La piétonisation des voies sur berge parisiennes a encore défrayé la chronique... Si le Moyen Âge était fou de cheval, nous sommes fous de voitures : un marqueur social pas si éloigné finalement.

Le mois dernier, les Parisiens ont suivi le dernier rebondissement du grand match des voies sur berge : est-ce que ces trois km qui courent le long de la Seine ‒ sûrement parmi les trois plus beaux kilomètres du monde en termes d’architecture soit dit en passant ‒ doivent appartenir aux voitures ou aux piétons ? La piétonisation a été bloquée parce que les bénéfices en termes de non-pollution étaient jugés insuffisants (oui, trois kilomètres…). Mais est-ce vraiment là que le débat se joue ? Ces trois kilomètres ne sont-ils pas une vitrine pour un problème plus large : celui de nos modes de transport ?

Quand les chevaux nous collaient aux yeux

Alors même que les petites lignes de la SNCF sont directement menacées, si on prenait le temps de se demander comment la suprématie de la voiture s’est imposée, économiquement et culturellement ? Les modes de transport changent selon les époques : au règne de la bagnole précède le règne du cheval, bien plus long et moins problématique. Et pourtant quelques ressemblances existent…

Vous rappelez-vous d’une des premières scènes du Nom de la Rose, lorsque le franciscain aguerri Guillaume de Baskerville et son jeune élève Adso arrivent à l’abbaye où ils devront mener l’enquête ? Alors qu’ils gravissent lentement le chemin enneigé, Guillaume de Baskerville croise une troupe de serviteurs envoyés sur les traces du cheval de l’abbé qui s’est enfui. Ayant repéré quelques marques sur les arbres, il est capable de leur donner la direction qu’a pris la bête. Et comme il est cabotin, il ajoute une description assez précise du cheval. Il devine la couleur de sa robe, mais se prononce aussi sur la forme de sa tête, l’expression de ses yeux, ou encore la taille de ses oreilles… Le jeune Adso est émerveillé : comment a-t-il pu deviner tant de détail sans même voir le cheval ?

Pas très difficile, explique son maître à Adso : il a juste repris la description du cheval parfait telle que les encyclopédies médiévales la répètent à l’envie. L’abbé est riche, cultivé, empreint de ces textes : il est impossible qu’il voit son propre cheval autrement.

Les fous du cheval

Et de fait, il a raison. Depuis Isidore de Séville, au VIIe siècle, jusqu’au fleurissement des encyclopédies au tournant des XIIe et XIIIe siècles, le type du beau cheval a peu changé. Il a la peau collée de près à la tête, les yeux grands, les oreilles petites et inclinées, etc… Ces images sont tellement évidentes dans la culture des élites qu’elles finissent par se superposer à leur regard. On ne voit pas les chevaux tels qu’ils sont : ils collent tellement aux yeux qu’on les voit à travers leur représentation idéale. En fait, derrière cet épisode, c’est toute une culture du cheval qui est suggérée. Une culture où les chevaux ne sont pas que de simples moteurs : ils servent aussi de marqueur social. Bref ils sont ce que la voiture est devenue pour nous : indispensable, et in-questionnable.  

Le cheval au Moyen Âge est partout. Il tire les charrettes, assure les déplacements des plus riches, devient plus résistant lorsqu’on se met à le ferrer, à partir du IXe siècle, et concurrence même peut-être les bœufs pour tirer la charrue, à partir du XIIe siècle. Dans les campagnes comme dans les villes, au début du XXe siècle encore, le nombre de chevaux continuait d’augmenter.

Mais tous les chevaux ne sont pas égaux. Alors que la chevalerie se dote de règles au XIe et XIIe siècles, on élève des « destriers » pour les tournois. Ces chevaux doivent se conduire de la main droite – la dextre – car ils sont un bien précieux. Ce sont ces chevaux qui chargent dans les grands combats de cavalerie et qui tournoient dans les joutes d’entrainement. Les chevaliers y sont tant attachés qu’ils finissent par les orner, par les représenter sur leurs blasons. Et dans les romans courtois, il n’est pas rare que les chevaux des héros aient un nom. Le cheval devient un diminutif pour dire la noblesse et la supériorité sociale. C’est le cheval qui fait le chevalier.

Et si on devait abandonner les chevaux ?

Qui en est privé est alors fondamentalement diminué. Si vous avez du mal à comprendre pourquoi Lancelot hésite à monter dans la charrette pour aller sauver Guenièvre, imaginez un conducteur de décapotable soudain obligé de prendre le RER : c’est à ce genre de déclassement qu’il doit se confronter. Pour Lancelot, c'est pire, il doit monter dans la charrette d'infamie, qui transporte les criminels... mais heureusement, il le fait par amour.

Parfois le chevalier doit aussi monter sur un mauvais cheval, mais le ridicule n’en est pas moindre. Dans le Perceval de Chrétien de Troyes, Gauvain est moqué par une jeune fille parce qu’il est monté sur un roncin. Les roncins, ce sont les chevaux de mauvaise qualité, ceux qu’on laisse aux non-nobles montés, ou que l’on garde pour l’entraînement. Les demoiselles, quant à elles, montent des palefrois : ces chevaux de selle réputés plus aptes au déplacement. La jeune fille rit franchement de Gauvain, et lui dit que tant qu’à faire, elle aimerait le voir monté sur une jument.

Car oui, les chevaux finissent par être si assimilés à l’identité des chevaliers, qu’ils sont désormais genrés et typés : un chevalier ne monte pas sur une jument, ni sur un vieux cheval. Chacun a son modèle, de même que certaines voitures aujourd'hui sont familiales, sportives ou urbaines…

Qui veut monter dans la charrette ?

La classification des chevaux n’empêche d’ailleurs pas les fringants chevaliers de caracoler en ville avec leur destrier de combat. Rien ne leur interdit, pas plus que rien n’interdit aux quatre-quatre de rouler en ville aujourd’hui. Enfin dans la majorité des villes, car la noblesse a besoin de ses chevaux pour marquer son statut. Lorsque le roi fait son entrée dans une ville, il le fait à cheval, suivi d’un cortège monté [lien vers futur article de Catherine sur les entrées de ville]. C’est depuis son cheval qu’il assiste aux spectacles prévus pour lui au coin des rues, à cheval qu’il franchira la porte de sa demeure.

Bien sûr tous ces chevaux ont un prix : il faut les nourrir, les soigner : c’est du temps et de l’argent. Mais ils sont si essentiels dans le système culturel de l’époque, que personne ne penserait à faire le calcul cout/bénéfice. Pour les voitures, ce calcul a été fait : malgré le temps qu’elles nous font gagner, elles sont en fait bien peu rentables si on compte le temps que l’on passe à travailler pour payer l’essence, l’assurance et les réparations. À condition ‒ et c’est là que tout se joue ‒ que les transports en commun fonctionnent bien, desservent tous les espaces, conservent les plus petites lignes, etc…

En fait, ce qui nous lie aux voitures, ce n’est pas qu’un bénéfice économique, c’est aussi un bénéfice social : une culture de la bagnole qui nous colle autant aux yeux que les descriptions des beaux chevaux des encyclopédies collent aux yeux de l’abbé du Nom de la Rose. Dans une chanson de geste du XIIe siècle, on trouve même un chevalier qui refusait d’échanger son cheval contre une place au paradis. Imaginez, pour nous qui n’avons que le RER en échange des voitures…

Alors plutôt que de se battre pour les voitures, battons-nous pour des transports qui roulent, et qui roulent partout !

Pour aller plus loin :

- Brigitte Prévot, Bernard Ribémont, Le Cheval en France au Moyen Âge, Paradigme, Orléans, 1994

- Daniel Roche, La Culture équestre de l’Occident XVIe-XIXe siècle, Fayard, 2008 et 2011.

- André Gorz, « L’idéologie sociale de la bagnole », dans Ecologie et Politique, Galilée, 1975.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Pauline Guéna, « ACTUEL MOYEN ÂGE (34) – Venise ou la ville pour tous »

- Marc Mousli, « André Gorz, critique rigoureux du capitalisme », compte-rendu du Moment Gorz, d'Alain Caillé et Christophe Fourel. 

- Hicham-Stéphane Afeissa, « Pour une écologie politique libertaire ? », compte-rendu de Après le capitalisme. Essaie d'écologie politique et Carnets d'estive de Pierre Madelin.

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