Un portrait historique de l’homme d’acier par le plus grand spécialiste russe de la question.

Pour le centenaire de la Révolution russe, les éditions Belin ont tenté un pari osé en proposant une traduction de l’ouvrage rédigé en anglais par Oleg Khlevniuk. Ce dernier, peu, voire inconnu, du grand public francophone est  tout simplement qualifié de « plus éminent spécialiste russe du stalinisme » par l’historien Nicolas Werth   . Écrite dans un style limpide et s’appuyant sur une quantité de sources impressionnante, la biographie s’avère passionnante. Oleg Khlevniukexpose avec humilité une histoire globale d’un dictateur qui a déchiré les historiens et s’avère moins bien connu qu’on ne pourrait le croire.

 

Un pouvoir sans partage

La pratique du pouvoir stalinien constitue le cœur du travail présenté. Iosif Djougachvili régna sans partage sur l’URSS de la fin des années 1920 à sa mort. Il faut donc oublier toute idée d’un dictateur faible car aucun homme à l’intérieur du pays ne put s’opposer à Staline sans en subir les conséquences. La Terreur qui suivit le meurtre de Kirov est déjà bien connue mais Oleg Khlevniuk insiste sur le fait que Staline n’avait pas commandité cette exécution, bien qu’il s’en servit habilement pour éliminer Kamenev et Zinoviev. La Grande Terreur, oscillant entre l’élimination d’officiers comme Toukhatchevski, les procès culminant avec celui de Boukharine ou les « suicidés » tel Ordjonikidze, témoigne de la radicalité de Staline.

Tout au long de l’ouvrage, le lecteur découvre également l’aptitude remarquable du Géorgien à monter les clans les uns contre les autres pour en tirer le plus grand profit. Il sut ainsi réorganiser, en 1922, le Politburo en tant que secrétaire général du Comité central pour conquérir un maximum de partisans. Dès 1926, il se rapprocha de Rykov et de Boukharine pour se débarrasser de Trotski, Kamenev et Zinoviev, alors que durant les années 1950 il promut Khrouchtchev et Boulganine pour contrer l’influence grandissante de Beria et Malenkov, tout en évinçant Molotov et Mikoïan apparaissant comme ses héritiers légitimes.

Sur trois décennies, Oleg Khlevniukreprésente Staline comme un impitoyable stratège politique.

 

Un chef contre son peuple

Les pages décrivant les funérailles et la mise à disposition du cercueil à la population sont pour leurs parts édifiantes. Le 6 mars 1953, le peuple put venir rendre un dernier hommage à celui qui lui avait fait vivre ses pires heures. La mauvaise organisation et le désordre de la foule provoquèrent la mort d’une centaine de personnes. On ne peut alors que suivre l’auteur qui se demande ce qui poussa les gens à venir alors qu’ils auraient dû être soulagés de cette perte   .

Le biographe met en exergue à la fois le conservatisme de Staline, incapable de mener les réformes nécessaires pour son peuple, et son désastreux bilan économique. Si pour la famine de 1932-1933, Oleg Khlevniukn’emploie pas le terme d’Holodomor en Ukraine, il n’hésite pas en revanche à utiliser l’expression « famine de Staline »   car ce dernier apparaît comme le principal responsable. La torture de paysans pour qu’ils révèlent leur cachette, le déchaînement de violences en 1937-1938, le maintien d’un système répressif durant la guerre et la mise en place d’une campagne antisémite à la fin de sa vie ne sont que quelques épisodes témoignant de la brutalité du pouvoir stalinien au quotidien.

Tout cela fut soigneusement masqué par une propagande quotidienne quadrillant toutes les facettes de la société soviétique. Sur ce point, on appréciera plus particulièrement la lecture du passage sur la façon dont Staline minimisa les pertes soviétiques de la Seconde Guerre mondiale (qui ne fut en rien la Grande Guerre patriotique), dans la mesure où, selon lui, elles n’auraient été que de 7 millions   . Au lendemain des capitulations, le généralissime n’hésita pas à exploiter également l’exemple de Koutouzov en 1812 pour justifier la retraite soigneusement planifiée et exécutée en 1940 face aux troupes allemandes, stratégie qui aurait permis de limiter les pertes et préparer la contre-offensive victorieuse. Oleg Khlevniuklève alors le voile sur le fossé séparant la réalité de la propagande.

 

Staline intime

Bien qu’indispensables, les aspects personnels constituent souvent les éléments les moins intéressants dans une biographie. L’historien russe s’y livre ici de façon originale. À chaque fin de chapitre, il présente les derniers jours de Iosif Djougachvili en s’attardant sur un élément typique de son caractère. Par exemple, le service de sécurité, composé de 355 personnes, hésita longuement à entrer dans les appartements malgré l’absence de bruit le soir du 1er mars 1953. L’auteur revient alors sur la paranoïa de Staline et l’obnubilation portée à sa sécurité. Sa vie conjugale avec Ekaterina et surtout Nadejdaest brièvement évoquée, tout comme ses rapports avec ses trois enfants, que l’on retrouve aussi dans les quelques photos proposées. On y apprend également ses goûts en termes de lecture portées sur Marx et Lénine, tout comme son appétence pour les comédies musicales, pour un Géorgien qui n’apprit le russe qu’à l’âge de 9-10 ans.

 

Un véritable travail d’historien

La biographie apparaît à la fois comme le genre historique préféré du grand public français et trop souvent un style insipide éloigné des canons de l’Histoire. Or, l’ouvrage s’illustre d’abord et avant tout comme un véritable travail d’histoire. Dès l’introduction, l’auteur présente ainsi les nombreuses sources utilisées et explique que les biographes de Staline en Russie ont longtemps été soit des apologistes pour qui les répressions massives étaient menées par des chefs régionaux sans que Staline n’en ait connaissance car il ne fut qu’un dictateur faible, soit que ces méthodes furent nécessaires pour moderniser le pays   . Oleg Khlevniuk, au-delà de sa parfaite maîtrise des ouvrages parus sur la question, a étudié les discours et écrits de Staline, les rapports émanant des organes gouvernementaux, sa correspondance, les registres d’entrée des visiteurs dans son bureau, puis ses directives. L’auteur utilise donc dès qu’il le peut des preuves historiques pour étayer ses idées comme quand il affirme que Staline savait tout de l’action de Iejov car il le reçut à 290 reprises entre 1937 et 1938, seul Molotov dépassa ce chiffre sur cette période funeste   . Les quelques extraits textuels proposés sont aussi pour certains particulièrement éclairants comme la lettre de Mikhaïl Cholokhov qui décrit une femme et son nourrisson morts de froid dans le Caucase, après avoir été expulsés d’un kolkhoze   .

L’utilisation modérée du récit rend enfin la lecture agréable comme lorsque l’auteur nous raconte la bataille du Koursk   .

 

C’est un véritable coup de cœur que nous avons eu pour cette biographie. Après l’ouvrage de Paul Preston sur la guerre civile espagnole et celui de Sophie Delaporte sur les gueules cassées, la collection Contemporaines de Belin présente un nouvel ouvrage remarquable. Oleg Khlevniuknous évoque un Staline stratège sur le plan politique, calculateur et impitoyable tout en insistant sur la médiocrité de ses réformes économiques dont les effets furent dévastateurs. Certes, l’auteur aurait pu davantage étayer la politique internationale de Staline ; on ne dispose ainsi guère d’éléments sur son positionnement au cours de la guerre froide face à Truman. Toutefois, le recours constant aux sources et la qualité de la traduction montrent que la biographie peut trouver un juste équilibre entre la qualité du récit et la rigueur historique.

Oleg Khlevniuk achève son travail sur la fascination actuelle de la société russe pour son passé stalinien. Cette ignorance de l’histoire lui fait craindre la répétition de ces malheurs au XXIe siècle

 

* Dossier : 1917-2017 : cent ans après la Révolution d'Octobre.