Pour sortir du capitalisme, André Gorz nous a laissé des analyses rigoureuses et innovantes, débouchant souvent sur des utopies.

André Gorz nous a quittés volontairement en 2007. La mort d’un écrivain militant, philosophe, dont l’œuvre n’est pas toujours facile d’accès, marque souvent son entrée dans une traversée du désert ou dans la catégorie des auteurs « beaucoup cités, très peu lus ». Ce n’est pas le cas pour Gorz. La publication de quelques-unes de ses œuvres encore inédites, d’une biographie, d’essais et de nombreux articles, a assuré sa présence dans les librairies. Une présence relayée auprès d’un public plus large par des émissions de radio et des pièces de théâtre. Christophe Fourel, qui a coordonné avec Alain Caillé Le Moment Gorz, est sans nul doute le plus actif des amis et disciples du philosophe. Il a organisé ces dernières années deux colloques d’une grande tenue et réuni une trentaine de contributeurs — chercheurs, militants et témoins — pour écrire ce livre, dont Alain Touraine, Robert Castel, Alain Lipietz, Dominique Méda, Jean-Pierre Dupuy … Certains d’entre furent des amis de Gorz, d’autres ne l’ont pas connu mais ont été marqués par sa philosophie ou par ses analyses politiques.

La première partie du Moment Gorz trace le « portrait à plusieurs voix » d’un homme qui a marqué le monde intellectuel de la critique sociale des cinquante dernières années. La deuxième partie, plus longue et très riche, présente et nourrit les débats animés qu’ont suscités et que suscitent encore les positions de Gorz. Si l’actualité d’une pensée se mesure à la qualité des critiques qu’elle provoque, il n’y a aucun doute : la pensée de Gorz est bien vivante et très actuelle !

 

La philosophie, ou « connais-toi toi-même ».

La question qui domine la première partie du livre a taraudé Gorz pendant longtemps : son rapport à sa propre identité. Il se voit comme un « métis », né à Vienne d’un père juif et d’une mère catholique : « Demi-juif dans l’Autriche antisémite, demi-juif autrichien dans le Reich allemand, demi-juif autrichien avec passeport allemand en Suisse… ». Dès la fin de son adolescence, il va se forger sa propre identité en répudiant tout héritage familial : il ne veut plus être juif comme son père ou catholique comme sa mère, mais athée. Il rompra avec l’Autriche, l’Allemagne et l’allemand, bien décidé à être Français et à ne plus s’exprimer que dans la langue de Jean-Paul Sartre.

En changeant de patronyme en 1930, ses parents avaient enclenché précocement le mécanisme de cette question d’identité qui va le hanter pendant un quart de siècle. Le jeune Gerhart Hirsch était alors devenu Gerhart Horst. En 1939, sa mère l’envoie en Suisse, à l’abri des nazis. Il y obtient un diplôme d’ingénieur chimiste, tout en s‘intéressant plus à la littérature et à la philosophie qu’à la science. À Lausanne, il écrit son premier texte, sur Kafka et la transcendance, et lit tout ce que Sartre a publié. À 22 ans, en 1945, il se lance dans l’écriture d’un épais traité de philosophie qui paraîtra 30 ans plus tard sous le titre Fondements pour une morale. En 1946, Sartre vient en Suisse. Les deux hommes engagent un dialogue qui déterminera en grande partie l’avenir de Gorz, et dans lequel « il ne se cantonnera pas dans la position du disciple mais construira sa propre pensée ». Ce sera une relation longue, amicale et féconde, qui ne se distendra qu’au milieu des années 1970, cinq ou six ans avant la mort de Sartre.

 

Journaliste, ou comment gagner sa vie sans trop la perdre

À Lausanne, Gerhart Horst a rencontré Doreen Kair, une ravissante Anglaise. Ils s’installent ensemble à Paris en 1949 et ne se quitteront plus. Pendant ses premières années en France, l’Autrichien est naturalisé et prend officiellement le nom de Gérard Horst. Sartre le fait entrer au comité de rédaction des Temps modernes, revue dont il devient le pilier le plus solide pendant trente ans. Michel Contat se rappelle que pour tous les penseurs et militants de gauche des années soixante, « il y avait cet intellectuel à deux têtes : Sartre tiers-mondiste et Gorz initiateur en France de la ligne italienne ». Une ligne marxiste ouverte sur la réflexion et le débat, que les communistes français confrontés à « l’ouvriérisme myope » et stalinien du PCF enviaient à leurs camarades italiens.

En 1958, Gérard Horst accède à la notoriété en publiant sous le nom d’André Gorz Le Traître. L’originalité de ce livre portant sur la difficulté d’exister, largement autobiographique et quelque peu psychanalytique, attire l’attention de la critique, d’autant qu’il comporte une longue et brillante préface de Jean-Paul Sartre. Tous les contributeurs de la première partie du Moment Gorz citent, analysent ou commentent ce texte qui a révélé son auteur au grand public.

Avant d’être connu sous son nom de philosophe et de penseur, Gorz s’était fait une place comme journaliste, sous le pseudonyme de Michel Bosquet. Dans un chapitre émouvant, Serge Lafaurie rappelle à quel point son ami « se montrait dans ses articles d’une clarté, d’une précision, d’une rigueur qui en faisaient un admirable vulgarisateur », et combien il « aimait écouter, apprendre, lire tout, dévorer l’information ». Il ajoute « et la classer », clin d’œil à Doreen (devenue Dorine), qui effectuait impeccablement ce travail de classement, permettant à son mari de disposer d’une documentation souvent supérieure à celle de l’Express ou de l’Observateur, les magazines pour lesquels Serge Lafaurie et Michel Bosquet ont travaillé ensemble pendant plus de trente ans.

Deux textes inédits donnent le point de vue d’André Gorz sur l’activité de Michel Bosquet. Comme tous les journalistes qui aimeraient consacrer tout leur temps à leur activité « noble », philosophie, roman ou poésie, ce point de vue est tantôt sévère tantôt désabusé : « Il était entré dans le journalisme parce qu’il avait de la mémoire, le goût de l’écriture et le besoin de gagner sa vie ». Michel Bosquet avait vite compris que ce métier impose de s’adapter à son lectorat et de respecter la ligne politique du journal, et « il trouvait pénible de mobiliser toutes les ressources de sa pensée pour produire une pensée dont la pensée fût absente ». Il souhaitait donc « qu’aucun lien ne soit fait entre son activité de journaliste et son activité d’écrivain et de penseur ».

 

Dorine, sans qui il n’y aurait pas eu d’André Gorz

Dans cette première partie, la plupart des contributeurs disent quelques mots du rôle de Dorine auprès de Gérard. Serge Lafaurie fait d’elle un portrait enthousiaste : « une Anglaise rousse ravissante, lumineuse, décontractée, pleine d’humour, à la fois discrète et présente, ne disant que des choses intelligentes ». L’ami du couple a peut-être un peu forcé sur les adjectifs, mais tous les témoignages de ceux qui l’ont connue concordent. À 82 ans, elle a inspiré à son mari un merveilleux petit livre (74 pages), sans doute le plus vendu de tous les ouvrages de Gorz : Lettre à D. Histoire d’un amour. Cette lettre bouleversante n’est pas seulement l’affirmation d’un amour plus vif que jamais, 57 ans après leur première rencontre. C’est aussi un message de remerciement, de reconnaissance pour la présence attentive de Dorine, l’aide qu’elle a apportée à Gorz dans tous ses travaux. C’est enfin, comme le souligne Patrick Viveret, une relecture de sa propre œuvre par Gorz, « à la lumière de cet amour ». Le livre est publié en octobre 2006. Un an plus tard, le 22 septembre 2006, le couple exécutera ce que la Lettre à D. laissait entendre : « Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre ». Serge Lafaurie salue « ce couple qui allait réussir cette chose très rare de donner à leur sortie de vie, main dans la main, le caractère non pas d’un naufrage mais d’une arrivée à bon port ».

 

Sortir du capitalisme : des débats passionnés

Il n’y a pas de voix discordante sur la personne d’André Gorz, un homme discret et modeste, d’une grande gentillesse. En revanche, ses analyses et ses propositions soulèvent encore aujourd’hui des débats passionnés. Tous les contributeurs sont d’accord avec Alain Touraine lorsqu’il affirme que son ami fut « l’un des principaux penseurs de notre temps, l’un des plus féconds et dont les idées continueront longtemps à inspirer notre réflexion intellectuelle comme nos choix politiques ». Mais au-delà de ce consensus sur l’intelligence de Gorz, sa puissance de réflexion et sa rigueur morale, les divergences sur ses positions politiques sont nombreuses. Le riche héritage gorzien partage les intellectuels de gauche selon de multiples lignes de fracture, certains de ses amis considérant par exemple que dans ses écrits la partie « critique du capitalisme » était toujours « dévastatrice et enthousiasmante », mais qu’ensuite on basculait dans l’utopie.

 

Se libérer du travail ou par le travail ?

Pour adhérer au projet de Gorz de « désaliéner le travail » il faut partager sa vision du travail. Les quelques auteurs qui ont été dans ce cas se sont aperçus de leur erreur, comme le montre bien Dominique Méda : il est faux de croire que le travail est seulement un facteur d’aliénation. Robert Castel va plus loin, et se demande si l’on doit, pour sortir du capitalisme, se libérer du travail ou par le travail. D’autant que se multiplient de nouvelles formes de travail mobilisant toujours plus de connaissance et de créativité, qui ne peuvent se développer que dans un climat de relative liberté sans rapport avec les organisations tayloriennes et fordistes. On voit dans Écologica (2008) que Gorz en avait conscience, à la fin de sa vie.

 

Un pionnier de l’écologie politique

André Gorz fut un pionnier de l’écologie politique. Il avait compris la double crise de notre époque, écologique et financière, et travaillé sur les thèses d’Ivan Illich, qu’il a fait connaître en France, les traduisant et les publiant dans L’Observateur dès 1970. Invité au Centre Interculturel de Documentation (CIDOC) créé par Illich à Cuernavaca, son séjour au Mexique fut fructueux. Jean-Pierre Dupuy, un habitué du CIDOC, compare l’influence d’Illich sur la pensée de Gorz à celle de Sartre.

 

Le problématique revenu universel

André Gorz est souvent cité dans les débats sur le « revenu de base » ou « revenu universel » qui agitent la scène politico-médiatique depuis la campagne pour l’élection présidentielle de 2017. Au départ opposé à cette idée, il avait fini par s’y rallier sous certaines conditions, notamment que ce revenu permette effectivement à tout individu de vivre dignement sans avoir à « vendre sa force de travail ». Une position cohérente pour un philosophe qui a renouvelé la théorie marxiste de l’aliénation et toujours pourfendu le travail aliéné. Mais tous les calculs montrent qu’aucun pays n’a la capacité financière de donner sans condition l’équivalent d’un salaire minimum à chacun de ses habitants, et il faut bien, par ailleurs, effectuer les tâches indispensables à la vie de tous. Difficile d’y parvenir sans une dose de contrainte. Gorz répond à la difficulté du financement par la solution de la « alternative » : « Le revenu d’existence, quand il sera introduit, sera une monnaie différente de celle que nous utilisons aujourd’hui ». Ce qui ouvre un autre débat.

 

On trouve ainsi dans l’œuvre de Gorz de multiples pistes « pour sortir du capitalisme », qu’il faut explorer mais qui n’ont rien d’autoroutes rectilignes. C’est cette admirable capacité à stimuler la réflexion, à proposer des voies innovantes, qui inspire un grand respect à tous les contributeurs au Moment Gorz, même lorsqu’ils prennent leurs distances avec tel ou tel aspect de la pensée gorzienne. Nous conclurons avec Alain Lipietz, qui exprime sa reconnaissance à André Gorz d’avoir instauré entre les chercheurs et les militants « une disputatio ininterrompue, interminable », féconde et stimulante intellectuellement, et jamais ennuyeuse

 

Le livre contient également un DVD d’un long entretien avec André Gorz sur l’avenir du travail.