qui a servi la France et mené une politique visant à servir la France, tout en se servant lui-même…

L’auteur rappelle ainsi, pour couper court à tout anachronisme sur la « France » et l’ « Italie », que l’identité est fluctuante sous l’Ancien Régime. Les stéréotypes sur les étrangers sont monnaie courante, et Mazarin en a largement fait les frais. Mais il a également choisi « résolument et sans arrière-pensée((p. 70) » de servir la France comme s’il était un de ses sujets ; une liberté d’allégeance politique que n’ont sans doute pas compris ses contemporains, du pape au cardinal de Retz. Sa politique n’est donc pas une politique personnelle mais sert ce qu’il considère comme les meilleurs intérêts du roi de France.

Ceci étant dit, cela ne l’empêche pas d’amasser une fortune considérable et sans commune mesure : 38 à 39 millions de livres, soit une somme qui dépasse tout ce que ses contemporains ou même les plus riches des fermiers généraux au siècle suivant réussissent à accumuler. Les frondeurs dénoncent les « rapines » et la corruption du ministre. Disons plutôt que sa fortune lui permet d’acheter des soutiens pour l’État monarchique vacillant, de financer les expéditions militaires qu’il souhaite mener et de favoriser l’art italien en France. Elle lui offre également l’occasion de s’élever et d’élever sa famille dans l’échelle sociale. Les ambitions familiales de Mazarin sont réelles, même si elles ne l’empêchent pas d’écarter sans arrière-pensée sa nièce de Louis XIV pour ne pas fragiliser la paix avec l’Espagne.

Mazarin n’était donc pas le monstre de cupidité, athée et maquereau de ses nièces qu’on a pu décrire. L’accumulation de richesses, son rapport à la religion et à sa famille étaient profondément réfléchis, influencés par des manières de faire italiennes et aussi par les ressorts politiques de la monarchie française, par ses intérêts personnels comme par les intérêts politiques de son gouvernement.

 

L’homme, le ministre, la monarchie

 

Ce livre permet ainsi de restituer la vie d’un homme dans un contexte politique, social, économique et religieux, dans ce que le genre biographique offre de meilleur. Au-delà des grands enjeux de pouvoirs, sa politique artistique, ses opérations bancaires, en passant par la langue qu’il utilise dans ses documents personnels, ce livre nous permet de rentrer dans l’univers mental d’un personnage qu’on ne voit souvent qu’à travers un filtre de légende. Cet homme pris entre les modes de gouvernement et les réalités politiques françaises et italiennes est aussi un ministre qui a contribué à la construction et à l’assise de la monarchie française, favorisant par exemple le mythe solaire de Louis XIV et rendant largement possible le gouvernement du jeune roi après sa mort.

Mazarin en France, c’est aussi le chant du cygne des emprunts assumés de la France à l’Italie : « Le royaume de Louis XIV paraissait n’avoir plus rien à demander à l’Italie((p. 189)) ». La confrontation au modèle italien poussé à son comble sous Mazarin a accéléré la construction d’un modèle monarchique, artistique et savant français. Mazarin l’Italien aura donc aussi bien contribué au rayonnement italien en Europe qu’à la consolidation d’une monarchie nationale française à l’identité solidement affirmée.

Sans jamais céder aux sirènes du roman national, c’est donc une très belle mise en récit d’un moment de la monarchie française et des relations franco-italiennes que l’historien nous propose. Les échafaudages scientifiques, la « cuisine de l’historien » comme il les appelle lui-même, sont présents de façon limpide en annexe avec un dictionnaire choisi du « petit monde » de Mazarin. Tout au long du texte, on entend la verve de la langue de Mazarin et de ses contemporains, parlant des étrangers, du pouvoir, d’obéissance, de relations internationales et de patrie… C’est bien la profonde connaissance des sources et des textes de cette époque qui rend ce livre si vivant et si parlant pour nos interrogations contemporaines.

 

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