Sophie Delaporte livre une étude sensible et solidement illustrée sur l’expérience de la défiguration depuis la seconde moitié du XIXe siècle.

« La blessure au visage a fait d’eux des êtres hors normes, elle a modifié le cours de leur vie, les obligeant à reconstruire leurs liens dans la sphère intime et, plus largement, avec l’Autre »   . Sophie Delaporte poursuit son travail entamé il y a une vingtaine d’années sur les gueules cassées, mais élargit ici son champ géographique et chronologique. Comme elle le confesse, cet objet, neuf en 1996, ne l’a jamais quitté  

Au-delà d’un solide travail historique, l’ouvrage propose de nombreuses illustrations sur ce sujet sensible. La comparaison de la reconstruction des visages d’Albert Jugon de la Grande Guerre   et de Jason Hare, blessé et mutilé de la guerre d’Afghanistan   pourrait résumer les enjeux du texte, ainsi que les progrès effectués dans la chirurgie faciale en l’espace d’un siècle. À la croisée de l’histoire médicale et militaire, l’auteure s’interroge également sur la monstration de la blessure depuis le milieu du XIXe siècle.

 

Subir

Le corpus archivistique international témoigne de la rigueur scientifique du travail. Si la troisième partie retrace les avancées de la chirurgie faciale depuis la guerre de Sécession, Sophie Delaporte a également cherché à incarner sa thématique. Pour cela, elle dresse dans sa première partie trois portraits de soldats atteints au visage : Albert Jugon blessé le 16 septembre 1914 lors de la bataille de la Marne, Jean Lequertier le 1er avril 1953 à Na San en Indochine et Jason Hare en Afghanistan le 5 novembre 2008. Pour chacun, elle retrace son parcours avant la guerre, sa blessure, ses opérations, sa convalescence et sa reconstruction physique, puis psychologique.

L’atteinte faciale demeure le cœur du livre et les blessures sont décrites avec précision. Nous connaissons tous Albert Jugon, sans forcément le savoir, puisqu’il est le deuxième à gauche de la photographie des cinq gueules cassées présentées lors de la signature du traité de Versailles. Il fut parmi les premiers blessés au visage du conflit avec la perte de l’œil droit, la section de la langue et les deux mâchoires qui furent emportées. Jean Lequertier, quant à lui, mena deux campagnes en Indochine, et fut blessé au visage au cours de la seconde par des éclats de rocher. Il repartit pourtant pour l’Algérie dès novembre 1954 après sa convalescence. Enfin, Jason Hare, soldat des Royal Marines Commando, perdit une jambe, plusieurs doigts et une partie du visage après avoir marché sur une mine en Afghanistan.

Chacune des histoires est restituée dans son contexte. Le calvaire d’Albert Jugon fut, au-delà de la blessure, d’attendre la nuit pour quitter le champ de bataille et de parcourir huit kilomètres jusqu’à une gare où il fut pris en charge. À l’inverse, Jean Lequertier a été soutenu par ses frères d’armes jusqu’au camp et les camarades de Jason Hare ont assuré un garrot à sa jambe pour limiter l’hémorragie et posé des bandeaux sur son visage.

 

Se reconstruire

Comme le dit si bien l’auteure : « notre visage c’est nous-même »   et vivre en un instant l’altération, voire la perte, de celui-ci est en ce sens un événement traumatisant. L’ensemble de l’ouvrage revient donc sur les méthodes mises en place pour la reconstruction des visages au cours des différents conflits. Le nombre considérable de blessés de la face lors de la guerre civile américaine permit les prémices d’une chirurgie maxillo-faciale. Or, ce fut vraiment avec la Grande Guerre qu’elle se développa pleinement, aussi bien aux Etats-Unis, qu’en Grande-Bretagne et en France. La troisième partie se focalise sur cette histoire médicale et retrace les différentes étapes de la construction de cette spécialité.

Au-delà de cet historique médical, Sophie Delaporte privilégie le point de vue du blessé sur celui du soignant   et cherche à comprendre la perception des modifications de l’apparence. Le processus de reconstruction fut d’ailleurs très différent pour chacun des trois hommes. Pour Jason Hare, sa famille et la découverte de l’équitation ont joué un rôle majeur dans sa reconstruction. La pratique de ce sport lui a permis de redécouvrir une forme de déplacement, même s’il remarcha six mois après la blessure grâce à une prothèse. Albert Jugon vécut en revanche assez mal le fait d’attendre parfois jusqu’à trois mois pour subir une intervention. « Curiosité médicale » pour des chirurgiens qui s’estimaient ravis de travailler sur son cas, ce fut sa correspondance avec son frère aîné, engagé dans le conflit, qui lui permit de garder le moral. Son frère cadet laissa d’ailleurs sa vie sur le champ de bataille. Jean Lequertier fut mieux suivi car d’une part la science avait progressé, et d’autre part les blessés étaient moins nombreux que durant la Grande Guerre. Enfin, Albert Jugon et Jason Hare ont joué un rôle auprès d’autres blessés et vétérans : le premier en devenant infirmier au Val de Grâce, le second en leur faisant partager sa passion pour l’équitation.

 

Montrer

Tout au long de l’ouvrage, l’auteure réfléchit sur le fait de montrer l’horreur ou non. Les très nombreux clichés constituent l’un des grands attraits du livre, mais le lecteur comprend que ce fut un sujet de débat avec l’éditeur, comme l’explique Stéphane Audoin-Rouzeau dans sa préface   . Il est vrai que les clichés s’avèrent particulièrement frappants, en particulier ceux issus des fonds privés des trois soldats abordés dans la première partie. Dès les années 1850, les clichés accompagnaient souvent les dossiers médicaux. Les corps blessés furent alors davantage montrés, comme au musée de Washington à partir de 1862. Ce souci de collecte et de diffusion se poursuivit durant les deux guerres mondiales, même si les dossiers furent anonymes. À partir des guerres de Corée et du Vietnam, ces blessures n’étaient visibles que dans les revues spécialisées. Puis, les images de l’atteinte se raréfièrent encore avec les conflits des années 2000. Pour Sophie Delaporte, cette évolution témoigne d’une profonde mutation des seuils de sensibilité   alors que les atteintes faciales représentent désormais 30% des blessés contre 6 à 7% au milieu du XIXe siècle. Elle souligne d’ailleurs cet étrange paradoxe par lequel il reste difficile aujourd’hui de montrer les étapes d’une reconstruction du visage, comme elle l’a fait avec les trois acteurs de sa première partie, alors que les images violentes et difficilement soutenables se répandent sur les réseaux sociaux.

 

Sophie Delaporte poursuit ici son histoire du corps guerrier et de l’atteinte. Son étude recèle au moins deux atouts : la proposition d’une chronologie de l’histoire de la chirurgie maxillo-faciale à travers les grands conflits mondiaux depuis 1860 et elle parvient à incarner sa thématique à travers plusieurs exemples précis au-delà des trois soldats abordés en première partie. Comment comprendre la défiguration sans la voir ? L’auteure a fait le choix de la montrer et encore une fois les cinq photographies du visage de Jason Hare   s’avèrent certes repoussantes au premier abord mais permettent, mieux que tout discours, de décrire les progrès réalisés par la médecine du visage.

Il reste difficile de trouver la moindre faiblesse à cet ouvrage puisque l’auteure travaille sur cette question depuis deux décennies et trouve ici l’équilibre approprié entre une histoire médicale, parfois complexe, et la capacité à faire comprendre concrètement au lecteur l’expérience de la défiguration.